11/10/2014
Guerre des mots avec les terroristes
Ne pas nommer les choses, c’est ajouter à la misère du monde, disait en substance Albert Camus.
On nomme beaucoup de nos jours, c’est d’ailleurs l’une des origines de l’abus de mots anglais dans notre langue.
Les entreprises ont depuis plusieurs années pris la manie de nommer leurs projets d’acronymes si possible prononçables, souvent des noms féminins, allez savoir pourquoi… Même les projets de réorganisation, de redéploiement et de diminution de coût reçoivent un nom (Altitude 7500…).
Les constructeurs automobiles et les marques de luxe sont en première ligne : non seulement les modèles de voiture sont baptisés mais aussi les versions de chaque modèle (exemple bien connu : la Mégane – Scénic…), ce qui pose des problèmes permanents de « propriété » car il est devenu très difficile de déposer à l’INPI des mots agréables (prononçables), positifs et pertinents…
En fait, j’aurais dû évoquer en premier lieu les noms de baptême : la première chose que l’on fait à la naissance, en même temps que l’on attend le premier cri, c’est de donner à voix haute le prénom de l’enfant (et de vérifier que le médecin l’écrit correctement ; le prénom de ma fille a failli s’écrire Ellen à l’état-civil, à cause d’un médecin franglophone ou snob, ce qui est souvent la même chose).
Bref, nommer les êtres, les choses, les concepts, c’est fondamental, c’est une reconnaissance.
C’est dire que, dans la géopolitique et la diplomatie, désigner par un nom un État ou une organisation n’est pas sans conséquence. Les mots sont aussi des balles, puisque les batailles se gagnent souvent dans la communication.
En octobre 2014, l’actualité, c’est la barbarie en Irak et en Syrie. Il n’est donc pas anodin de nommer de telle ou telle façon le groupe armé qui perpètre ces exactions.
N’étant pas spécialiste, je reproduis ci-dessous de larges extraits de l’article paru dans Marianne.net, fautes d’orthographe et d’accord mises à part :
http://www.marianne.net/Fabius-lance-la-guerre-des-mots_a...
le 15 septembre 2014, sous le titre « Fabius lance la guerre des mots ».
« C’est une guerre des mots qu’a engagée Laurent Fabius avec le prétendu État islamique. Refusant de reconnaître l’organisation comme un État et encore moins d’assimiler l’islam dans son ensemble au terrorisme, le ministre des Affaires étrangères lui a préféré l’appellation des « égorgeurs de Daech » (NDLR : l’article indique « prononcez Dache ». Je me demande bien pourquoi. La tendance pour les mots étrangers importés dans le français est de faire concorder graphie et prononciation et de les écrire à la française. Cf. dans un billet précédent, sur la réforme de l’orthographe, l’exemple de « ponch »)…
… À l’Assemblée nationale, Laurent Fabius s’était expliqué sur cette rectification sémantique : « Le groupe terroriste dont il s'agit n'est pas un État. Il voudrait l'être, il ne l'est pas, et c'est lui faire un cadeau que de l'appeler “État”. De la même façon, je recommande de ne pas utiliser l'expression “État islamique” car cela occasionne une confusion entre l'islam, l'islamisme et les musulmans. Il s'agit de ce que les Arabes appellent “Daech”… ».
Le ministre tente ainsi de donner un écho aux consignes du Conseil français du culte musulman… et suit, en substance, le raisonnement du président américain qui avait dit… : « ISIL (Islamic state of Iraq and the Levant) n'est pas islamique. Aucune religion ne cautionne le meurtre d'innocents et la majorité des victimes de l'ISIL sont des musulmans. ISIL n'est certainement pas un État. Il était auparavant la branche d'Al-Qaïda en Irak ».
Si donner une résonance aux ambitions affichées d'un groupe terroriste pose question, l'appellation Daech est loin de faire l'unanimité parmi les experts arabisants.
L’historien arabisant Pieter Van Ostayen explique que l’acronyme Daech (Dawlat islamiya fi 'iraq wa sham) signifie l’État Islamique en Irak et au levant, soit le même sens que celui que Laurent Fabius n'accepte pas (NDLR : mais avec la nuance qu’il n’évoque rien aux Français qui l’entendent, contrairement à État islamique !) et qu’il est le plus souvent utilisé par les opposants au groupe terroriste. Car, en arabe, Daech n’existe pas mais peut faire référence à un verbe arabe qui signifie « piétiner » ou « écraser ».
Selon le chercheur Romain Caillet, « l'acronyme Daech est un terme impropre et péjoratif, utilisé par ses opposants. L'expression a été popularisée par le média Al Arabya. La chaîne qatarie Al Jazeera n'utilise d'ailleurs plus ce terme. Si, en langue arabe, il peut y avoir une légitimité à l'employer, son utilisation en français est clairement idéologique ».
A contrario Myriam Benraad, politologue spécialiste de l’Irak, a déclaré à Slate en juin 2014 : « Le terme "Da'ech" n'est pas péjoratif en soi ; il l'est devenu en raison du contenu qu'on lui associe : les exactions, les exécutions, les offensives, etc. Si les partisans de l'EIIL n'utilisent pas ce terme, c'est qu'ils sont dans une logique de pureté de la langue. Leurs communiqués sont écrits dans un arabe parfait et donc choisi et sans fautes, ce qui leur permet d'affirmer leur identité et de recruter plus. Ils n'utilisent donc pas cet acronyme ».
Ce sont les islamistes eux-mêmes qui ont simplifié leur dénomination, après la proclamation d’un « califat » le 29 juin 2014, décrétant qu’il fallait désormais les appeler « l’État islamique », comme pour mieux préciser leurs ambitions.
Le débat porte en fait sur la légitimité de la dénomination des organisations terroristes. Faut-il s’en remettre aux noms choisis par les organisations elles-mêmes (Action directe est le nom par lequel l’organisation armée revendiquait ses attentats), aux appellations qui s’imposent dans leur région d’origine (Boko Haram est en fait un « surnom » donné à un groupe terroriste par les habitants du Nigéria dans une langue haoussa parlée en Afrique de l’Ouest) ou aux États qui les combattent (Al-Qaïda est le nom donné par les États-Unis à la mouvance terroriste qui était sous l’autorité d’Oussama Ben Laden – NDLR : que Jacques Chirac appelait Bin Laden… –. Son appellation d’origine était Al-Qaida Al-Jihad, « la base de la guerre sainte ». Ben Laden envisageait d’ailleurs de changer le nom de son organisation, au prétexte que la notion de Jihad ne s’était pas imposée ?
… Laurent Fabius semble avoir perdu cette première bataille, tant il est vrai que le groupe terroriste a déjà imposé... sa « marque ».
C’est un phénomène général : aujourd’hui, les mots nouveaux se répandent très rapidement, via les médias ou via la publicité, la plupart du temps sans qu’il y ait la moindre réflexion sur leur pertinence et leur cohérence avec la langue d’accueil (le français). Et il est extrêmement difficile de rattraper un coup manqué, à savoir de remplacer un mot inadéquat par un autre, une fois qu’il a été répandu. Voir les difficultés du mot « courriel » face à mail (sauf au Québec, comme d’habitude) et, par conséquence, le rocher de Sisyphe des Commissions de terminologie.
08:00 Publié dans Vocabulaire, néologismes, langues minoritaires | Lien permanent | Commentaires (0)
10/10/2014
Trop Nobel pour être honnête
Quand J.-M. G. Le Clézio s’est vu décerner le prix Nobel de littérature, il y a quelques années, j’ai manifesté mon enthousiasme auprès de l’Italien, homme de culture à qui j’avais fait découvrir les magnifiques mémoires d’Élias Canetti, autre prix Nobel. N’ayant rien lu de Le Clézio et étant simplement intrigué par ce prénom à rallonge, je réagissais par pur chauvinisme. En plus, le lauréat, comme Marguerite Yourcenar, vivait à l’étranger (elle aux États-Unis, lui au Mexique)… L'Italien m’a refroidi d’un « Peuh ! littérature de gare… » qui m’a laissé pantois.
Hier soir, rebelote avec le Nobel de Patrick Modiano et là, coup de chance, j’ai lu deux de ses livres « Rue des boutiques obscures » (prix Goncourt 1978) et « Dimanches d’août » (1986) ou, plus exactement, je me suis rarement autant ennuyé qu’en lisant ces deux livres ; j’avais d’ailleurs acheté le second en ayant oublié que l’auteur m’avait déjà fait perdre quelques heures avec ses histoires lancinantes de quête sans issue autour d’un nom ou d’une adresse, « un Simenon dont on ne connaîtrait jamais le fin mot », comme il a été dit dans les commentaires.
Bien sûr, il y avait eu dans ma propre histoire de lecteur un léger blocage au milieu de Madame Bovary… mais depuis que Fabrice Lucchini et Jean d’Ormesson professent, indépendamment, que Flaubert est l’un des très grands de notre littérature, je m’étais promis de me racheter en relisant Madame Bovary depuis le début et en le terminant…
Bien sûr, il y avait eu « Femmes » de Philippe Sollers, qui malgré les promesses de son titre, m’avait vu craquer au bout de cent pages, à la vaine recherche de la moindre ponctuation…
Mais, à part ces deux-là, jamais aucun livre ne m’avait rebuté au point des opus de Patrick Modiano, même pas « La langue maternelle » de Vassilis Alexakis qui pourtant n’est pas passionnant…
Et ce type a cumulé les prix littéraires ! C’est à croire que je suis à côté de la plaque côté littérature. Le Nobel ? mais moi, je l’aurais donné deux fois chacun à Jean Giono, à Romain Gary, à Laurence Durrell, à Albert Cohen, pas à Modiano !
Quand on regarde la liste des lauréats (quinze sont français à ce jour), on se rassure (de dépit !) : à part Albert Camus, hors concours pour moi, et Jean-Paul Sartre, Henri Bergson, Anatole France et François Mauriac peut-être, aucun grand romancier, de ceux qu’on lit et relit en France de nos jours, n’a été primé. L’Académie royale de Suède a raté Marcel Proust, le plus grand de tous, c’est dire...
D’aucuns diront que le fonctionnement de ces machins à distinction est tout sauf clair et qu’il faut n’y accorder aucune attention. Sans doute…
Et qu’en pense la médiasphère ?
Ce matin, les commentateurs s’esbaudissaient de ce que le lauréat était un taiseux, ne terminait jamais ses phrases et n’avait pas d’adresse de mél. Piètre apologie. Bernard Pivot qui en connaît bien plus que moi sur la littérature, est un admirateur de la première heure…
Moi, j’ai surtout noté que, interrogé par France Inter, le récipiendaire a su dire trois phrases assez quelconques, parmi lesquelles figurait deux fois le mot « en fait ». Ce qui confortera ICB dans son irritation envers ce tic de langage très répandu.
10:13 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (2)
09/10/2014
Vous reprendrez bien un peu de Paul Reboux (III) : la narration
Le duo infernal hommes politiques – conseillers en communication, toujours à la recherche d’améliorations sur la forme du discours, à défaut du fond, a importé lors de l’élection présidentielle de 2007, une approche américaine (évidemment…) nommée story-telling, sans s’apercevoir que cela pouvait être interprété (avec un peu de malice) comme « raconter des histoires », avec tout ce que cela dit de la manipulation, volontaire ou non. Il s’agit donc pour eux de nous raconter des histoires, plutôt que d’avoir un programme et de s’y tenir s’il rencontre une majorité.
Mais nous aussi, nous pouvons avoir à en raconter : histoires drôles de fin de repas, histoires inventées pour nos enfants le soir, anecdotes racontées dans le train ou le métro, nouvelles ou romans à compte d’auteur pour les plus littéraires d’entre nous….
Comment donc conter, c’est-à-dire raconter des histoires ?
Voici donc ce qu’en dit l’inénarrable (!) Paul Reboux.
1. Dès le début, ménager l’effet de surprise du dénouement ;
2. Ne pas enchevêtrer deux ou trois épisodes ;
3. Ne pas omettre les détails préparatoires indispensables (NDLR : si on les mentionne au cours de la narration, cela embrouille tout) ;
4. Ne pas conter les anecdotes dans les milieux où elles sont déplacées (et il ajoute, pince-sans-rire : ces gaffes-là ne sont supportables qu’au fort de l’été, à cause du froid soudain qu’elles provoquent…) ;
5. Veillez à ce que les histoires soient brèves (voici son exemple : « Jean S. frotte une allumette pour voir s’il y a de l’essence dans le réservoir de son auto. Il y en avait. Jean S. était âgé de vingt-trois ans ») ;
6. Conservez à toute histoire un caractère humain (sentiment vrai, réaction plausible, etc.) ;
7. Étudiez la présentation. Évitez les développements excessifs. Mais la concision ne doit pas transformer l’anecdote en squelette…
08:00 Publié dans Règles du français et de l'écriture | Tags : narration, histoires | Lien permanent | Commentaires (0)