23/10/2014
Irritations V : c'est pas trop juste...
ICB, fidèle lectrice, me signale son agacement face à l’abus de l’adverbe trop : « j’ai trop faim », « c’est trop bien », « il est trop gentil », « j’ai passé une trop bonne soirée », « le film était trop génial »… ainsi va le langage jeune.
Moi, j’ai encore ramassé une brassée de « juste » dans les médias audiovisuels : « c’est juste hallucinant », « on a juste l’impression que tout le monde veut travailler ensemble » (dans un reportage sur les jeunes Français qui ont émigré en Californie et qui y ont trouvé le paradis professionnel).
Mais sur France 2, à 20 h 15, le 20 octobre 2014, j’ai aussi entendu à propos de la disparition annoncée du paiement avec des pièces et des billets : « il suffira de scanner un QR-code avec son smartphone ».
Quand on vous dit que la France est dépassée…
Évidemment ça ne date pas d’hier. J’ai gardé une page Télévision du quotidien Libération de 1985. Voici ce qu’on pouvait y lire :
"Miami vice : vu
Depuis deux ans sur NBC, le feuilleton « hot » Miami Vice nettoie le « network » compassé : kinky-sex à fond, fashion congelé, déco double-crème, galerie de guest-stars et flics emballant sous prétexte d’enquête. Prochainement sur A.2. Action."
Ça veut dire quoi ?
Vu comme ça, la situation n’a pas vraiment empiré, en fait.
Encore un petit coup d’œil dans le rétroviseur : en juin 1993, Jacques Grison (Nancy) écrivait au courrier des lecteurs de l’Événement du jeudi, son agacement envers le journaliste de télé Claude Sérillon.
« Pourquoi faut-il que vous disiez « conséquent » pour important, « avatar » pour ennui ? Domestiques devient « gens de maison », aveugle « malvoyant », sourd « malentendant »… Des mots comme rassurer deviennent « sécuriser », boucher « occulter », oublier « omettre ». Se souvenir est remplacé abusivement par « se rappeler », engendrer par « générer ». « Positionner » est un barbarisme, sauf pour les comptes bancaires et les portées musicales (NDLR : ?), de même que « visionner » (réservé au cinéma), « réceptionner » (réservé aux marchandises), « réhabiliter » (réservé au condamné à tort). « Investir » a remplacé occuper…
Malheureusement, la télévision est notre école. »
Deux commentaires sur cette compilation très pointilleuse :
- L’emploi abusif de « conséquent » pour signifier important, était déjà dénoncé par Berthet en 1941… ;
- Le camouflage des mots qui peuvent fâcher (domestiques, aveugle, sourd…) peut être compris soit comme un souci de la société moderne d’atténuer les différences, soit comme une hypocrisie (voir mon billet sur la lingua quintae respublicae).
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22/10/2014
Point de vue d'un informaticien de haut vol (IV)
Et, en fin de compte, que conseille donc B. Meyer aux informaticiens francophones, ses compagnons de travail ?
De mieux apprendre l’anglais !
Quand j’étais élève-ingénieur chez les prix Nobel, le Directeur des études nous disait de maîtriser les mathématiques pour mieux les mépriser… c’est un peu pareil.
La défense du français en informatique passe aujourd’hui, la situation scientifique et technique étant ce qu’elle est, par une meilleure connaissance du français et de l’anglais.
B. Meyer donne cet exemple : c’est l’ignorance de l’anglais (ou sa connaissance de surface) qui a fait traduire context-free grammar par « grammaire indépendante du contexte », alors que –free signifie tout simplement « sans » (a sugar-free drink est une boisson sans sucre). Donc c’est une « grammaire sans contexte », sans plus.
Seconde recommandation : suivre le travail des commissions de terminologie, qui proposent, souvent avec bonheur, des termes français de remplacement : par exemple « visu » pour display. Et comme les commissions travaillent parfois lentement, il faut que les spécialistes de chaque domaine interviennent.
Il rappelle que la vitalité d’une langue (dans une discipline scientifique) est d’abord le reflet de la vitalité de la recherche et du développement dans les pays où l’on parle cette langue (cf. la situation en mathématiques).
C’est d’abord le fond qui compte.
Mais fond et forme ne sont pas indépendants : l’espèce de déliquescence du langage qu’on observe dans la manière de parler de trop d’informaticiens et dans la façon dont sont rédigés trop de publications techniques et de revues professionnelles, ne peut manquer de contaminer, au-delà de la langue, la pensée elle-même.
N’est-ce pas ce que professe ce blogue à longueur de billets ?
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21/10/2014
Point de vue d'un informaticien de haut vol (III)
B. Meyer analyse, dans le domaine informatique qu’il connaît bien, les différences entre le français et l’anglais, et partant, le problème de la traduction et de la création d’un vocabulaire français pertinent.
La question des mots isolés n’est pas la plus importante pour lui ; par exemple, il vaut mieux remplacer implementation par « mise en œuvre » ou « réalisation » mais cela ne remet pas en cause la logique interne de la langue.
C’est la syntaxe et la sémantique qui sont les points cruciaux.
Ainsi l’expression Object-Oriented Programming ; elle colle parfaitement à l’anglais. Mais si on la traduit littéralement en français, notre syntaxe est violée. Il faut d’abord passer par l’intermédiaire de la définition du concept (NDLR : et pour cela être spécialiste du sujet !) : « une conception de la programmation, illustrée par les langages informatiques Simula 67 et Smalltalk, dans laquelle on met l’accent sur les classes d’objets manipulés par un système et sur la façon dont ces objets communiquent, au lieu de considérer d’abord, comme en programmation classique, les fonctions assurées par le système en question ». On en déduit que le vocable « orientation » ou « orienté » n’a pas grand-chose à faire dans cette histoire (en fait, en anglais, c’est une sorte de cliché utilisé dans user-oriented, procedure-oriented, etc.). Il suffira donc de dire « programmation par objets ». De la même façon, on traduira knowledge-based system par « système à base de connaissances ».
Il ne suffit pas de traduire un mot (anglais) par un mot (français) ; il faut s’assurer que la formule retenue se prête bien aux transpositions de catégorie grammaticale (exemple : passer à la forme verbale : « programmer par objets ») et aux variations métonymiques (exemple : la spécification par objets ou la conception par objets). L’anglais parle aussi de object-orientedness… ça va être difficile à traduire mais on peut sans doute s’en passer.
On doit pouvoir traduire non seulement un mot mais également toute une série dérivée (nom, verbe, adverbe…). [NDLR : on a l’horrible exemple de « shazamer », déjà montré du doigt ici, dans lequel on est passé directement du nom propre (nom de marque) au verbe]. Les informaticiens ont le problème avec instance et to instantiate. Instance représente un exemple, un exemplaire, une incarnation, une concrétisation d’une classe d’objets ou d’une catégorie. Mais comment traduire to instantiate ?
Idem pour benchmark ; le substantif « banc d’essai » ou « comparatif » pourrait s’imposer mais quid du verbe to benchmark ? Alors les paresseux disent « benchmarker » et vogue la galère du franglais.
Au total, on ne fait que constater la différence des logiques internes des deux langues ; le français est abstrait, alors que l’anglais est très terre-à-terre ; le français donne un rôle central au substantif, alors qu’en anglais, le verbe prédomine : after she comes back = après son retour, as soon as he arrives = à son arrivée…
C’est bien connu des traducteurs qui jonglent avec les techniques de modulation et de transposition. En voici des exemples, cités par B. Meyer : he shut the door in my face = il me claqua la porte au nez, she cleared her throat = elle s’éclaircit la voix, he called up the stairs = il appela du bas de l’escalier, he merely… = il se contenta de…, reports reaching here indicate that… = d’après les informations reçues ici…
Mais très peu d’informaticiens – NDLR : et que dire des Français en général ? – maîtrisent suffisamment bien à la fois leur langue maternelle ( !) et l’anglais (n’en parlons pas !) pour pouvoir effectuer ces transpositions (NDLR : à supposer qu’ils en aient l’envie et le courage… Je me souviens du cours de maths avec les σ-algèbres ; à l’époque, personne ne réclamait qu’on les nommât « algèbres-sigma », et pourtant, cela aurait été plus conforme à l’ordre des mots en français, de même qu’une minute-soupe est avant tout une soupe…).
Dans le dernier billet de cette série, je vous rapporterai les recommandations de B. Meyer pour préserver autant que faire se peut notre belle langue, en particulier dans le domaine scientifique.
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