08/12/2024
"La colline inspirée" (Maurice Barrès) : critique III
Barrès n’affiche aucune préférence, ne revendique rien mais on sent sa sympathie pour l’époque révolue qu’il évoque : « Tous ces gens rassemblés là, avec leurs soutanes fatiguées, leurs robes à lisérés bleus, leurs collerettes, leurs larges manches retroussées et leurs cornettes, font moins penser à des gens d’Église qu’à des terriens de l’ancienne France. À leurs traits, à la rudesse de leurs manières, à la franchise salubre de leurs attitudes, on croirait voir un de ces tableaux où le grand artiste Le Nain peignait des paysans du XVIIème siècle, assis autour d’une table, avec du vin et des femmes pour les servir (...) Mais qu’il y a de sérieux et même de noblesse dans leurs physionomies et dans leurs attitudes ! Ce qui donne sa couleur unique et profonde au tableau, c’est que ces gens sont rassemblés pour débattre les intérêts matériels les plus terre à terre, en même temps que les plus folles aspirations religieuses » (page 98). Il n’affiche aucune complaisance envers l’hérésie mais célèbre néanmoins la spiritualité qui a régné – et règne encore, pense-t-il – sur ces terres désertées : « Un beau fruit s’est levé du sein de la colline. Dans ce vaste ensemble de pierrailles, d’herbages maigres, de boqueteaux, de halliers toujours balayés du vent, tapis barbare où depuis des siècles des songeries viennent danser, il est un coin où l’esprit a posé son signe. C’est la petite construction qu’on voit là-haut, quatre murailles de pierres sur une des pointes de la colline. L’éternel souffle qui tournoie de Vaudémont à Sion jette les rumeurs de la prairie contre cette maison de solidité, et remporte un message aux friches qu’il dévaste »(page 328).
Au chapitre « L’année noire » arrive 1870 : comme le Hugo des « Misérables » qui décrit Waterloo, Barrès excelle à peindre la Lorraine d’abord traversée par les troupes qui filent à la frontière, puis envahie par les Prussiens en train de gagner la guerre. Sur leur colline de Sion, les Baillard – à vrai dire Léopold va bientôt se retrouver seul – et leurs quelques fidèles prient et rappellent qu’ils ont annoncé depuis longtemps cette punition divine... (pages 273 à 278).
Triste fin que celle de Léopold qui persiste dans l’hérésie et sera enterré civilement sur la colline, à un âge avancé. C’est alors que le narrateur, une dernière fois, reprend la parole avant d’abandonner son sujet, pour exprimer son émotion : « Aujourd’hui, jour de Jeudi saint, ce long récit terminé, je suis monté sur la colline. Dans le lointain, la longue ligne des Vosges était couverte de neige, et de là-bas venait un air froid qui, sous le soleil, glaçait les tempes. Nulle feuille encore sur les arbres, sinon quelques débris desséchés de l’automne, et c’est à peine si les bourgeons ça et là se formaient. Pourtant, les oiseaux se risquaient, essayaient, moins que des chansons, deux, trois notes, comme des musiciens arrivés en avance à l’orchestre. La terre noire, grasse et profondément détrempé par un abondant hiver, semblait toute prête et n’attendre que le signal. Ce n’est pas encore le printemps, mais tout l’annonce. Une fois de plus, la nature va s’élancer dans le cycle des quatre saisons ; le Dieu va ressusciter ; le cirque éternel se rouvre. Combien de fois me sera-t-il donné de tourner dans ce cercle qui, moi disparu, continuera infatigablement ? (...) C’est ici, par un jour semblable, que Léopold errait avec Thérèse désespérée, et qu’incapable de se soumettre aux événements comme à des leçons de Dieu même, il rejetait les entraves du bon sens aussi bien que celles de son ordre et de la hiérarchie » (page 325).
On trouve dans ce roman au style somptueux et à la narration inventive qui rappellent Anatole France, nombre de mots rares comme alérion (des Lorraine-Habsbourg : motif de blason en forme d’aigle mais sans bec ni pattes), parèdre (les deux divinités celtes Wotan et Rosmertha : dans l’antiquité grecque, ce terme désignait les assesseurs dans un tribunal), profès (qui a prononcé ses vœux dans un ordre religieux), antiphonaires (livre d’Église contenant les différentes parties de l’office notées en plain-chant), couarail (mot du patois lorrain désignant la causerie, le soir, auprès du feu, dans les villages), éphod (tunique que les prêtres hébreux portaient dans les grandes cérémonies), néreux (vieux mot du patois lorrain signifiant : qui répugne à manger avec des gens malpropres), les téphilins pontificaux (sorte de talismans sur lesquels étaient inscrites des formules magiques), insanité (chose déraisonnable), des évaltonnées (émancipées), les estafiers (valets armés ou laquais de grande taille), les neumesdu Pape (signes de notation musicale utilisés autrefois en plain chant ; ils indiquaient quand la voix devait monter ou descendre...), le dictame (au sens propre : plante aromatique ; au sens figuré : baume, adoucissement), les héliaques (relatifs au lever ou au coucher du soleil), un haquet (charrette étroite servant au transport des tonneaux) [à noter que ces trois derniers termes ne figurent plus dans mon Larousse de 1991].
Et, ô surprise, on découvre aussi sous sa plume, page 280, ce que l’on croyait être un néologisme d’ignorance : « Du coup, il reconquérait son prestige » !
On aura compris qu’il s’agit là d’un passionnant roman mi-historique, mi-mystique que je recommande chaleureusement et que j’aurai plaisir à relire, si l’on m’en laisse le temps...
07:00 Publié dans Barrès Maurice, Écrivains, Histoire et langue française, Littérature, Livre, Roman | Lien permanent | Commentaires (0)
06/12/2024
"La colline inspirée" (Maurice Barrès) : critique II
Dans son roman, Maurice Barrès entremêle des thèmes qui lui sont chers : le patriotisme et la sauvegarde des traditions, l’amour du terroir, des paysages et de l’impalpable de sa région natale, avec la narration d’une histoire réelle avec laquelle il prend quelques libertés.
« La Lorraine possède un de ses lieux inspirés. C’est la colline de Sion-Vaudémont, faible éminence sur une terre la plus usée de France, sorte d’hôtel dressé au milieu du plateau qui va des falaises champenoises jusqu’à la chaîne des Vosges (...) Et sa présence inattendue jette dans un paysage agricole, sur une terre toute livrée aux menus soins de la vie pratique, un soudain soulèvement de mystère et de solitaire fierté (...) C’est comme un lambeau laissé sur notre sol par la plus vieille Lorraine » (page 24 de l’édition Litos, 1986, 2005, 2023).
Source : Jacques Le Roux, Dominique Harmand, 2011, « Carte géomorphologique de la colline de Sion » in Guilato Gérard, 2011, « Autour des comtes de Vaudémont... »
Le roman débute par le rappel que la colline était déjà célébrée du temps des Celtes et par une magnifique description des lieux.
« En automne, la colline est bleue sous un grand ciel ardoise, dans une atmosphère pénétrée par une douce lumière d’un jaune mirabelle. J’aime y monter par les jours dorés de septembre et me réjouir là-haut du silence, des heures unies, d’un ciel immense où glissent les nuages et d’un vent perpétuel qui nous frappe de sa masse » (page 27).
Son attirance et sa tendresse pour ces lieux sont omniprésents dans le roman. Barrès excelle à restituer une ambiance, un « esprit des lieux » : « Connaissez-vous la rude allégresse de gravir les pentes de la colline par une douce après-midi glaciale de l’hiver ? Il semble que vous remontiez dans les parties les plus reculées de l’histoire. Le ciel est couvert d’épais nuages qui naviguent et sous lesquels des troupes de corneilles, par centaines, voltigent, allant des sillons de la plaine jusqu’aux peupliers des routes, ou bien s’élevant à une grande hauteur pour venir tomber d’un mouvement rapide, au milieu des arbres qui forment, sur le sommet, le petit bois de Plaimont. Par intervalles, un vent glacé balaye la colline en formant des tourbillons d’une force irrésistible, et il semble que tous les esprits de l’air se donnent rendez-vous là-haut, assurés d’y trouver la plus entière solitude. C’est un royaume tout aérien, étincelant, agité, où la terre ne compte plus, livré aux seules influences inhumaines du froid, de la neige et des rafales.
Mais vienne le printemps et ses longues journées molles, chargées de pluie, chargées de silence. Sur les branches encore nues et sur la terre brune, tout se prépare à surgir, précédé, annoncé par l’aubépine dans les ronces et par l’alouette dans le ciel. La pluie, toujours la pluie ! La plaine et les villages, autour de la colline, se recueillent sous les longues averses qui flattent leur verdure. Journées d’indifférence et de monotonie, où les vergers et les prairies et toutes les cultures, sous un grand ciel chargé d’humidité, sommeillent et nous présentent un visage de douceur, de force et de maussaderie. Le printemps est triste en Lorraine, ou du moins sévère ; la neige, à tout instant, passe encore dans le ciel et prolonge ses derniers adieux. Vers la fin des plus belles journées, il n’est pas rare que l’hiver, dans un dur coup de vent, revienne montrer sa figure entre les nuages du soleil couchant » (page 218).
Et un peu plus loin dans cette description, une résonance proustienne : « Quand le soleil brille au-dessus de la terre mouillée et que les oiseaux s’élancent et font ouïr la fraîcheur toute neuve de leur voix, nous respirons, dans l’averse qui vient de passer, une force prête à se développer, une vigoureuse espérance, un long espace de plaisir, qui va depuis les coucous et les marguerites d’avril jusqu’aux veilleuses de septembre ».
Les quatre saisons qui passent sur ce paysage vallonné de Lorraine sont décrites par une prose mélancolique et rythmée pleine de poésie (pages 217 à 220, entre autres).
07:00 Publié dans Barrès Maurice, Écrivains, Histoire et langue française, Littérature, Livre, Roman | Lien permanent | Commentaires (0)
04/12/2024
"La colline inspirée" (Maurice Barrès) : critique I
Quel livre ! Quel roman ! Quel style !
« La colline inspirée », publié en 1913, est considéré comme le chef d’œuvre de Maurice Barrès. 1913, c’est l’époque de l’incomparable Marcel Proust (« Du côté de chez Swann »), de Romain Rolland (« Jean-Christophe »), de Roger Martin du Gard (« Jean Barois », vingt-sept ans avant « les Thibault »), de Louis Pergaud (« Le roman de Miraut, chien de chasse », juste après « La guerre des boutons »), de Jules Romains (« Les copains », vingt ans avant « Les hommes de bonne volonté »), de Alain-Fournier (« Le Grand Meaulnes »), de Charles Péguy (« L’argent »), de Ernest Renan (« Souvenirs d’enfance et de jeunesse ») et aussi, dans la catégorie des romans populaires, « Rouletabille chez le Tsar » de Gaston Leroux.
En 1912, c’était « Le bouchon de cristal » de Maurice Leblanc et « Les dieux ont soif » d’Anatole France... L’année d’après ce sera « Les caves du Vatican » d’André Gide.
Quelle époque ! et un an avant la déclaration de guerre... ; c’étaient là des écrivains qui savaient écrire et des œuvres aujourd’hui un peu oubliées mais qui valent que l’on s’intéresse à elles. C’est ce que je fais, après avoir écumé en partie la production des Hussards (Michel Déon and co).
Il y a un trait d’union entre ce roman et ma « Suite de Vézelay », et Barrès le donne dès sa première page : « Il est des lieux qui tirent l’âme de sa léthargie, des lieux enveloppés, baignés de mystère, élus de toute éternité pour être le siège de l’émotion religieuse. L’étroite prairie de Lourdes, entre un rocher et son gave rapide ; la plage mélancolique d’où les Saintes-Maries nous orientent vers la Sainte-Baume ; l’abrupt rocher de la Sainte- Victoire, tout baigné d’horreur dantesque, quand on l’aborde par le vallon aux terres sanglantes ; l’héroïque Vézelay, en Bourgogne ; le Puy-de-Dôme ; les grottes des Eyzies, où l’on révère les premières traces de l’humanité ; la lande de Carnac, qui parmi les Bruyères et les ajoncs dresse ses pierres inexpliquées ; la forêt de Brocéliande… ; le Mont-Saint-Michel, qui surgit comme un miracle des sables mouvants ; la noire forêt des Ardennes, tout inquiétude et mystère, d’où le génie tira, du milieu des bêtes et des fées, ses fictions les plus aériennes ; Domrémy enfin, qui porte encore sur sa colline son Bois Chenu, ses trois fontaines, sa chapelle deBermont, et près de l’église la maison de Jeanne. Ce sont les temples du plein air. Ici nous éprouvons soudain le besoin de briser de chétives entraves pour nous épanouir à plus de lumière. Une émotion nous soulève ; notre énergie se déploie toute, et sur deux ailes de prière et de poésie s’élance à de grandes affirmations ».
La colline inspirée de Barrès, ce n’est pas Vézelay comme je le croyais mais Saxon-Sion, situé en Lorraine, entre Nancy et Épinal, non loin de Vézelise et Charmes-sur-Moselle (ville dans laquelle Barrès termine son roman en 1912).
Pour Barrès, et pas uniquement pour lui, c’est un lieu mythique. Encore aujourd’hui, surmontée d’une monumentale statue de la Vierge Marie, la colline est valorisée en tant que lieu de mémoire.
Cliché CERPA, D. Brion, 2010
L’écrivain, très attaché à sa région natale et à la France, s’empare d’une histoire invraisemblable mais réelle : celle de Léopold Baillard et de ses deux frères. Ces derniers se mettent en tête de fonder en haut de la colline une sorte de communauté chrétienne, qui s’oppose rapidement au Clergé local et à Rome par son appréhension très personnelle du dogme. Une première fois ruinés, ils ne s’avouent pas vaincus et adhérent à l’Œuvre de la Miséricorde, mouvement quasi-sectaire fondé par Eugène Vintras (1807-1875), qui prétendit être la réincarnation du prophète Élie.
18:33 Publié dans Barrès Maurice, Écrivains, Histoire et langue française, Littérature, Livre, Roman | Lien permanent | Commentaires (0)