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05/11/2014

Y Académie-sionner !

Dans son numéro du 4 décembre 2003, le Nouvel Observateur, sous la plume de Jacques Drillon, et sous les prétextes fortuitement jumelés que l’on republiait le Dictionnaire de Furetière (1690) et qu’elle en était péniblement à la lettre R, descendait en flamme notre Académie française.

Quel était l’argument de cet article ? que l’Académie, depuis le tout début, n’en finissait pas de prendre du retard dans son fameux dictionnaire, qui faisait l’objet de l’une des trois missions à elle conférée par le Cardinal, avec une grammaire (publiée seulement en 1932) et une rhétorique (jamais réalisée).

La première édition du dictionnaire tarde tellement que Furetière, lui-même académicien, publie le sien, ce qui évidemment provoque un scandale. Et il est exclu. L’Académie est « juge du langage par essence et en droit » (Maurice Druon, 1995). Elle est là pour « donner des règles certaines à notre langue » (statuts de 1635) ! Elle fait et refait, depuis, perpétuellement son dictionnaire, qui, jusqu’en 1992, n’était ni encyclopédique, ni historique, ni analogique, ni même étymologique.

Elle avait également mis en chantier un Dictionnaire historique de la langue française au XIXè siècle, qui fut abandonné au bout de soixante années de labeur sur la lettre A !

J. Drillon écrit : « Cela fait bien longtemps maintenant que nul, les Quarante Immortels mis à part, ne croit plus qu’on puisse légiférer, fût-ce en matière d’orthographe ». Il a le droit de le penser. Mais quand il ajoute que : « si Furetière est encore une référence, ce que l’Académie n’avait pas réussi à être, c’est qu’il constatait plus l’état d’une langue, comme le fait aujourd’hui le Robert ou le Trésor de la langue française, qu’il ne proclamait ce qu’elle devait être », on voit où est la démission ! Car le Robert, même animé par des lexicographes émérites, est une entreprise commerciale – il faut vendre une édition chaque année – et le Trésor est un outil de recherche à la base, que l’Académie utilise d’ailleurs aujourd’hui.

Et de moquer certaines décisions de l’Académie… Par exemple, de recommander le verbe « curer » pour les ongles et « récurer » pour un fossé, ou de refuser « récré » comme diminutif de récréation, par crainte d’être obligé d’accepter « gym » et « prof » (c’est ma prof. de gym. qui serait contente… cf. le billet du 5 juillet 2014). Certes…

Mais le Dictionnaire de l’Académie n’est pas un dictionnaire comme les autres. Ayant la durée devant lui – et même l’éternité – il peut se permettre un travail en profondeur à un train de sénateur, l’usage consacrant un mot n’étant pas un critère suffisant pour l’accepter. Et il n’est pas mauvais que de beaux esprits puissent prendre le temps de réfléchir. Pas besoin d’acheter un dictionnaire récent pour savoir si pet sitting ou le pitch d’une émission y figure… il n’y a qu’à attendre que les snobs et les journalistes s’entichent d’un nouveau mot et oublient ceux-là !

 

On peut regretter, sans doute, que Littré, autre Académicien, ait aussi été conduit à publier son dictionnaire… et qu’il n’y ait pas alliance ou au moins collaboration avec les Larousse, Robert, Rey et Rey-Debove…

Mais quand J. Drillon trouve que l’Académie pourrait jouer son rôle dans la lutte désespérée qui oppose le français à l’anglais, « en entérinant la francisation des mots anglo-saxons, seule manière de conserver à la langue sa cohérence », on se frotte les yeux pour savoir si on ne rêve pas ! Connaît-il quelque chose au problème ?

 

Il épingle épinglette, terme recommandé à la place de pin’s et meneur pour leader, lui préférant « lideur »… et conclut que « c’est ainsi que la langue française devient totalement incohérente et qu’elle ne respecte même plus ses propres règles de prononciation, alors qu’elle aurait pu absorber le mot anglais sans dommage » (sic !).

 

Reste une solution : coopter Jacques Drillon à l’Académie française.

04/11/2014

Parler croquant la puce à l'oreille 1935-2012

Le 23 mars 2012, peu avant les élections présidentielles, de quoi parlait-on dans les pages Culture du Figaro ?

Du film Intouchables, de l’entrée de Jean Dujardin et de Brad Pitt dans le Petit Robert, également de l’entrée dans le même dictionnaire du prix Nobel de médecine 2011, Jules Hofmann, reçu entre temps à l’Académie française… tout pour les mêmes !

On parlait aussi de la remise d’un prix de l’UNAC à Eddy Mitchell « pour l’ensemble de sa carrière » et à Laurent Voulzy et Alain Souchon pour « Jeanne »…

Bon, passons ! on parlait surtout de la disparition de Claude Duneton, personnage pittoresque et éclectique : écrivain, comédien, chroniqueur et surtout historien sans prétention académique du langage.

C’est l’auteur de « Parler croquant » (1973), de « La puce à l’oreille » (1978) et de « Le bouquet des expressions imagées » (1990), qui l’ont imposé comme un spécialiste du langage

Il a aussi écrit une histoire de la chanson française des origines à 1860 et plusieurs romans.

 

Il avait baigné, dans son petit village de Corrèze, dans le trilinguisme : l’occitan, le français et l’argot, et expliquait sa curiosité pour les langues par toutes les questions restées sans réponse sur les mots, quand il était petit…

 

Il a tenu une chronique « Le plaisir des mots » (Denoël, 2005) dans le Figaro littéraire pendant près de vingt ans, s’intéressant aussi bien à de nouvelles expressions nées dans la rue qu’à de vieilles tournures oubliées. La phraséologie alambiquée des bardés de diplômes l’inquiétait tout autant que l’invasion du langage texto, lui qui n’avait rejoint l’école qu’à 16 ans, pour terminer professeur d’anglais, sa quatrième langue …

J’ai gardé sa chronique du 3 mai 2007 « Malherbe vint ».

Il y déverse sa hargne envers Malherbe, « tâcheron du rythme et de la rime froide », qui en 1605 vint éteindre, selon lui, le flambeau de poésie porté par Ronsard et ses compagnons de la Pléiade, en fondant l’école des puristes. Il lui reproche ses refus, de tout ce qui faisait « gaulois » et  des néologismes. La langue française y prit une orientation élitiste qui aboutit à la création de l’Académie et évolua selon deux modes distincts : la langue de la Cour et la langue commune.

C. Duneton cite dans sa péroraison Claude Imbert : « Il n’est pas aujourd’hui de plus grande cause française que celle de sa langue. La misère du verbe fait la violence du poing ».

Sur cette dernière affirmation, je suis d’accord.

Mais, quoiqu’il en soit, devant des érudits comme C. Duneton, on se sent nain…

03/11/2014

La bibliothèque de Warburg

Aby Moritz Warburg est un historien de l'art, né le 13 juin 1866 à HambourgAllemagne et mort également à Hambourg le 26 octobre 1929. Son travail a servi à jeter les bases de l'iconologie, une nouvelle méthode d'analyse qui consiste, à « opérer une décomposition [de l'œuvre] qui en fera apparaître clairement l'hétérogénéité matérielle ou essentielle ».

À la suite de la première guerre mondiale, il est victime d'une psychose aiguë et est interné jusqu'en 1923. Il est mort en 1929 d'une crise cardiaque.

Il laisse derrière lui un héritage important, malgré le caractère spécialisé de ses publications, ainsi qu'une vaste bibliothèque qu'il constitua tout au long de sa vie comprenant 80 000 ouvrages et située en 2006 à l'Institut Warburg à Londres, à la suite du déménagement opéré en catastrophe sous le nazisme [source Wikipedia].

Aby Warburg considérait qu’il y avait d’une part la Naturwissenschaft (science de la nature) et la Kulturwissenschaft (science de la culture, en fait les sciences humaines), dont l’histoire de l’art.

Sa bibliothèque couvre la Kulturwissenschaft et correspond au fonds documentaire de ses propres recherches en histoire de l’art.

La bibliothèque imaginée par Aby Warburg est à plusieurs égards le reflet d’une pensée parmi les plus originales que l’histoire de l’art ait connu. On connaît généralement cette bibliothèque grâce au témoignage d’Ernst Cassirer qui voyait s’y déployer un « ensemble de problèmes ». Le philosophe ne cache pas l’angoisse qu’il ressentit d’abord face à ce labyrinthe de livres dont l’organisation lui échappait. Warburg avait fait graver à l’entrée de sa bibliothèque le mot Mnémosyne, "mémoire" en grec. Il considérait lui-même la bibliothèque comme son œuvre la plus importante. L’ordre de classement des livres, qu’il révisait presque chaque jour, devait sembler chaotique pour qui n’était pas familier de l’« espace de pensée » [Denkraum] warburgien. Pas de classement par discipline ou de classement chronologique, mais un classement thématique qui obéissait à la « loi de bon voisinage ». La bibliothèque Warburg, immense fonds de mémoire culturelle où les savoirs se décloisonnaient, accompagnait la recherche de manière inédite. Véritable laboratoire pratique où le savoir était mis à l’épreuve, la salle de lecture en ellipse de la bibliothèque constituait comme une « arène » où les chercheurs mettaient à profit les livres et leur agencement si particulier.

(source : Maud Hagelstein, « Mémoire et Denkraum. Réflexions épistémologiques sur la Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg », Conserveries mémorielles, #5 | 2008, mis en ligne le 01 octobre 2008, URL : http://cm.revues.org/104).

Voici quelques éléments issus de l’article de Maud Hagelstein.

La bibliothèque imaginée par Aby Warburg reflète sa personnalité de chercheur…

[Friman et allii] reconnaissent l’importance d’une bonne connaissance de la pensée de Warburg pour comprendre la proximité de certains livres appartenant  à des thématiques apparemment hétérogènes…

On posera donc l’hypothèse suivante : étudier l’organisation de la bibliothèque Warburg devrait éclairer une série de choix épistémologiques décisifs qui parcourent aussi l’œuvre écrite. Trois axes de réflexion méthodologiques… : … les pratiques d’organisation des documents… la pertinence des frontières entre les différentes disciplines (mises en cause par l’idée d’une bibliothèque consacrée à la Kulturwissenschaft, qui placerait l’art au cœur de la vie et des multiples formes de pensée ou d’action qu’elle génère)… les rapports du chercheur aux lieux institutionnels du savoir.

Avec l’aide financière de sa famille, ce n’est qu’à partir de 1901-1902 que l’historien de l’art collectionne les livres de manière véritablement systématique et professionnelle…

Les ouvrages n’y sont pas classés chronologiquement ; ils ne sont pas non plus regroupés par nom d’auteur. L’ordre alphabétique risquerait de cacher les relations entre les livres et de rendre les regroupements artificiels…

Chaque chercheur… pourrait expliquer ce qui l’incite à regrouper les textes sur lesquels il travaille. Dans l’intimité de leurs bureaux, les théoriciens favorisent, entre les ouvrages, des regroupements qui correspondent au travail du moment, à l’argument qu’ils pensent par exemple déployer dans un article, etc.

L’originalité (ou la folie) de Warburg est d’avoir voulu étendre ce principe subjectif à une bibliothèque entière… Chaque progrès dans son système de pensée, chaque nouvelle idée portant sur l’interrelation de faits, l’amenait à regrouper les livres correspondants… La loi de bon voisinage est l’expression curieuse que Warburg choisit de donner au principe établi pour sa bibliothèque. Cette loi repose sur l’idée que le livre que l’on cherche, dans bien des cas, n’est pas le livre dont on a réellement besoin. Par contre, grâce à l’organisation thématique des étagères, il est probable que le livre d’à côté, bien qu’on ne puisse le deviner à son titre, contienne l’information vitale. La loi de bon voisinage repose sur un modèle horizontal plutôt que hiérarchique… C’est la recherche elle-même qui justifie l’organisation générale : suivant des motifs personnels, le chercheur juge que tel et tel livre feront de bons voisins.

(a contrario) Il ne sera pas aussi facile de trouver un livre précis dans cette bibliothèque que dans n’importe quelle autre obéissant à un classement alphabétique ou numérique… comme si l’épreuve du labyrinthe était indispensable au progrès de la recherche.

Aucun no man’s land n’accueille les livres les plus périphériques ou isolés, chaque titre est connecté à la somme bibliographique totale, comme à un organisme vivant. Chaque livre est intégré à un immense tissu.

L’exigence warburgienne impliquait de multiplier les points de vue, les approches, les compétences de la recherche sur l’image.

Pour Warburg, toute collection (de livres) se doit d’être vivante et de susciter des expériences. La bibliothèque est une réserve à partir de laquelle les activités de recherche se déploient… La bibliothèque de Warburg était bien plus qu’un espace de rangement et de classement de livres… elle avait pour tâche principale de construire le Denkraum des disciplines attachées à l’histoire de l’art.