08/11/2014
Dialogues d'en France
Cela fait un bout de temps que je vous avais promis un échantillon de la langue parlée dans la France dite « d’en bas », illustrant ainsi ce qui a été dit depuis des lustres par de savants esprits sur la distinction entre langue écrite et langue parlée, entre langue du pouvoir et langue du peuple, etc.
C’était motivée par l’écoute d’une émission de France Inter « Carnets de campagne » courant septembre 2014.
J’avais entendu un reportage sur une « épicerie ambulante » à Bourdeilles (Dordogne), qui me semblait représentative de la langue parlée actuelle.
Las…
Malgré la profusion de séquences à réécouter sur le site de France Inter et sur le site de l’émission elle-même, je n’ai pas été fichu de retrouver cet entretien… j’ai quand même passé une heure et demie à balayer tous les Carnets de campagne de septembre et d’octobre 2014.
En vain ?
Pas tout à fait.
D’abord l’animateur – Philippe Bertrand – s’exprime très bien : ni franglais ni hésitation ni blabla, un pro.
Ensuite les personnes interrogées ne parlent pas si mal que cela, j’avais fait un procès d’intention, tant mieux.
Je ne suis pas revenu bredouille pour autant. Voici quelques formules attrapées par mes hameçons.
« Tout le monde travaille sur la ferme », « nous proposons un lieu de vie sur Bourdeilles ».
« nous produisons… tout ce qui est viande… ».
« être en autonomie au niveau du chauffage, de l’eau… ».
« ils viennent juste visiter la ferme ».
« pourquoi la Foncière se propose de racheter la ferme ? » (au lieu de « se propose-t-elle »).
« Merci, Sylvie…
… Avec plaisir ! » (curieuse façon de prendre congé).
« un label attractif » (au lieu de « attrayant »).
« les produits qu’on amène » (au lieu de « qu’on apporte »).
« ça nous permet de pouvoir… » (au lieu de « ça nous permet de… »).
« Le 6è forum du télétravail du Pays de Murat devient également le forum du coworking et des startups » (sans commentaires).
Ajoutons à cela le « France Télévision replay » et le « France Inter podcast », et on pourra se dire « pas de quoi fouetter un chat » (métaphore à examiner dans le bouquin de M. Fumaroli).
08:00 Publié dans Franglais et incorrections diverses | Lien permanent | Commentaires (0)
07/11/2014
Économie, politique et langue française
Dans le n°915 de Marianne, Régis Debray et Bernard Maris débattent autour de leurs deux livres récents : « L’erreur de calcul » et « Houellebecq économiste ».
Et que lit-on dans cet échange ?
Régis Debray : « … On a atteint le fond de l’indigence. L’appauvrissement de la langue et la décérébration du personnel dirigeant nous affligent chaque jour. On semble tenir pour parfaitement normal qu’un ou une Ministre de la culture n’ait plus de contact avec la littérature ; aux États-Unis, c’est imaginable ; en France, c’est une première » (NDLR : aux États-Unis, il n’y a jamais eu de Ministre de la culture…).
C’est un peu ce que dit F. Lucchini quand on l’interroge sur la situation de la France : « revenons à la littérature » (citation de mémoire).
Régis Debray : « L’appauvrissement culturel et philosophique que vous pointez, tient aussi… à la mise en ménage de l’État avec la communication. Le contrôle de la communication par l’État a été remplacé par le contrôle de l’État par la communication, avec primat du visuel, de l’instant et de l’émotion ».
Bernard Maris : « Je pense que la gauche devrait aussi se réapproprier la langue. L’acculturation de nos élites dirigeantes, droguées au globish, n’est plus supportable ».
Et Hubert Védrine dans le même magazine, de déclarer, à propos de la pièce « Hôtel Europe » de BHL : « Dans le magma prometteur, mais aussi anxiogène, de la mondialisation, la plupart des peuples européens (et d’autres) résistent au monde globish et cherchent à se rattacher à leur être profond, à leurs traditions, à leur langue. Cette aspiration n’a rien de criminel ! ».
Résistons.
08:00 Publié dans Actualité et langue française | Lien permanent | Commentaires (0)
06/11/2014
Soirs d'été
À M.
« Ce sont souvent des amours secrètes, celles qu’on partage avec une ville. Des cités comme Paris, Prague et même Florence sont refermées sur elles-mêmes et limitent ainsi le monde qui leur est propre. Mais Alger, et avec elle certains milieux privilégiés comme les villes sur la mer, s’ouvre dans le ciel comme une bouche ou une blessure. Ce qu’on peut aimer à Alger, c’est ce dont tout le monde vit : la mer au tournant de chaque rue, un certain poids de soleil, la beauté de la race. Et, comme toujours, dans cette impudeur et cette offrande se retrouve un parfum plus secret. À Paris, on peut avoir la nostalgie d’espace et de battements d’ailes. Ici, du moins, l’homme est comblé, et assuré de ses désirs, il peut alors mesurer ses richesses.
Il faut sans doute vivre longtemps à Alger pour comprendre ce que peut avoir de desséchant un excès de biens naturels. Il n’y a rien ici pour qui voudrait apprendre, s’éduquer ou devenir meilleur. Ce pays est sans leçons. Il ne promet ni ne fait entrevoir. Il se contente de donner, mais à profusion. Il est tout entier livré aux yeux et on le connaît dès l’instant où l’on en jouit. Ses plaisirs n’ont pas de remède, et ses joies restent sans espoir.
…
Les hommes trouvent ici pendant toute leur jeunesse une vie à la mesure de leur beauté. Et puis après, c’est la descente et l’oubli. Ils ont misé sur la chair mais ils savaient qu’ils devaient perdre. À Alger, pour qui est jeune et vivant, tout est refuge et prétexte à triomphes : la baie, le soleil, les jeux en rouge et blanc des terrasses vers la mer, les fleurs et les stades, les filles aux jambes fraîches. Mais pour qui a perdu sa jeunesse, rien où s’accrocher et pas un lieu où la mélancolie puisse se sauver d’elle-même.
…
Mais il y a surtout le silence des soirs d’été.
Ces courts instants où la journée bascule dans la nuit, faut-il qu’ils soient peuplés de signes et d’appels secrets pour qu’Alger en moi leur soit à ce point liée ? Quand je suis quelque temps loin de ce pays, j’imagine ses crépuscules comme des promesses de bonheur. Sur les collines qui dominent la ville, il y a des chemins parmi les lentisques et les oliviers. Et c’est vers eux qu’alors mon cœur se retourne.
…
Soirs fugitifs d’Alger, qu’ont-ils donc d’inégalable pour délier tant de choses en moi ? Cette douceur qu’ils me laissent aux lèvres, je n’ai pas le temps de m’en lasser qu’elle disparaît déjà dans la nuit. Est-ce le secret de sa persistance ? La tendresse de ce pays est bouleversante et furtive.
…
Je me souviens du moins d’une grande fille magnifique qui avait dansé tout l’après-midi. Elle portait un collier de jasmin sur sa robe bleue collante, que la sueur mouillait depuis les reins jusqu’aux jambes. Elle riait en dansant et renversait la tête. Quand elle passait près des tables, elle laissait après elle une odeur mêlée de fleurs et de chair. Le soir venu, je ne voyais plus son corps collé contre son danseur, mais sur le ciel tournaient les taches alternées du jasmin blanc et des cheveux noirs, et quand elle rejetait en arrière sa gorge gonflée, j’entendais son rire et voyais le profil de son danseur se pencher soudain. L’idée que je me fais de l’innocence, c’est à des soirs semblables que je la dois. Et ces êtres chargés de violence, j’apprends à ne plus les séparer du ciel où leurs désirs tournoient.
…
Voici du moins l’âpre leçon des étés d’Algérie. Mais déjà la saison tremble et l’été bascule. Premières pluies de septembre, après tant de violence et de raidissements, elles sont comme les premières larmes de la terre délivrée, comme si pendant quelques jours ce pays se mêlait de tendresse. À la même époque pourtant, les caroubiers mettent une odeur d’amour sur toute l’Algérie. Le soir où après la pluie, la terre entière, son ventre mouillé d’une semence au parfum d’amande amère, repose pour s’être donnée tout l’été au soleil. Et voici qu’à nouveau cette odeur consacre les noces de l’homme et de la terre, et fait lever en nous le seul amour vraiment viril en ce monde : périssable et généreux. »
Albert Camus
L’été à Alger
(1938)
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