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01/01/2021

"L'accent de ma mère" (Michel Ragon) : critique IV

À quatre-vingt-un ans, la mère de Michel Ragon vit dans une maison de retraite (on ne parle pas encore d’EPADH) en pays de Retz (dépendant anciennement du comté du Poitou, lui-même partie du duché d’Aquitaine, mais conquis par le duché de Bretagne à l’époque du célèbre Gilles de Rais). Quand elle ne reçoit pas de courrier, elle s’écrit… Voici le texte très émouvant de sa « Lettre à moi-même », datée du 1erjanvier 1974 : « Jour semblable aux autres, seule dans ma chambre, sans famille pour égayer ma solitude ; je suis descendue une heure et demie à la télévision qui m’a fatigué le cerveau. J’attends demain pour avoir des nouvelles de mon fils qui doit être rentré à Paris venant de R… Tristes journées que les jours de fête pour les personnes seules, un peu d’ambiance parmi les pensionnaires mais ce ne sont que des étrangers que l’on côtoie tous les jours. Voilà la vie du troisième âge avec ses complications de santé, surtout, qui ne font qu’augmenter. Triste vie,  triste âge, et qu’il faut pourtant accepter » (page 167).

04/12/2020

"L'accent de ma mère" (Michel Ragon) : critique III

Racontées de façon réaliste mais surtout détaillées dans l’annexe du récit, l’épopée des insurgés et l’histoire de la répression en Vendée sont effrayantes. On y parle des colonnes infernales de Turreau (page 353) et de la thèse d’un certain Louis-Marie Clenet (page 377), dont je trouverai par hasard le livre « Les colonnes infernales », justement. Pour l’heure, Michel Ragon fait un parallèle entre les paysans vendéens qui échouent à prendre Nantes (succès qui leur aurait ouvert la voie vers Paris) et sa mère qui arrive dans la même ville, sur un coup de tête, avec l’idée qu’elle allait exiger une place chez ces « messieurs importants » (page 107). Tandis qu’elle dévore les romans de Delly, notre auteur découvre Jean-Jacques Rousseau et Baudelaire.

Modéré, soucieux d’objectivité, Michel Ragon remonte dans l’Histoire jusqu’à l’époque de Richelieu qui voit nos Vendéens obligés d’émigrer au Canada ; c’est là qu’ils fondront l’Acadie, qui sera soumise également, mais par les Anglais cette fois, aux massacres et à la déportation ; c’est l’occasion d’une nouvelle et intéressante leçon de vocabulaire, puisque les deux cent mille Acadiens parlent, aujourd’hui encore, le dialecte vendéen et d’une certaine façon la langue de Rabelais (page 122).

La « longue marche » des Vendéens ne durera que soixante-six jours, du 18 octobre au 23 décembre 1793, et fera dire au Général Westermann : « Il n’y a plus de Vendée, elle est morte sous notre sabre libre, avec ses femmes et ses enfants. Je viens de l’enterrer dans les marais et les bois de Savenay » (page 131). Quelle horreur ! Et tout cela au nom de la liberté et du progrès ?

Cela étant le jeune homme a ses premiers émois amoureux et subit les crises d’une mère possessive, qui l’accuse d’abandon. Mais c’est l’Occupation et, prenant le maquis, il se découvre « pour la première fois Vendéen ». Et, à vingt et un ans, il quitte Nantes pour Paris. C’est la rupture avec sa mère qui durera trente ans, jusqu’à la mort de cette dernière, seulement entrecoupée de ses lettres hebdomadaires et de quelques courts séjours dans la capitale. Il s’éloigne de ce fait de la Vendée et commence une nouvelle vie tout aussi misérable.

Revenant à sa mère au chapitre 9, il continue à analyser sans concession son caractère et son comportement, notant des détails comme par exemple cette manie de tout conserver, en vrac ; il a retrouvé une boîte à chaussures pleine sur laquelle elle avait inscrit : « Petits papiers ne pouvant servir à rien » (page 163). C’est aussi l’occasion de se rappeler son passé : « Sans aucun doute, ce qui me paraît le plus long, dans ma vie, c’est mon enfance, une interminable enfance triste, avec d’interminables journées de pluie, de solitude dans le grenier à la recherche des souvenirs de mon père qui, eux, gardaient encore une aura ensoleillée. Entre mes deux femmes en noir (ma grand-mère et ma mère, le grand-père ne figurant qu’en fond de décor), que de journées grises (…) Mais qui n’a pas connu la lenteur du temps provincial, le ciel si souvent gris, le regard furtif derrière les rideaux soulevés de la fenêtre, la rue où ne passe âme qui vive, le silence si oppressant que les cloches de l’église sont enfin la preuve que l’on est encore de ce monde ; qui n’a pas connu cette civilisation rurale aujourd’hui disparue dans la pétarade des motos et des voitures, dans la tonitruance des transistors et où l’on n’est plus jamais seul puisque l’écran de la télé vous relie au reste du monde ; qui n’a pas connu la solitude du pauvre dans un monde où chacun se renferme, se referme, ne sait pas ce qu’est l’ennui » (page 163). Depuis la mort de sa mère, il est retourné vivre en partie à la campagne et il voit la différence avec la ville : « À la campagne, au contraire, et même aujourd’hui avec un meilleur chauffage des maisons, avec un bon éclairage, avec tout le confort intérieur urbain, l’hiver reste hostile. Visiblement hostile. La pluie fouette les vitres, le vent secoue les volets, la toiture semble parfois devoir céder aux coups de masse de la tempête, l’orage effraie, l’inondation menace, la neige bloque la circulation. La boue est collante, la pluie cinglante, le vent hurleur. Et les arbres restent si longtemps sans feuilles, la terre labourée demeure si longtemps sans herbe. La marche du temps semble arrêtée. Cette impression d’arrêt du temps devient angoissante. Et j’ai froid. De plus en plus froid. C’est mon propre hiver interminable qui s’approche. Il a quitté ma mère pour s’abattre sur les épaules » (page 165). Je crois voir et sentir mon petit coin d’Auvergne, dont je refuse l’hiver… On est loin des euphoriques retours à la terre et des insouciants séjours confinés en télétravail !

20/11/2020

"L'accent de ma mère" (Michel Ragon) : critique II

Michel Ragon commente plusieurs photos de son père, en uniforme et en civil. Il s’arrête sur celle d’une promenade au Parc du Pharo à Marseille. Elle date de 1923 et sa mère a noté en 1970 que 47 ans avaient passé depuis la période la plus heureuse de sa vie, qui ne dura que dix-huit mois et à laquelle elle mit pourtant un terme. Retournant en Vendée avec Michel et incitant son mari à quitter l’armée, elle vécut pratiquement seule pendant des années, ce dernier étant sans cesse ailleurs – dans les fermes de sa famille ou dans les noces et les kermesses. Le dimanche soir, il revenait ivre à la maison… « Mon père étouffait dans notre petite ville et ses pas le portaient tout naturellement vers la gare, c’est-à-dire la porte du large. Puis il revenait tristement à la maison (…) Après la mort de mon père, tous les dimanches nous effectuions une promenade en sens inverse » (page 70).

Le souvenir des frasques – et aussi des contes et histoires plus ou moins lestes qu’il raconte – d’Aristide le Cochinchinois, le bambocheur, donne le prétexte à Michel Ragon d’évoquer Rabelais qui vécut au couvent de Maillezais (« Pantagruel passe par Fontenay-le-Comte saluant le docte Tiraqueau, et de là arrivèrent à Maillesays » (page 63).

Et encore une fois, il insiste sur les habitudes polyglottes de ses parents : « Lorsqu’il vivait à Fontenay, mon père parlait son français militaire mâtiné de tournures locales. Mais dès qu’il se trouvait à la campagne, je l’entendais utiliser d’autres mots, qui sont tous dans Rabelais » (page 68). Je me retrouve dans cette résurgence de mots du patois et de l’enfance que Michel Ragon constate aussi chez lui : « En vieillissant, j’ai d’ailleurs tendance à récupérer certains mots, sans le vouloir. Ils me remontent à la gorge et fusent soudain, comme un rot que l’on ne peut éviter. Du moins ils apparaissent ainsi dans le contexte du beau langage, ces mots français déformés ou ces mots patois. Ils détonnent, insolites, sorte d’éructation » (page 100).

Sa mère ne lui trouvant pas d’emploi localement décide d’aller ailleurs, « dans la métropole qui chevauche Bretagne et Vendée, c’est-à-dire Nantes. Lorsque les Vendéens ont un reproche à faire à la nation, c’est à Nantes qu’ils s’adressent. Pas à La Roche-sur-Yon, ville qui n’existe pas puisque créée de toutes pièces par un général de la République devenu usurpateur sous le nom ridicule de Napoléon 1er » (page 104). Nous y sommes ! Le sujet est sur la table : le génocide vendéen (le mot lui-même est contesté).