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29/10/2014

Écrivains contemporains et langue française (IVbis)

Je ne parlerai pas de notre orthographe, malheureusement fixée, en toute ignorance et absurdité, par les pédants du XVIIè siècle, et qui n’a pas laissé depuis lors de désespérer l’étranger et de vicier la prononciation d’une quantité de nos mots. Sa bizarrerie en a fait un moyen d’épreuve sociale : celui qui écrit comme il prononce est, en France, considéré inférieur à celui qui écrit comme on ne prononce pas.

Notre syntaxe est des plus rigides. Elle s’égale, quant à la rigueur des conventions, à notre prosodie classique. Il est remarquable qu’un peuple dont l’esprit passe pour excessivement libre et logique se soit astreint dans son parler à des contraintes dont beaucoup sont inexplicables. Peut-être les Français ont-ils senti qu’il existe une liberté d’ordre supérieur qui se révèle et s’acquiert par le détour des gênes, même tout inutile.

 

Quoiqu’il en soit notre langue, rebelle aux formations des mots composés, aux facilités d’accord, au placement arbitraire des mots dans la phrase, et se contentant volontiers d’un vocabulaire assez restreint, est justement fameuse pour la clarté de sa structure qui, jointe à un goût fréquent chez nous des définitions et des précisions abstraites, fit concevoir et réaliser tant des chefs d’œuvre d’organisation verbale – des pages d’une perfection d’architecture telle qu’elles semblent exister et s’imposer indépendamment de leur sens, des images ou des idées qu’elles portent, et même de leurs vertus sonores ; comparables qu’elles sont, sous ce jour, à ces pièces de savante musique dont le thème est peu de chose, et le plaisir immédiat qu’elles donnent à l’oreille presque négligeable, au prix de la sensation intellectuelle qu’on en reçoit et de la jouissance supérieure de comprendre cette même sensation.

Je viens de considérer dans nos lettres en ce qu’elles ont de proprement français, une œuvre dérivée de la grande œuvre collective que constitue notre langue. Une littérature d’ailleurs (et je n’en sépare pas ce qu’on nomme philosophie) n’est et ne peut être qu’une exploitation de quelques-unes des propriétés d’un langage. Un Français qui écrit trouve dans le nôtre des ressources et des lacunes, des facilités, et surtout des rigueurs qui se feront sentir plus ou moins nettement dans son ouvrage. Notre langue s’oppose très souvent à une expression immédiate de la pensée, et nous oblige à une élaboration plus pénible, sans doute, et plus intime, de nos intentions ou impulsions qu’il n’est nécessaire en d’autres nations. Mais les constructions qui en résultent, et qui n’ont pu être menées à bien que par un concours de conditions antagonistes, et qui exigent autant de science, de lucidité et de volonté soutenue que d’invention, donnent assez souvent l’impression d’un accord admirable entre la vie et la durée, la lumière et la matière, la « forme » et le « fond ». »

28/10/2014

Écrivains contemporains et langue française (IV)

Vous allez me dire : « un gars disparu à la fin de la Deuxième guerre mondiale, n’est pas vraiment notre contemporain ! ». Bien sûr, vous avez raison. Mais outre le fait que j’ai sous le coude un texte de lui qui cadre parfaitement avec le thème de ma série de billets sur les écrivains, ce gars-là est une « pointure », un penseur hors pair, un visionnaire qui a impressionné André Gide par sa puissance de réflexion.

 

Ambroise Paul Toussaint Jules Valéry, dit Paul Valéry, est un écrivain, poète et philosophefrançais, né à Sète (Hérault) le 30 octobre1871 et mort à Paris le 20 juillet1945.

Poète influencé par Stéphane Mallarmé, il privilégia la forme, le sens étant laissé à l’appréciation du lecteur (!). Il fréquenta Pierre Louÿs et André Gide, et fut ami de la fille de Berthe Morisot et d’Édouard Manet.

Ses réflexions sur le devenir de la civilisation et sa vive curiosité intellectuelle en ont fait un interlocuteur de Raymond Poincaré, Louis de Broglie, Henri Bergson et Albert Einstein (source : Wikipedia).

 

Dans « Regards sur le monde actuel », 1931, voici ce qu’il dit de la langue française :

« Le premier fruit intellectuel d’un peuple est son langage…

Ce langage est formation statistique, qui serait assez variable, et le serait parfois très rapidement, si cette mobilité et si les différenciations locales anonymes pouvaient se développer anarchiquement et altérer sans obstacles le son et le sens des mots, ainsi que la syntaxe.

Mais ce travail incessant se trouve plus ou moins contrarié par des volontés ou des sensibilités qui s’opposent à la moyenne, et dont la puissance s’impose à celle du nombre, qu’elle appartienne à des individus ou à des institutions, ou même à des agglomérations dans lesquelles le commerce des idées est particulièrement intense. Ici, comme en économie, plus les échanges sont actifs, plus il importe que les conventions, les poids, mesures et monnaies soient stables et bien définis.

 

En France, à diverses époques, et concurremment avec l’action des œuvres des écrivains, le langage a été fixé ou modifié consciemment en quelque mesure, tantôt par la Cour, tantôt par l’Académie, tantôt par l’enseignement d’État ; et enfin (et comme tant d’autres choses françaises), par l’action de Paris, et par la concentration à Paris de la production et de la publication des idées.

NDLR : jusqu'ici, vous avez compris ?

La langue évolue n’importe comment, aléatoirement, et ça bousille tout sur son passage, sauf s’il y a des garde-fous et des surveillants. Et en France, c’est le cas depuis François 1er.

 

Toutes ces influences se sont exercées dans le sens d’un tempérament réciproque des facteurs hétérogènes dont j’ai parlé. Il en est résulté quelques caractères spécifiques du français qui le distinguent assez profondément des autres langues occidentales.

 

Le français bien parlé ne chante pas. C’est un discours de registre peu étendu ; une parole presque plane. Nos consonnes sont toutes remarquablement adoucies. Quant à nos voyelles, elles sont plus nombreuses et plus nuancées que dans les langues latines ou germaniques. L’e muet nous est une ressource particulière en poésie.

NDLR : le meilleur est à venir…

27/10/2014

Écrivains contemporains et langue française (III)

Robert Sabatier, né le 17 août 1923 à Paris et mort le 28 juin 2012 à Boulogne-Billancourt est un écrivain de parents auvergnats mais élevé à Paris. C’est ce qui explique que sa saga d’Olivier, en huit volumes, raconte l’histoire – autobiographique – d’un petit parisien de Montmartre qui passe ses vacances à Sorgues et à Saint-Chély d’Apcher : Les Allumettes suédoises (1969), Trois sucettes à la menthe (1972), Les Noisettes sauvages (1974), Les Fillettes chantantes (1980), David et Olivier (1986), Olivier et ses amis (1993), Olivier 1940 (2003), Les Trompettes guerrières (2007).

Il a aussi écrit une Histoire de la poésie française en neuf volumes ;

Robert Sabatier fait partie de L'Auvergne des douze dénombrés par Jean-Pierre Leclerc, en compagnie de Blaise Pascal, Chamfort, Jules Vallès, Pierre Teilhard de Chardin, Valéry Larbaud, Jules Romains, Henri Pourrat, Georges Bataille, Alexandre Vialatte, Jean Anglade et Georges Conchon (éditions  Trois Arches, Chatou, 1993).

 

Voici ce que disait de Robert Sabatier l’hebdomadaire Valeurs actuelles le 11 mai 2007 : « Son écriture, dépouillée à l’extrême, son style, percutant à force de simplicité, tiennent lieu de modèle en ces temps de verbiage intempestif ».

Un avis personnel ? Dans les « Allumettes suédoises », Robert Sabatier dresse un catalogue de tous les objets et lieux de son enfance. C’est un témoignage intéressant sur l’ancien temps, c’est documentaire mais interminable… Dans le même esprit, j’avais préféré les mémoires de Louis Bled.

« Les Noisettes sauvages » se passe en Haute-Loire, lors de ses séjours chez ses grands-parents. J’ai préféré. Ensuite je me suis lassé…

 

Un exemple de son style ? Voici un extrait de « Dessin sur un trottoir » (1964) :

« J'imagine que ma grand-mère vit encore. Je prends le train pour Langeac, puis l'autocar cahotant qui me conduit à Saugues. Les pins, les genêts, les sorbiers, les fougères, l'odeur des étables, la charrette de foin qui bouche la route, la puissance des vaches attelées, la manière qu'a le paysan de tenir l'aiguillon qui les guide, entre trois doigts, comme un porte-plume...

Je la rejoins près de la fontaine. Visage de cuir sombre qu'éclairent des yeux bleus. Coiffe simple : tout juste un bonnet serré par un ruban noir qu'une épingle à tête verte a fixé dans les cheveux blancs, aux anses tressées au-dessus des oreilles.

Elle attend son tour pour poser son bidon sur la double barre de fer en regardant les bœufs qui s'abreuvent dans le bassin. Elle prend la température de la journée ».

Ajout du 3 novembre 2014

Dans Marianne du 7 juillet 2012, Guy Konopnicki s’interroge sur l’examen de français du Brevet des collèges ; allant plus loin que le collectif « Sauver les lettres », qui considère qu’il est seulement à peine du niveau de la sixième, il le place au niveau de l’ancien certificat d’études primaires. Il en veut pour preuve les lettres de Poilus de la Grande Guerre qu’il a eu à relire ; « ces ouvriers et paysans, qui avaient quitté l’école à 12 ans, écrivaient un français simple et clair, avec fort peu de fautes de grammaire et d’orthographe. Or nous lisons aujourd’hui, sous la plume de diplômés de l’enseignement supérieur, une effroyable mélasse de vulgarité, d’anglicismes et de locutions préfabriquées ».

Et de saisir l’occasion de louer le français de Robert Sabatier, qui venait de disparaître (Robert, pas son français), lui qui n’avait même pas pu fréquenter le collège, ce qui l’a mené à l’Académie… et qui écrivait « une langue populaire et raffinée, totalement dépourvue de cette vulgarité dont usent les cuistres quand ils prétendent faire parler les gens du peuple ».