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31/12/2023

"Les irascibles" (Cédric Bru) : critique II

Ce mouvement artistique révolutionnaire fait partie aujourd’hui, pour l’homme de la rue (disons, nous tous), de « l’art contemporain », fourre-tout agrégeant l’expressionnisme abstrait, donc, le cubisme, le fauvisme, le pop art... jusqu’aux créations de Jeff Koon et autres.

Ma rencontre personnelle avec l’expressionnisme abstrait fut involontaire, réjouissant et sans suite : accompagnant une sortie scolaire de lycée motivée par une exposition, je crois, au Grand Palais, je découvris Rothko et ses tableaux minimalistes, uniformes et monochromes. J’en garde l’impression d’une supercherie, d’une vaste blague et aussi d’une interrogation profonde : comment peut-on dépenser de telles sommes pour acquérir ce genre de coloriage d’enfant ?

Ce que l’on va reprocher, en effet, dès le début, à ces artistes, qui ont abandonné le figuratif et le surréalisme, c’est leur travail incompréhensible et leurs tableaux qui ne « représentent » rien. Jusqu’aux noms de baptême : « Number 8, 1949 » ou « Mural » ou « Number 30, 1950 » (connu sous l’autre nom de « Autumn Rhythm »)... Mais eux, ils disaient : « La vraie question n’est pas d’expliquer les tableaux mais de savoir si les idées qu’ils véhiculent ont une signification » (lettre au New York Times, 1943) (page 58). Ils recherchaient « une interaction entre l’artiste, son matériau et la surface plane de son support ». « Désormais ce qui naissait sur la toile n’était plus une image mais un événement » (page 59). « ... La peinture abstraite était abstraite et elle vous confrontait avec vous-même ». « Pour Jackson Pollock, la peinture est un voyage intime dont seule peut-être la psychanalyse est apte à rendre compte. Précisément, le tableau sur lequel il travaille s’inspirera des théories de Carl Jung dont il s’est toujours senti proche. Mais il aspire aussi à convoquer l’esprit chamanique » (page 80). « Associer symboles et hallucinations constituera la voie ultime, l’écho parfait de son divorce intérieur qui ne tranche pas entre la représentation et l’expérience intime » (page 81).

M’étant arrêté, comme beaucoup de gens, en fait de peinture, aux impressionnistes (nuançons : si le musée Picasso d’Antibes m’a laissé de marbre, et même m’a rapidement lassé, je me souviens avoir pris un certain plaisir à contempler les toiles expressionnistes de l'Alte Nationalgalerie de l’Île aux musées à Berlin), je ne chercherai pas ici à argumenter ni même à commenter le « fait artistique » représenté par l’avènement de la nouvelle peinture à New York, juste avant la Seconde Guerre mondiale. Mais cela ne diminue en rien l’intérêt du livre de C. Bru, intérêt tant documentaire qu’historique. Revenons-y donc...

D’ailleurs il n’y a pas que la peinture dans son livre car trois thèmes « sociologiques » le parcourent (est-ce une concession à l’air du temps, celui de 2023 ?) : le chauvinisme (pour ne pas dire le nationalisme) de ces artistes et de leurs soutiens, qui veulent à toutes forces « oublier l’Europe » ; l’effacement des femmes (pour ne pas dire le poids du patriarcat), qui sont cantonnés au rôle d’égérie, de compagne ou de secrétaire de ces peintres déchaînés à réussir (c’est le cas de Lee Krasner, qui est une artiste authentique et qui a mis entre parenthèses sa propre carrière ; ce n’est pas vrai pour Betty Parsons, qui fait la pluie et le beau temps dans sa galerie) ; et enfin la passion sans réciprocité de Sam pour Frank, qui n’apporte rien au récit (mais qui garde la trace de l’homosexualité réelle et assumée du jeune poète).

Cédric Bru développe longuement le « cas Krasner » tout au long du livre ; il qualifie sa conduite de « sapiosexuelle » (dont Wikipedia nous dit ceci : « c’est une préférence sexuelle. Une personne sapiosexuelle est une personne qui est attirée par quelqu'un en fonction de son intelligence et non pas de son apparence physique. L’origine provient d’un mouvement entamé depuis les années 1990, autour de la théorie queer. Le terme a été inventé par un blogueur en 1998 ». Comme on le voit, notre auteur est pris ici en flagrant délit d’anachronisme...) (page 146). Déjà, page 94, il avait qualifié de misogyne l’assertion « Derrière chaque grand homme se cache une femme ».

30/12/2023

"Les irascibles" (C. Bru) : critique I

Les irascibles, c’est le nom de baptême d’un groupe de peintres américains d’avant-garde, dans les années 40, qui font cause commune contre le MET (Metropolitan Museum of Art) de New-York, l’accusant d’écarter systématiquement leurs toiles – celles de l’expressionnisme abstrait – de ses collections et de ses expositions, par conservatisme, voire par anti-modernité. Ces peintres qui révolutionnent la peinture et veulent créer un authentique mouvement culturel purement américain, c’est-à-dire se libérer de l’emprise européenne des Picasso, Duchamp, Mondrian, Kandinsky, Soulages, Matisse, Braque, Bonnard... ont pour nom Pollock, Rothko, De Kooning, Gottlieb, Motherwell, Baziotes, Newman, Still... Ce sont à l’époque des traîne-savates (le succès et les revenus afférents, pour quelques-uns, viendront plus tard – en août 1949 pour Pollock), tentés par les idées progressistes – voire trotskistes – , pas mal imbibés (d’alcool), des individualistes forcenés aux comportements égotistes, et, pour certains, des gens carrément « dérangés ». En fait, artistiquement, ce groupe est hétérogène et les critiques spécialisés distingueront vite des sensibilités et des techniques différentes entre le dripping (Pollock abandonne le pinceau pour des instruments plus communs comme « un bâton, une truelle ou une boîte percée d’où s’échappe une pluie de laque. Parfois même ses doigts seuls ») (page 26), l’automatisme et plusieurs procédés inspirés du surréalisme et de l’art primitif.... Place aux rouleaux, aux éponges de cuisine, aux brosses des peintres en bâtiment, aux peintures achetées dans le commerce...

« Les irascibles », c’est aussi le titre d’un livre très agréable à lire, du journaliste littéraire Cédric Bru (Le Cherche Midi, 2023). La mise en page est belle, la typographie attrayante, le texte sans coquille ni faute d’accord. Le livre, bien construit et à la plume alerte, mêle l’histoire vraie de quelques-uns de ces géants de la nouvelle peinture (il s’attache surtout à Jackson Pollock et à son épouse Lee Krasner) et l’histoire inventée d’un peintre imaginaire, Sam Kopel, qui n’arrive pas à fixer son style de peinture et qui par ailleurs s’amourache d’un jeune poète rencontré dans un bar. Cédric Bru a reconstitué des situations, des dialogues et des « états d’âme » à partir de faits et de personnages réels.

De ce point de vue, il m’a rappelé deux livres que j’avais appréciés, sur des sujets bien différents mais également à cheval sur la biographie (toujours passionnante dès qu’on met le nez dans la vie d’un personnage), l’histoire des idées, l’histoire culturelle et l’histoire tout court : « Trois explications du monde » de Tom Keye (2000) sur les tentatives de rapprocher les sciences de la psyché et celles de la nature (Freud, Jung, Ferenczi, Bohr, Pauli...) et « Loving Franck » de N. Horan (2007) qui raconte le drame de la vie de l’architecte Franck Lloyd Wright (que beaucoup d’entre nous connaissent de nom, grâce à la magnifique chanson de Paul Simon et Art Garfunkel).

C’est la biographie romancée d’un mouvement artistique. En plus des peintres de l’École de New-York eux-mêmes (et de leurs psychiatres !), on rencontre leur maître à tous, Hans Hofman, les critiques qui font l’opinion, Clement Greenberg et Harold Rosenberg, des galeristes, Peggy Guggenheim et Betty Parsons, et aussi des musiciens comme John Cage ou des poètes comme Frank O’Hara (évoqué plus haut). Au total, toute cette époque est très bien rendue, du moins on s’y croit et même on se prend d’un certain intérêt pour ce mouvement artistique révolutionnaire.

18/09/2023

"Confession d'un hétérosexuel dépassé" (Frédéric Beigbeder) : critique II

En juin 2021, juste après la fin du confinement, il est sur scène pour « beugler les passages les plus nihilistes de ses livres » et s’échappe ensuite vers Carcassonne pour essayer de surmonter la fin de l’enfermement en s’isolant à l’abbaye Saint Marie de Lagrasse. En passant notons qu’il ne résiste jamais au plaisir d’un calembour : « Les chanoines blancs de Lagrasse vivent dans une faute d’orthographe : pourquoi ne pas assumer de vivre dans la grâce, en deux mots ? » (page 62). En passant également, retenons cette remarque qu’il a empruntée au sociologue François Dubet : « C’est l’absence de structures, depuis les années 70, qui était responsable de leur mal de vivre. Les inégalités étaient moins douloureuses, les injustices moins pénibles quand la société était tenue par des institutions fortes et des solidarités de classe » (page 62).

Il se rappelle que c’est sa troisième retraite, toujours liée à l’écriture : « Écrire accélère le passage du temps, aide à penser, emmène dans des zones imprévues (…) Écrire, c’est retranscrire une dictée qui vient de plus haut que soi (…) Tout écrivain est habité. On écrit pour s’explorer, apprendre qui l’on est. On écrit pour savoir ce qu’on va écrire (…) Toute ma vie, si j’ai fréquenté des lieux distrayants, c’était pour éviter d’écrire » (page 66). Il raconte brièvement l’histoire de l’abbaye, dont un tiers reste occupé par une librairie proche des éditions Verdier… tiens, c’est justement l’éditeur de Pierre Michon dont je viens de commencer un livre, en parallèle avec ce compte rendu de lecture ! Synchronicité ? Ce n’est pas tout ; plus loin, page 105, F. Beigbeder nous proposera une révision accélérée de l’histoire contemporaine telle qu’on ne nous l’a pas enseignée à l’école : « L’Algérie en 1830 est une conquête militaire qui coûte plus d’argent qu’elle n’en rapporte. C’est aussi, comme le dit Mathieu Belezi, une histoire folle, démesurée, ignoble ». Tiens, c’est justement le dernier livre de Mathieu Belezi, « Attaquer la terre et le soleil » que je viens de terminer… Synchronicité ?

Ce chapitre « Le refuge » est le meilleur du livre, c’est un beau témoignage de reconnaissance envers ces moines qui l’ont accueilli et accompagné, une défense et illustration du catholicisme qui a baigné son enfance. Voici sa chute : « À présent que je suis de nouveau noyé dans le tumulte, au fond de mon maelstrom contemporain, de nouveau étourdi et cerné, je me souviens que, quelques part den Languedoc, des hommes en robe blanche continuent chaque jour de chanter sous une nef gothique les mêmes hymnes immatériels, pour les siècles des siècles. Penser à ces hommes agenouillés m’aide à tenir debout » (page 85).

Le monastère n’a pas suffi à sa rédemption ; il enchaîne avec un stage à Fréjus au Régiment d’infanterie de marine, dont la narration lui donne l’occasion d’une amusante mise en perspective avec le Festival de Cannes dont il s’échappe. C’est vraiment à se demander, à lire son soulagement de retrouver un cadre structuré (l’armée), pourquoi donc il retombe périodiquement dans ces milieux superficiels et « déjantés », pour rechercher ensuite une ascèse, un enfermement… S’en suit un long paragraphe sur la colonisation, « à la fois un crime imprescriptible et une source inépuisable d’inspiration littéraire » (page 109).

Le dernier chapitre est consacré à « Un désir effrayant ». Il est censé décrire – et confirmer ce que clament à l’envi les féministes les plus radicales – ce qui serait l’obsession et la souffrance permanente des hétérosexuels comme lui : le sexe. Curieuse autoflagellation et hâtive généralisation : « Si les femmes pouvaient lire dans nos pensées, elles seraient terrorisées (…) La pornographie qui occupe notre cerveau est inconcevable, illimitée, c’est une orgie sadienne » (page 129), « Le désir masculin parle d’amour surtout pour le faire » (page 138) ! Un grand délire.

De fil en aiguille (si j’ose écrire), F. Beigbeder dézingue Annie Ernaux, récent et improbable Prix Nobel de littérature : « (Elle) a réussi à fabriquer une œuvre à la fois creuse et plate. Les physiciens s’interrogent encore sur la possibilité d’un tel artefact » (page 134). Et on retombe dans le people…, pour partir vers autre chose subitement : une défense appuyée de l’hétérosexualité, avec tous les détails nécessaires ; là on ne rigole plus, l’ironie du début de chapitre est rangée au vestiaire (si l’on peut dire) ; ce livre est décidément un bric-à-brac mais sérieux. Il y a de belles pages dans ce dernier chapitre mais quel foutoir, le coq et l’âne à tour de rôle ! Et pour conclure : « Il n’existe donc aucun moyen de résister à notre fuite en avant vers un précipice béant. Il me reste à vous remercier de votre attention en vous souhaitant, à toutes et à tous, une agréable apocalypse » (page 164).

Comme toujours, mais ce n’est que le deuxième ouvrage de F. Beigbeder que je lis, l’attrait du livre tient à sa variété de sujets, à son rythme, à ses références fréquentes à des gens ou des œuvres connus (en littérature ou au cinéma), à son sens de l’humour et de l’autodérision, tandis qu’on se lasse à force, de cette confusion des genres, de ce dandysme, de cette désinvolture, de cette superficialité, de ces enfantillages parfois, du relâchement linguistique de certains passages (langage de corps de garde, vocabulaire de chambrée…),  de la quasi-invraisemblance des errements de son auteur. Des sujets graves presque traités à la rigolade, pourquoi pas, mais pas trop tout de même ! Ni roman ni souvenirs ni reportage ni essai ni traité ni témoignage… c’est un peu du Paris Match rédigé et allongé. Ce n’est pas vraiment un livre, c’est une sorte de compilation d’articles de presse très longs. Frédéric Beigbeder pourra-t-il récidiver avec le même cocktail ? Il a raconté sa vie en long et en large, semble-t-il ; la ficelle est maintenant usée.

Verdict : ça se lit…