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13/06/2019

"Washington Square" (Henry James) : critique

On distingue trois phases (et trois manières) dans la production romanesque de Henry James (dixit Wikipedia) : la première culmine avec « Portrait de femme » et inclut « Les Bostoniennes » et « Washington Square » (1880) ; la seconde voit la publication de « Ce que savait Maisie » (1897), à la construction beaucoup plus complexe, que nous avons déjà commenté dans ce blogue ; enfin la dernière, avec « Les ailes de la colombe » (1902), qui fait partie d’une trilogie, celle de la maturité littéraire. Par hasard, j’ai donc sous la main un roman de chacune des trois phases.

« Washington Square » est un roman classique, linéaire, à la construction simple. Il fait irrésistiblement penser à Balzac et, plus particulièrement à « Eugénie Grandet » (1834). Dans sa préface à l’édition du Livre de poche de 1962, Pierre Martory analyse les ressemblances et différences entre ces deux œuvres, analyse intéressante qu’il serait trop long de reproduire ici.

L’histoire est simple : Catherine, fille du docteur Sloper, est plutôt disgracieuse mais bien qu’elle représente un bon parti à cause de la succession de sa mère et surtout de la fortune dont elle héritera de son père, les prétendants ne se bousculent pas. Sauf Morris Townsend, cousin du futur mari de sa cousine, dont elle s’entiche au premier coup d’œil et qui semble lui aussi épris. Mais le père de Catherine voit tout de suite en lui un coureur de dot, au passé douteux et au manque de courage pour se faire une situation ; il s’oppose avec obstination, cynisme et ironie au projet de mariage des deux jeunes gens, tout en laissant une certaine liberté à sa fille. Sa pression est psychologique et aussi financière puisqu’il menace de déshériter sa fille en cas de mariage. Au contraire la tante de Catherine, Mme Penniman, s’investit dans le projet, protège les amoureux et devient l’avocat acharné de Morris. Elle intervient dans leur relation et prodigue conseils et confidences. Un beau jour, Morris se dédit et quitte New-York, pour revenir vingt ans plus tard frapper à la porte de Catherine. Celle-ci n’a rien oublié et n’a pas pardonné sa trahison alors même qu’elle avait sacrifié à leur amour à la fois l’admiration pour son père et son héritage. On comprend qu’elle restera vieille fille…

Dans ce huis clos, les personnages sont peu nombreux : le médecin, sa fille, ses deux sœurs et le prétendant. Leurs caractères sont bien étudiés ; Catherine et son père, chacun sur sa ligne, sont aussi obstinés l’un que l’autre, aucun d’eux ne lâchera. Quant à Morris, il subsiste jusqu’au bout un doute sur ses motivations réelles ; en voulait-il exclusivement à l’héritage de Catherine et sa promesse d’une vie facile de rentier ? Cela semble le cas mais ses sentiments étaient peut-être sincères… La vieille tante, veuve fantasque et romanesque, ajoute ses lubies au désordre, et vit une sorte de passion par procuration ; elle m’a fait penser à Marie Pouquet, la mère de Jeanne, fiancée de Gaston Arman de Caillavet (voir mes billets sur la trilogie familiale de Michelle Maurois).

La traduction de Camille Dutourd est excellente et convient parfaitement au style de ce roman classique facile à lire. Voici les passages, peu nombreux, que j’ai isolés pour leur intérêt orthographique ou grammatical.

« Quelles sont ces choses que tu as promis de me dire ? » (page 42). Ici le COD de « promis » est « de me dire » et non pas « ces choses » ; c’est pour cela que « promis » ne prend pas la marque du pluriel. Ne pas confondre, évidemment, avec « Quelles sont les choses que tu as promises ? ».

« On aurait dit une maison de poupée géante, tout nouvellement sortie d’un magasin de jouets » (page 95). Encore une fois, le mot « tout » dans sa signification de « entièrement », et donc invariable, mais ici suivi d’un autre adverbe « nouvellement »… Le seul adjectif, qui s’accorde avec le sujet (« maison de poupée »), est « sortie ».

Dans le même paragraphe, on trouve : « il y avait devant la maison une toute petite cour » ; l’adverbe « toute » ne prend un « e » que pour l’euphonie, le mot suivant (l’adjectif « petite ») commençant par une consonne.

Page 176, un mot rare : « au lieu d’être le courantin de quelque patron ». Le TILF ne nous dit rien de ce mot ; mais c’est mon Larousse en deux volumes de 1922 qui explique : « Personne que l’on emploie pour faire des courses ».

Au total « Washington Square » est un bon roman, une bonne « étude de cas » dans le New-York de la fin du XIXème siècle ; à garder et à recommander, sans doute pas à relire.

06/06/2019

"Ce que savait Maisie" (Henry James) : critique III

Ne soyons pas trop critique : la construction des phrases et de certains raisonnements attribués en général à Maisie fait penser à la démarche d’un mathématicien ou sinon d’un féru de mathématique, du genre de Lewis Carroll : « Mais quelques heures suffirent à faire comprendre à l’enfant que si elle n’était ni dans l’un ni dans l’autre de ces deux endroits, elle était du moins partout ailleurs » (page 243).

Notons en passant cette coquetterie de traducteur académisable : « durant cette couple de jours » (page 243). Voici ce que nous dit le TILF :

  • Ensemble de deux animaux réunis occasionnellement. « Six oboles, prix d'une couple de colombes » (CHATEAUBRIAND, Rancé, 1844, p. 132).
  • Ensemble de deux choses réunies occasionnellement et, p. ext., un petit nombre. « Une couple d'œufs.  Une couple de chapons (Ac.).  « Amour » paraîtra, ... dans les environs d'avril, ... Il y manque encore une couple de cent vers (VERLAINE, Corresp., t. 3, 1887, p. 90). Mon indisposition, quoique fréquente, ne dure jamais plus d'une couple d'heures, trois tout au plus (BARRÈS, Voy. Sparte, 1906, p. 128).

Notons encore un oubli du subjonctif après « bien que » : « bien qu’il aurait peut-être mieux valu pour moi qu’elle le fût » (page 400), faute non réitérée un peu plus loin : « bien qu’il tâchât de la maîtriser » (du verbe tâcher et non du verbe tacher).

Quant à notre ami, le mot « tout », il est parfaitement utilisé (page 401) :

« Les yeux de Maisie s’ouvrirent de nouveau tout grands » car, signifiant « entièrement », il est invariable. On pourrait se demander si « grand », signifiant ici « grandement » ou « en grand » ne devrait pas être traité de la même manière.

Dans Babelio, plusieurs contributeurs fournissent des analyses intéressantes de ce livre, la plupart du temps admiratives, et en général focalisées sur le sort de la pauvre Maisie, petite fille ballotée entre ses parents divorcés. Bizarre de s’apitoyer sur un personnage de roman… Mais pas d’analyse du style – de l’humour anglo-saxon en particulier – ni de la langue. Et de l’humour pourtant, il y en a (et l’on revient à Joseph Connolly), par exemple quand James, page 121, explique par syllogismes qui est avec qui.

L’europhilie et même la francophilie de Henry James transparaissent dans le roman. Outre que les quelques semaines passées en France par nos héros sont décrites comme une dolce vitaau milieu d’êtres courtois et raffinés (y compris les chauffeurs), quels sont les cours les plus importants que devra suivre Maisie quand elle sera chez Mme Beale ? « La littérature française et l’histoire sainte » (page 163).

Que dire au total de ce livre ? Il est à garder et à recommander, peut-être pas à relire.

03/06/2019

"Ce que savait Maisie" (Henry James) : critique II

Mon second commentaire, comme je l’ai dit, tient à l’écriture, au style. Comme l’idée est d’exposer la succession des événements tels que vus par un enfant, on pense immédiatement à l’étalon de mesure que représente  « La vie devant soi » de Romain Gary. Dans ce roman goncourtisé, la langue, savoureuse, est vraiment celle du héros, enfant de banlieue. Dans le livre de Henry James, rien de tout cela : c’est le narrateur qui parle ; aucun mot d’enfant mais plutôt un langage alambiqué, dont on ne sait pas si c’est du Henry James ou une traduction exécrable.

Quoiqu’il en soit, cela rend laborieuse la lecture des deux tiers du roman ; il m’est arrivé fréquemment de relire plusieurs fois la même phrase, et parfois sans réussir à la comprendre !

Par exemple : « Maisie accepta ce point de vue avec un émerveillement stupéfait », « elle devait beaucoup s’en souvenir », « une espèce d’étrangeté terrible » (page 91). Ou bien : « Tout l’incident revécut pour lui dans un nouvel accès de gaieté », « avec un petit sursaut qui était comme une soudaine prise de possession de son bonheur présent », « et pour se montrer gaiement rassurée, elle répliqua » (page 106). Ou bien : « Tant de choses lui paraissaient hors d’usage qu’elle ne partait jamais sans leur en faire espérer beaucoup d’autres ; et toute hérissée de calculs, elle semblait éparpiller autour d’elle les remèdes et les promesses » (page 111). Ou bien : « Et Madame sourit à Mr Perriam avec ce charme que sa fille lui avait souvent entendu reconnaître chez papa par des joyeux messieurs qui espéraient obtenir de lui ce qu’ils appelaient de l’avancement » (page 118). Outre que j’aurais écrit « de joyeux messieurs » ou bien « des messieurs joyeux », que veut donc dire cette phrase ? Où est le sujet, où est le complément ?

« La fidélité de Mrs Wix à Madame s’effondrait sous le poids de ces visites » (page120). « (Sa considération) ravissait l’objet de sa courtoisie au septième ciel de la béatitude, et son orgueil s’exprimait par d’anxieux murmures » (page 123).

« Mrs Beale ne put que lui octroyer une vague pitié » (page 154).

« puis, bien entendu, il se convulsa de rire » (page 179).

« (…) on eût dit qu’il venait de mettre le feu du bout de son allumette au gauche et bizarre souvenir de vieilles promesses, de vieux scandales, de vieux devoirs, à la vague conscience de ce qu’il avait possédé d’elle, et de ce que, si les circonstances avaient été complètement différentes – que diable – elle aurait encore pu lui donner » (page 219).

« L’effroi stupéfait qu’aurait pu lui inspirer l’abandon où Sir Claude semblait laisser Mrs Beale était corrigé par la vieille règle toujours en vigueur, l’étrange système qui faisait que si Mrs Beale ne pouvait plus entrer ou sortir sans lui faire penser à Sir Claude, le trait le plus remarquable de ce nouvel avatar de Sir Claude était au contraire de paraître complètement indépendant de Mrs Beale » (page 242).