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11/05/2020

Les mots français à la mode XI

Benoît Duteurtre est un critique littéraire et musical digne d’intérêt. J’ai consacré plusieurs billets de ce blogue à ses souvenirs d’adolescence rassemblés dans « L’été 76 ».

Ses chroniques sont toujours intéressantes, d’autant plus qu’il aborde souvent la défense de la langue française et qu’il y vilipende ses multiples agresseurs. Dans le Marianne du 6 mars 2020, sous le titre « Le temps des territoires », il dénonce, parmi d’autres tics de langage, cette manie des politiques de remplacer les mots « ville », « région », a fortiori « province » par le terme passe-partout de « territoire ». Ainsi va la novlangue…

« Ce mot qui semble renvoyer à quelque chose de concret, en rapport avec la terre, est devenu le terme le plus abstrait, le plus dépourvu d’enracinement, le plus administratif pour désigner un nouveau monde qui, peu à peu, remplace le précédent : sorte de friche post-historique soumise à la volonté d’organisateurs qui se chargent d’y dessiner des intercommunalités, d’y délimiter des zones écoprotégées et autres éléments structurants pour la population ».

Il note qu’après l’Aménagement du Territoire des Trente Glorieuses et ses « zones » (ZAC, ZUP…), sont venus les « espaces » (espace-nature, espace-loisirs). NDLR : il y a même une voiture qui a été baptisée ainsi…

Ensuite, malheureusement, l’Union européenne a essayé d’effacer les nations et un Président de la République a recomposé la carte régionale (un soir dans son bureau, paraît-il). Nous avons vu ainsi surgir des entités baroques comme Auvergne-Rhône-Alpes… Et l’État a regroupé, regroupé, regroupé les hôpitaux, les pompiers, le ramassage des déchets, tout en multipliant les parkings et les ronds-points.

En 2010, Michel Houellebecq avait intitulé son futur Prix Goncourt : « La carte et le territoire »...

06/12/2018

Nouvelles du front (linguistique) V

À propos de Benoît Duteurtre (voir mon billet du 29 décembre 2018), voici qu’il a écrit un article – que je considère comme à la fois indispensable et vain – sur le plurilinguisme nécessaire de l’Europe  (Marianne, 12 octobre 2018). Il s’intitule « Non, l’Europe ne doit pas parler anglais » ; c’était juste avant le 17èmesommet international de la francophonie en Arménie (qui en a entendu parler ? qui s’y est intéressé au moment où disparaissait Charles Aznavour ?).

Cela commence par une charge – ô combien méritée – sur la défense du français « à géométrie variable » de M. Macron, ci-devant Président de la République française et « ovni politique, se voulant jeune (NDLR. Il l’est…), pragmatique, réformateur et pressé de faire entrer (NDLR. J’aurais écrit : monter…) la France dans le train de la globalisation heureuse ». Et de citer son discours en anglais à Berlin devant des étudiants allemands (NDLR. Ne parle-t-on pas sans cesse de la proximité entre nos deux pays, armée commune, ministères communs ?) et de ses apartés avec Donald (plus compréhensible mais « créant une forme de vassalité pour celui qui emploie la langue de l’autre »). À côté de cela « de vibrants discours sur la place du français dans le monde, notamment en Afrique ».

La francophonie, à laquelle je me suis intéressé de près (voir mes billets de l’année 2015), joue elle-même un drôle de jeu, comme celui de « porter à sa tête une ministre rwandaise qui a œuvré pour le remplacement du français par l’anglais dans son pays ».

Puis Benoît Duteurtre en vient à son sujet, à savoir l’Europe et la France, « où le français ne cesse de reculer avec la complaisance d’élites qui jugent plus moderne de s’exprimer in english ». C’est depuis toujours mon point de vue, bien loin de la sérénité « supérieure » de l’Académie, de la sérénité scientifique d’un Claude Hagège ou de la sérénité commerciale et fougueuse de Lorànt Deutsch (voir mon billet du 3 décembre 2018).

Après la décision du Brexit et à l’approche des élections européennes, il serait normal de reconsidérer l’omniprésence de l’anglais à Bruxelles (il paraît que l’inénarrable Jean-Claude Juncker a décidé de ne plus s’exprimer qu’en français et en allemand. Heureux Luxembourgeois qui est trilingue). Si on la confirme, cette omniprésence,« nous nous trouverions dans ce cas unique et singulier d’une vaste union économique et politique, comparable aux États-Unis d’Amérique ou à la Chine, mais régie par une langue étrangère à sa population ».

Le célèbre Umberto Eco avait dit que la langue de l’Europe, c’est la traduction. Et le Marché commun de 1957 avait choisi trois langues de travail, le français et l’allemand avant l’anglais. Au lieu de cela on a « le pitoyable concours Eurovision, véritable festival de l’américanisation par le bas ».

Je vous laisse découvrir la suite de l’article, que j’ai qualifié de « vain » en commençant (car il ne s’adresse qu’aux lecteurs de Marianne qui sont sans doute dans leur grande majorité, convaincus d’avance, et non pas aux élites visées par le cri d’alarme) mais qui est fort bien construit et argumenté.

Merci, Monsieur Duteurtre.

22/06/2017

"Pourquoi je préfère rester chez moi" (Benoît Duteurtre) : critique IV (Barry White et Olivier Messiaen)

Retour à « Pourquoi je préfère rester chez moi », recueil des humeurs et des enthousiasmes du critique Benoît Duteurtre.

À partir du chapitre 7, « Musiques de bordel », il argumente, avec un certain brio, sur ses préférences artistiques ; ainsi adore-t-il le chanteur populaire américain Barry White et révère-t-il le compositeur et organiste français Olivier Messien… Très bien, rien à y redire ; on partage ses goûts ou non mais comme sa culture et ses exigences sont élevées, il n’y a pas matière à polémiquer. À se passionner non plus… !

Il parle d’abord de sa découverte de la soul music américaine  : « Dignes descendants des maîtres du swing, ils creusaient le filon inépuisable de la danse sous le regard condescendant des spécialistes de pop music – prompts à ranger tout cela sous le terme infâmant de disco », puis déclare sa passion pour Barry White, à partir de la fin des années 70, qui « avait alors apporté un complément nécessaire à mes délices : le slow, la musique lente, domaines d’excellence où se distinguait son propre talent ». Il disserte longuement sur ce qu’il considère comme son chef d’œuvre : « Sheet music ». J’ai moi-même une compilation des succès de Barry White, «  The ultimate collection » (je l’écoute en écrivant ces lignes…), ce titre n’en fait pas partie (peut-être parce qu’il est trop long). « Même quand les noms des arrangeurs changent, la musique reste la même, et Barry White apparaît comme le principal auteur de ce produit musical sophistiqué qui sublime les recettes sucrées de la variété. Jamais dans la musique soul, l’orchestre à cordes n’a été autant sollicité ni travaillé pour envelopper chaque mélodie » (page 95). Peut-être mais cela reste de la variété – c’est-à-dire de la mélodie bien faite et bien orchestrée, surtout bien orchestrée – prête à consommer et qui ne prétend à aucune pérennité. Quand on voit le mépris dans lequel est tenue la « variété française » (en dépit des goûts du grand public), la modération s’impose dans l’enthousiasme vis-à-vis de Barry White et compères, sachant que, bien entendu, les goûts et les couleurs ne se discutent pas.

Barry White.jpgBenoît Duteurtre, critique musical lucide, n’ignore pas ces considérations. Alors, dans une deuxième partie, il en rajoute : « Les chansons de Barry White soulèvent des questions sérieuses (sic !). Elles nous invitent à réfléchir à ce contraste paradoxal entre un langage simple, voire pauvre (c’est ainsi qu’un musicologue le qualifierait) et une musique personnelle autant que singulière. Car le musicologue en question soulignerait que tout se résume ici à deux ou trois accords, inlassablement alternés ; que la mélodie et l’harmonie n’échappent jamais aux enchaînements convenus d’une musique tonale matinée de blues ; que la rythmique, pas davantage, ne s’affranchit du cadre d’une invariable mesure à quatre temps, à l’intérieur de laquelle tout se passe : c’est-à-dire rien ! » (page 96). Et d’accuser « une certaine vision européenne de l’histoire musicale », qui aurait opposé les tenants de la musique italienne (simple…) à ceux de la musique allemande (complexe…) ; et, à la fin, comme disait Gary Lineker, c’est toujours l’Allemagne qui gagne…

Plus intéressant, Benoît Duteurtre, page 99, rend hommage à l'arrangeur qui souvent « fin musicien, souvent passé par les études classiques, et qui a pour tâche d’habiller un bout de mélodie et de la transformer en création musicale ». Il cite à juste titre Jean-Michel Defaye, François Rauber, Alain Goraguer, Klaus Ogermann, sans qui les chefs d’œuvre de Léo Ferré, Jacques Brel, Serge Gainsbourg, Joaõ Gilberto n’auraient pas été ce qu’ils furent, et bizarrement il oublie George Martin et Quincy Jones. Pour lui, c’est dans cet ensemble abouti – mélodie entrainante, voix langoureuse et riches arrangements – que réside la magie des chansons de Barry White.

Olivier Messiaen.jpgLa suite de l’article est plus complexe mais bien plus enrichissante : elle parle de l’organiste et compositeur Olivier Messiaen, « formé au conservatoire de Paris, inspiré par les grands compositeurs du début du XXème siècle – Debussy, Ravel, Stravinski – (…) et dont la rythmique extraordinairement complexe s’inspirait des échelles de la musique indienne » (page 101). Il paraît que Pierre Boulez qualifiait ses créations de « musique de bordel »… alors qu’il avait été son élève, comme Stockhausen et Xenakis ! Pendant dix ans, Olivier Messiaen, touché par ces critiques, avait adopté « une seconde manière » de composer et recherché la complexité, avant de revenir à son style propre.

Pour Benoît Duteurtre, « Messiaen apparaît toujours davantage comme le plus grand compositeur français depuis Debussy et Ravel, célébré à ce titre par tous les musiciens et les orchestres du monde » (page 103). Et il faut lire les deux dernières pages qu’il lui consacre, à la fois réalistes sur l’homme et enthousiastes sur le musicien, magnifiques.