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30/09/2024

"Lettres à Ysé" (Paul Claudel) : critique III

Et Rosalie dans tout cela ? Jacques Julliard écrit : « On la savait belle et séductrice, grande, d’un port altier quand elle marche et d’une grâce alanguie quand elle s’étend sur un transatlantique, dotée d’un rire éclatant qui va ébranler le petit consul jusqu’à la moelle de ses os. On la découvre capricieuse, narcissique, dépensière, avec des goûts de luxe et dépourvue de tout sens pratique, mais aussi, à sa manière imprévisible, tendre, affectueuse, intuitive ; et surtout, lorsque l’âge se fait sentir, geignarde, toujours malade et, sous l’influence de Claudel, pieuse et secrète ». « Une incarnation presque trop parfaite de l’éternel féminin ». Je ne sais pas si « tout est dit » dans ces quelques phrases mais c’est bien en tous cas l’impression qu’elle donne à travers les lettres à elle adressées : une sorte d’Odette de Crécy... Et c’est là que le pathétique de cette correspondance – et de son auteur – nous saisit : quels que soient les torts du consul de France, il donne l’impression de se torturer pour une insouciante, qui n’a jamais voulu lire les poèmes qu’elle lui a inspirés ni assister à la représentation d’aucune de ses pièces, qui n’en fait qu’à sa tête avec ses meubles, son logement, ses enfants, y compris avec leur fille Louise, qui dépense à sa guise l’argent qu’il lui envoie, sans jamais tenir compte de ses recommandations ou de ses suppliques maintes fois réitérées... Et que dire de cette réapparition dans la vie de l’écrivain le 2 août 1917, comme par hasard au moment-même où son second mari l’abandonne ? N’oublions pas, d’autre part, que Rosalie dans l’aventure de 1904 (son retour en Europe) a tout bonnement abandonné deux de ses quatre enfants, dont heureusement Claudel et la gouvernante Miss Wright s’occuperont, jusqu’à ce que le père de Francis Vetch vienne les récupérer. Absente, elle ne daigne même pas répondre aux appels de ses enfants– les plus jeunes de la fratrie !

 D’un simple point de vue littéraire, les Lettres à Ysé sont décevantes – mais peut-être l’attente d’autre chose était-il naïf ? – car sur la forme elles pourraient être celles de tout un chacun. Ne parlons même pas des quelques imperfections orthographiques (absences d’accent circonflexe à « côté », « des majuscules intempestives : « Novembre » et aussi « nourriture Japonaise », « les prisons Chinoises »), des pléonasmes (« au jour d’aujourd’hui »). Mais les descriptions (les cerisiers en fleurs, le théâtre No...) sont rares, le gros du discours est prosaïque et inlassablement répétitif : aller retirer le chèque chez un intermédiaire, quitter Paris pour la Province pour payer moins cher, faire revenir les meubles de Londres, aller voir les Berthelot, confier l’éducation musicale de Louise à Mme Gills, etc. On comprend que Rosalie n’en tient guère compte...

Il y a, dans la lettre 91, datée 18 avril 1923, un passage intéressant, que Gérald Antoine n’évoque pas dans son Introduction, pourtant encyclopédique : celui dans lequel Paul Claudel conseille des livres à faire lire à sa fille Louise. « Un bon Atlas, il n’y a rien de plus amusant à regarder et à feuilleter – Les Mémoires de Saint Simon (20 volumes). Très amusant à feuilleter – Les Mémoires d’outretombe (6 volumes) de Chateaubriand. Excellent, amusant et bien écrit (sic !) (...) – La divine comédie de Dante – Crime et châtiment, La maison des ports, Humiliés et offensés de Dostoïevsky et en général tous les romans de cet auteur (...) – Labiche (pour rire un peu) (...) Si tu crois que le moment est venu de montrer à Louise tous les côtés de la vie, tu pourrais lui faire lire Balzac (...) et le Rouge et le Noir de Stendhal (...) En tous cas, comme condition absolue, je voudrais que tu prennes l’avis du Père Flynn » (page 260).

J’avoue qu’au bout de trois cents pages, on est lassé, et la typographie choisie par Gérald Antoine ne nous aide pas, avec sa profusion de « < > » et d’italiques, et surtout avec sa myriade de notes en fin de volume, qui parfois nous éclairent sur un point précis mais qui, la plupart du temps, se contentent de renvoyer à une autre lettre (repérée seulement par sa date d’envoi !) ou pire à une page du Journal. Autant la Préface de Jacques Julliard est sobre et en même temps lumineuse, autant l’Introduction de Gérald Antoine est fouillée, alambiquée, voire parfois absconse, dans un style d’écriture assez difficile à lire. Par exemple, on lit ceci page 57 : « Si l’on a choisi de citer ici, comme en avant-première, quelques portions de lettres, c’est non pas tant pour leurs qualités de textes-vedettes, mais pour la lumière qu’elles projettent sur deux partages de vie – celui de midi d’abord, celui de l’après-midi ensuite entre ELLE et LUI peints non plus isolément, mais comme aspirant à ne plus faire qu’un ».

En fait, il y a ici mélange entre un ouvrage destiné au grand public (pour lequel peu importe que les Lettres et le Journal se complètent ou non, et qui préfère une édition sans mention des ratures ou des ajouts en interligne de Claudel...) et un ouvrage destiné aux archéologues de la création littéraire, résultat d’un lourd (et louable) travail de recherche ! De façon amusante, notre spécialiste, dans son Introduction-fleuve – parfois paraphrase des Lettres qu’il commente – anticipe les critiques et déceptions que nous venons de résumer : « Sans prétendre imposer un sens de la visite, on souhaiterait seulement indiquer quelques précautions à prendre, signaler des points de vue à ne pas manquer, attirer l’attention des plus curieux sur telles perspectives à approfondir. Une carte détaillée des pays d’Extrême-Orient ne sera pas inutile (sic !) » et plus loin « On fera donc bien de se tenir sans répit aux aguets, si l’on ne veut point perdre un pouce de l’étoffe d’un discours à double repli » (page 71). 

Au total, je ne recommande ce livre qu’aux passionnés d’histoire littéraire et de la vie intime de Paul Claudel, et, pour ma part, je ne le relirai pas...

28/09/2024

"Lettres à Ysé" (Paul Claudel) : critique II

Que puis-je dire de cette lecture qui m’a occupé deux mois ? Que cette compilation de lettres est fascinante, frustrante, pathétique, décevante et, en définitive, lassante !

 Fascinante en effet est cette histoire d’amour entre un jeune diplomate et une femme déjà établie dans la vie : il a 32 ans, il rejoint son poste de consul en Chine ; il ne connaît encore rien aux femmes, ayant renoncé depuis peu à la vocation religieuse ; sur le bateau, il tombe éperdument amoureux de Rosalie qui est la première et sera la seule (malgré Ève Francis, malgré Audrey Parr, malgré Agnes Meyer, malgré Marie Rolland) ; de trois ans sa cadette, elle est mariée à un cousin dont elle a eu quatre enfants ; son mari est un homme d’affaires, un commerçant raté, qui sera pour le moins complaisant. Cette histoire d’amour fou va s’échelonner sur un demi-siècle et évoluer des quatre années de passion à Fou-Tchéou jusqu’à l’amitié platonique et épistolaire des années 40. À partir des retrouvailles de 1917, Paul Claudel termine toutes ses lettres par des protestations d’amour éternel, bien que les amants ne se rencontrent plus qu’épisodiquement... Rosalie mourra en 1951, Paul Claudel n’assistera pas à ses obsèques... Lui-même mourra en 1955. Fascinante également est cette imbrication entre la passion vécue et la création littéraire, au point que Paul Claudel lui-même y voit l’origine et la substance de ses pièces de théâtre les plus connues : le « Partage de midi » et « le Soulier de satin », dont les personnages et les événements sont quasiment des décalques de la vraie vie. Ne remercie-t-il pas plus ou moins Rosalie de l’avoir abandonné, permettant ainsi à son génie de dramaturge et de poète d’éclore ?

 Mais ce qu’on apprend de cette histoire d’amour dans les lettres de Paul Claudel est également frustrant car Rosalie prétendra que son départ intempestif (et très vite sa trahison) furent causés par son constat que Paul ne l’épouserait pas ! Et pourquoi donc ? Sans doute parce que sa foi catholique lui interdisait de briser un foyer que Rosalie, elle, n’hésitera pas à abandonner quelques semaines plus tard seulement ! Les deux amants, censément follement épris l’un de l’autre, seront mariés (ou remariés) chacun de leur côté, l’année d’après ! Et Paul Claudel, plein de remords, ira au bout de ses convictions religieuses en renonçant à l’amour physique quatre ans après les retrouvailles, en s’évertuant à convertir Rosalie au catholicisme et en sublimant sa passion en un accord quasiment mystique, pour l’éternité, avec celle qu’il aura convertie... Dès lors, une bonne partie des vingt années qui vont suivre consisteront pour lui à battre sa coulpe et à essayer de réparer sa faute, entre autres en entretenant Rosalie et ses enfants à distance, en même temps que sa propre famille nombreuse. Et sa double vie devient une vie doublement platonique, avec sa muse et avec son épouse.

À notre époque de connexion numérique planétaire, on ne peut d’ailleurs que s’esbaudir de l’efficacité de notre écrivain – grâce aux Services du Quai d’Orsay – qui envoie chaque mois un chèque à Rosalie depuis le Japon, ce qui permet à la Belle de subsister après l’abandon par son second mari !

Drôle de passion donc, qui ne semble pas gênée outre mesure par l’éloignement ni par le peu d’occasions offertes de se voir ni par le temps qui passe... Rosalie vit sa vie (nous allons en reparler) et Paul ne paraît pas fâché de gagner ainsi son paradis... et son œuvre artistique ! Comme chez Mauriac (pour d’autres raisons), l’œuvre jaillit d’une tension extrême entre une passion humaine – très humaine – et un appel impérieux et sincère de la religion et de sa morale. Si l’on prend un peu de hauteur, on n’est qu’à moitié étonné de cette trajectoire hors norme, puisque, après son « illumination » un soir de Noël à Notre-Dame, Paul Claudel est à deux doigts d’entrer dans les ordres... Les quatre années de passion charnelle en Chine et les quelques épisodes en Europe dans les années 20 apparaissent ainsi comme des parenthèses dans une existence dominée par la foi et rongée par le remords. Il passera ensuite beaucoup de temps à essayer de convertir son entourage. Bien sûr rien n’est simple, et Claudel aimera considérer que cet amour a été voulu par Dieu, ainsi que la souffrance qui en a découlé. N’écrit-il pas à Marie Rolland en juin 1940 : « Au milieu du déchaînement des sens, il y avait toujours en moi un refus essentiel, une préférence de Dieu, quelque chose d’absolument irréductible » (page 39). Est-ce tout, la passion humaine d’une part, la foi et la question du mal d’autre part ? Non car sinon on ne serait pas devant un écrivain : « Pour être un artiste, il ne sert à rien d’avoir Dieu au cœur si l’on n’a le diable au corps » (Journal, I, 209). Claudel place donc clairement son œuvre dramatique et poétique comme « produit » du conflit qui l’a torturé sa vie durant. Bien plus : « Aussi longtemps que le poète, nourri de passion et de foi, eut besoin d’ELLE pour faire œuvre de transfiguration, Rosie conserva pour lui sa stature d’héroïne sacralisée. À partir du moment où s’est refermé le cycle dramaturgique dont elle était l’inspiratrice et le ressort, les puissances d’illusion peu à peu s’amoindrissent, cédant la place à l’attristant déclin d’une passion trop vive à son aurore, trop avide d’exaltation céleste à son crépuscule » (page 73).

25/09/2024

"Lettres à Ysé" (Paul Claudel) : critique I

On connaît l’histoire, sans doute : le jeune Paul Claudel rejoint son poste de consul en Chine et, sur le bateau, il tombe amoureux fou d’une femme superbe, mariée et déjà mère de quatre enfants, Mme Rosalie Vetch. Amour partagé et mari consentant apparemment, puisque Rosalie, tout juste arrivée en Chine, s’installe au consulat et vit ostensiblement avec le diplomate, au point de faire jaser jusqu’à Paris. Quatre années passent et, subitement, Madame prend ses cliques et ses claques, et, deux de ses enfants sous le bras, rentre en Europe. L’affaire se corse par le fait qu’elle est enceinte des œuvres du consul de France. Elle accouchera en Belgique d’une petite Louise (qui deviendra une cantatrice connue). Tout cela n’a pas empêché pas la Belle, dès son voyage de retour, de s’amouracher d’un certain John Lintner, guère plus doué pour les affaires que son mari précédent, qu’elle épousera.

Paul Claudel va se marier assez rapidement et fonder une famille. Mais il se morfondra pendant treize ans, jusqu’au 4 août 1917, où, en poste à Rio de Janeiro, il reçoit une lettre de Rosalie... S’en suivra une correspondance plusieurs fois interrompue, jusqu’en 1947. De ces échanges on n’a que les lettres de Paul Claudel car celles de Rosalie ont été détruites au fur et à mesure (par prudence)...

 Comme souvent en pareil cas, les faits – et les protagonistes – étaient connus dans les « milieux bien informés » mais n’étaient pas mis sur la place publique. C’est ainsi que dans les premières éditions critiques de l’œuvre littéraire et dramatique de Paul Claudel – dans la Pléiade par exemple – ils n’étaient pas évoqués ; plus tard, on a parlé d’Ysé – le personnage de la pièce « Partage de midi » – pour éviter de nommer Mme Rosalie Lintner (pourtant décédée depuis longtemps). De même, dans les « Mémoires improvisés » (Gallimard, édition de 2001 des quarante et un entretiens à la radio en 1951 et 1952), l’intervieweur Jean Amrouche (tiens, tiens... l’ami de Jules Roy !) tourne autour du pot, et notre grand écrivain botte en touche.

 Les lettres à Ysé, c’est-à-dire, on l’aura compris, à Rosalie Vetch, ont subi les vicissitudes habituelles : copies plus ou moins autorisées, vente à un libraire parisien, rumeurs, réticences familiales... jusqu’au moment où enfin, en 2017, elles sont publiées chez Gallimard, annotées par un spécialiste de Claudel, Gérald Antoine, dans un gros volume de 440 pages, avec en tout 190 lettres, une préface remarquable de Jacques Julliard (19 pages), une Introduction de 75 pages et 44 pages de notes dues à Gérald Antoine. L’appareil critique – selon l’expression consacrée – est donc important, voire indigeste pour le lecteur qui ne se veut pas chercheur en littérature.