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31/10/2016

"Le français en cage" (Jacques Laurent) : critique V

J’imagine d’ici la tête de mes fidèles lecteurs… lundi matin, à l’heure habituelle, rien dans la messagerie… du moins rien en provenance du blogue « Le bien écrire » ! Consternassionne (Conceptionne) ! Le manque s’installe, c’est dur… Que s’est-il donc passé ?

Rien de bien grave… seulement que votre blogueur avait laissé le billet du 31 octobre 2016 dans son ordinateur, sans le publier dans hautETfort !

Toute honte bue, voici donc le billet qui s’est tant fait attendre. 

Nous en sommes maintenant rendus au chapitre VII du petit livre de Jacques Laurent.

Célébrant « le pouvoir épigénétique du langage », notre Académicien s’en prend aux puristes qui, selon lui, condamnent tout passage du littéral au figuré, surtout quand il est récent, qu’il vient de se produire, qu’il n’est pas consacré par un usage ancestral.

Et pourtant, on connaît : couleur criarde, voix blanche, propos tranchant, déclaration enflammée, etc. 

Créneau en voiture.jpgExemple plus récent de passage du littéral au figuré que cite Jacques Laurent : le mot « créneau », qui appartient au langage de l’architecture et qui est maintenant utilisé pour « désigner un intervalle délimité dans un emploi du temps » (et il aurait pu signaler qu’il désigne aussi l’espace libre entre deux voitures garées, d’où l’expression « faire un créneau »). Et de prétendre que des « fanatiques » condamnent ceux qui utilisent le mot dans les deux acceptions… (NDLR : Jamais entendu parler de cette condamnation ! Et soit dit en passant, heureuse époque où les fanatiques se contentaient d’être des puristes de la langue !). 

Jacques Laurent justifie de façon convaincante la durabilité méritée de telles innovations par le fait qu’elles sont « d’une parfaite vertu symbolique » et qu’elles « répondent à un besoin ». Quand ce n’est pas le cas, alors on peut prédire que la nouvelle acception sera de courte durée, le temps d’une mode en fait ; ce qui lui permet de condamner, à son tour, « les mots saisonniers inventés par des collégiens, des snobs ou des spécialistes du domaine médiatique ». Il en donne comme exemple « c’est un must » et « ce n’est pas ma tasse de thé », qui devaient selon lui « s’en aller tout comme ils sont venus ». Raté, mauvaise pioche, trente ans après, coquin de sort, ils marchaient encore. Je ne vois pas très bien, par ailleurs, en quoi « c’est un must » ressortit à la catégorie des passages du littéral au figuré…

Peut-être simplement est-il là pour « faire un carton » sur « câblé (qui) supplante branché qui avait effacé in »… Et le verdict tombe : « La vie du langage n’est pas concernée par ces mots qui ne sauraient trouver place que dans une histoire anecdotique de la mode ». À ce stade, le lecteur se dit que ce qui plaît à Jacques Laurent est digne de figurer dans le vocabulaire français et que dans le cas contraire, c’est bon pour les oubliettes de l’histoire. Ainsi vole-t-il au secours de « ponctuel », qui désigne « une action réduite à un objectif isolé » et qui a été condamné à tort. Ah bon ? Et c’est pour mieux dézinguer « les politiciens, les journalistes, les bavards » qui abusent « de niveau dans des circonstances où du point de vue de, dans le domaine de, sur le plan de, suffisaient pour distinguer des nuances ». 

Perdrix.jpgLe chapitre se termine par une dissertation subtile : non au genre hybride de « hymne » (masculin quand il est profane, féminin quand il est sacré) ; oui au genre hybride de « couple » (masculin quand il désigne deux êtres liés par une même affection, féminin quand deux choses ou deux êtres sont réunis accidentellement). 

Méditez donc cette belle phrase, lecteurs : « Un couple d’amants dédaigne pour se regarder une couple de perdrix aux choux » ! Amants.jpg

27/10/2016

"Le français en cage" (Jacques Laurent) : critique IV

Je reviens aujourd’hui sur ma critique du petit livre de Jacques Laurent. J’en suis au chapitre VI, dans lequel, pour ainsi dire, il jette les bases de ce qui sera la rectification de l’orthographe de 1991 (réforme Rocard dont j’ai déjà longuement parlé dans ce blogue et qui, rappelons-le, n’avait impliqué l’Académie française qu’en toute fin de parcours).

Chariot.jpgIl revient donc sur « les petites monstruosités que nous nous obstinons à sanctifier » : « chausse-trape » avec une seule « p » alors que « trappe » en prend deux ; « chariot » avec une seule « r », alors que tous les dérivés de char : charrette, charretier, charrier, charroi, charron, charrue… en prennent deux (Littré le déplorait déjà et écrivait : « c’est une irrégularité qui est sans raison, et qui dès lors complique inutilement l’orthographe. L’Académie fera bien de rétablir la régularité ; d’autant plus que dans les livres imprimés au XVIIème siècle, chariot a souvent deux r »). Et de même pour « bonhomie » (avec une seule m), qui devrait s’écrire comme « bonhomme » ; pour « imbécile » qui devrait s’écrire comme « imbécillité » ; pour « persifler » qui devrait s’écrire comme « siffler » ; pour « innomé » qui devrait s’écrire comme « nommer ». Jacques Laurent reproche à Littré d’avoir accepté des graphies qu’il jugeait pourtant aberrantes et considère qu’il aurait fallu se débarrasser « de particularités déraisonnables, inutiles et dépourvues de la moindre beauté, laides au contraire ».

Dans la foulée, il moque ces « championnats de France d’orthographe » qui sont créés à l’époque et qui se focalisent sur « les petites embûches que recèle notre langue » (souvent extraites de vocabulaires de spécialistes), tout en prenant comme exemple des phrases mal construites et au sens ambigu, péché bien plus grave. De leur côté, les dictionnaires, dont le grand public fait grand cas, ont chacun leur parti pris et « se soumettent à la faconde hellénisante des savants, notamment des linguistes, des rhétoriciens, des biologistes et des médecins. Ces derniers considèrent que le grec fait plus chic que le latin – ne parlons même pas du français – ». Et c’est vrai, quand on y songe, que « ophtalmologue » a remplacé « oculiste », « voie orale » a remplacé « bouche » (dans les notices de médicaments), « posologie » remplace « mode d’emploi »…

Tout ce chapitre est très intéressant ; sa thèse est que « l’orthographe a pris une importance croissante à mesure que, par l’imprimerie et l’école, l’écrit a imposé son joug à l’oral ». À l’époque où il écrivait ces lignes ni la messagerie électronique ni le téléphone mobile n’avaient encore fait leurs ravages ; et ces ravages n’ont pas consisté à amplifier encore l’importance de la sacro-sainte orthographe, n’en déplaise à Jacques Laurent, mais au contraire à lui porter un coup qui pourrait être fatal, sacrifiée qu’elle est aujourd’hui à la déesse « rapidité maximale », pour ne pas dire « vaine agitation permanente » (je fais allusion aux courriels bâclés, dont même la ponctuation a été éliminée et à la pseudo-langue des textos).

Revenons à la thèse de Jacques Laurent. En contrepoint du caractère sacré de l’orthographe vénérée, il note un laisser-aller sur les autres composantes de la langue. Voici son exemple page 84 : vanter la haute technologie d’une machine à coudre, revient à « énoncer que la machine en question étudie les procédés de la technique (NDLR : « logie » signifie « l’étude »). Cette faute est d’une stupidité ignoble mais elle n’encourt aucune foudre : elle n’est pas une faute d’orthographe ».

Il s’afflige également que l’écrit impose progressivement la prononciation (et non l’inverse). Ainsi prononce-t-on aujourd’hui toutes les lettres de « mercredi » (et non plus « mecredi »), de « exact » (et non plus « exa »), etc. J’ai du mal à le suivre sur cette voie : prononcer ce qui est écrit ne va-t-il pas dans le sens de la simplification que, par ailleurs, il appelle de ses vœux ?

13/10/2016

"Le français en cage" (Jacques Laurent) : critique III

Souviens-toi, public : je te rends compte de l’une de mes lectures pendant cet été sec et surchauffé, « Le français en cage » de Jacques Laurent.

Arrivé au chapitre IV, je m’étais calmé : après tout, le tout nouvel Académicien protestait contre la tyrannie largement répandue (en tous cas dans les établissements scolaires des années 60 et 70) qui consistait à prohiber l’utilisation de certains mots ou de certaines expressions (voir mes deux billets antérieurs à ce sujet). Mais loin d’être un laxiste ou un « anarchiste du langage », Jacques Laurent manifestait seulement son aversion pour certains interdits, arbitraires et non justifiés selon lui, tout en exigeant le respect de formes pour lui indispensables (dont la syntaxe). 

Ouf ! Après tout, il annonçait la couleur sur la quatrième de couverture : « (…) Je me décide à dénoncer les maniaques qui, pour donner l’illusion qu’ils maîtrisent le français, ont choisi arbitrairement, pour le défendre, des bastions malencontreux qui nous emprisonnent sans nous protéger ».

Dit comme cela, c’est acceptable et même louable, même si ce combat contre les « maniaques » me semble moins vital que celui contre les « destructeurs », les snobs, les désinvoltes, les paresseux et les ignorants (encore que les ignorants, à tout moment, puissent apprendre ; et on ne leur en voudra donc pas). Et je ne me sens pas visé par cette dénonciation des "maniaques du langage". 

Le chapitre 4 du livre se propose de remettre Littré, la référence de beaucoup d’érudits, à sa juste place, c'est-à-dire celle de son époque : « ne jamais tenir ses jugements pour définitifs » (ce qu’ils n’étaient pas et ne voulaient pas être) (page 55). Il donne l’exemple du mot « fruste », qui signifie « effacé » mais qui, contaminé par « rustre » (NDLR : cette explication est bizarre...), est employé pour dire « rugueux ». Vaincu par l’usage, Jacques Laurent s’était effacé (jeu de mots !) et avait renoncé à employer le mot dans ses écrits, de peur d’être mal compris. Il en profite pour brocarder ceux qui « prennent un sombre plaisir à conduire des barouds d’honneur où ils prouvent l’héroïsme de leur solitude et cherchent le droit de mépriser les coupables qui les entourent » (page 57). 

Grenouille à disséquer.jpgEt de donner des exemples similaires (glauque, glabre, acolyte, énerver, s’avérer…), mots dont le sens a changé et qu’il est aujourd’hui fort difficile d’employer dans leur acception première, sauf à paraître pédant ou à ne pas être compris du tout. Le paragraphe sur « énerver » m’a particulièrement réjoui parce qu’il m’évoque un échange avec mon professeur de sciences naturelles de 5ème, suite à un cours sur la grenouille… Je lui avais demandé, après le tripatouillage d’un pauvre batracien, si le mot « énervé » avait à voir avec les nerfs que l’on venait de chatouiller. Agacée (jeu de mots !), elle m’avait envoyé balader avec mépris… Or, que raconte Jacques Laurent à ce sujet ? « dans son acception stricte (…), (c'est) un affaiblissement qui, au propre, est provoqué par l’ablation des nerfs et, au figuré, par une diminution de l’énergie (…). Aujourd’hui, ce mot désigne couramment l’excitation, l’exaspération, donc un état opposé à celui que la langue classique entendait rendre » (page 59). Quel que soit son sens, il y a donc bien filiation entre "les nerfs" et "énerver". D’ailleurs le préfixe « ex » qui subsiste dans le « é » initial rappelle qu'il y a bien eu "ablation des nerfs". Satisfaction à des dizaines d’années de distance et conclusion : les profs de sciences-nat ne sont pas des lexicographes.

 

Un peu plus loin, Laurent fait du Dutourd en pestant contre le détournement volontaire du sens de certains mots : « Tout se passe comme si le mot juste, parce qu’il est trop juste, soulevait le cœur des jeunes qui, pressés de s’approprier la langue en la modifiant pour le plaisir, la saccagent innocemment (…) et réussissent à la fois à exterminer difficile et à faire oublier la portée pourtant unique et irremplaçable d’évident » (page 61). On pourrait lui dire que pourfendre « c’est pas évident » (au chapitre 4) et défendre « par contre ou baser sur » (au chapitre 1) procède d’une logique à géométrie variable… Il s’en rend compte et écrit à la fin du chapitre : « il y a du neuf utile et (ou) agréable, et du neuf qui est malheureux ». Débrouillez-vous avec cela ! 

Mais je me retrouve entièrement d’accord avec Jacques Laurent quand, à l’ouverture du cinquième chapitre, il déclare : « L’envahissement de notre vocabulaire par celui des Anglais, le plus souvent des Américains, et à l’occasion par des mots angloïdes, inventés par des Français à qui le français ne plaisait pas, appelle peut-être un jugement de la sorte » (page 65). Nous y voilà. 

Le chapitre entier n’apprendra rien à mes lecteurs les plus fidèles. Jacques Laurent dénonce, derrière l’emploi de self-service à la place de libre-service, les snobs qui ont préféré un temps le mot anglais, derrière les mots américains du cinéma, le triomphe d’Hollywood, derrière l’anglicisation de la Belle époque et de l’entre-deux-guerres, la préciosité de la bonne société. Alors qu’il aurait pu citer les tics de Madame Verdurin, il préfère parler des aventures d’Arsène Lupin : « lorsque le grand monde est dépeint, les mots anglais affluent dont la plupart ont disparu sans que leur visite nous ait causé le moindre tort. Ainsi en est-il des garden-parties » (page 67). Réaliste, il légitime sandwich, wagon et shampoing mais concentre sa sévérité, comme nous autres, sur l’adoption insidieuse de tournures syntaxiques étrangères comme « sincèrement vôtre » (sincerely yours), l’invasion des adverbes, le recours systématique au passif et au gérondif, la disparition du retrait typographique pour signaler un nouvel alinéa. 

Et il conclut, comme nous autres, sur « le droit que possède chacun de lancer, comme Diderot, des néologismes » (page 71). (NDLR : on pourrait lui reprocher cette expression curieuse « lancer un néologisme », dans la mesure où certains condamnent « démarrer un projet »…).