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07/11/2014

Économie, politique et langue française

Dans le n°915 de Marianne, Régis Debray et Bernard Maris débattent autour de leurs deux livres récents : « L’erreur de calcul » et « Houellebecq économiste ».

Et que lit-on dans cet échange ?

 

Régis Debray : « … On a atteint le fond de l’indigence. L’appauvrissement de la langue et la décérébration du personnel dirigeant nous affligent chaque jour. On semble tenir pour parfaitement normal qu’un ou une Ministre de la culture n’ait plus de contact avec la littérature ; aux États-Unis, c’est imaginable ; en France, c’est une première » (NDLR : aux États-Unis, il n’y a jamais eu de Ministre de la culture…).

C’est un peu ce que dit F. Lucchini quand on l’interroge sur la situation de la France : « revenons à la littérature » (citation de mémoire).

 

Régis Debray : « L’appauvrissement culturel et philosophique que vous pointez, tient aussi… à la mise en ménage de l’État avec la communication. Le contrôle de la communication par l’État a été remplacé par le contrôle de l’État par la communication, avec primat du visuel, de l’instant et de l’émotion ».

 

Bernard Maris : « Je pense que la gauche devrait aussi se réapproprier la langue. L’acculturation de nos élites dirigeantes, droguées au globish, n’est plus supportable ».

Et Hubert Védrine dans le même magazine, de déclarer, à propos de la pièce « Hôtel Europe » de BHL : « Dans le magma prometteur, mais aussi anxiogène, de la mondialisation, la plupart des peuples européens (et d’autres) résistent au monde globish et cherchent à se rattacher à leur être profond, à leurs traditions, à leur langue. Cette aspiration n’a rien de criminel ! ».

 

Résistons.

06/11/2014

Soirs d'été

À M.

« Ce sont souvent des amours secrètes, celles qu’on partage avec une ville. Des cités comme Paris, Prague et même Florence sont refermées sur elles-mêmes et limitent ainsi le monde qui leur est propre. Mais Alger, et avec elle certains milieux privilégiés comme les villes sur la mer, s’ouvre dans le ciel comme une bouche ou une blessure. Ce qu’on peut aimer à Alger, c’est ce dont tout le monde vit : la mer au tournant de chaque rue, un certain poids de soleil, la beauté de la race. Et, comme toujours, dans cette impudeur et cette offrande se retrouve un parfum plus secret. À Paris, on peut avoir la nostalgie d’espace et de battements d’ailes. Ici, du moins, l’homme est comblé, et assuré de ses désirs, il peut alors mesurer ses richesses.

Il faut sans doute vivre longtemps à Alger pour comprendre ce que peut avoir de desséchant un excès de biens naturels. Il n’y a rien ici pour qui voudrait apprendre, s’éduquer ou devenir meilleur. Ce pays est sans leçons. Il ne promet ni ne fait entrevoir. Il se contente de donner, mais à profusion. Il est tout entier livré aux yeux et on le connaît dès l’instant où l’on en jouit. Ses plaisirs n’ont pas de remède, et ses joies restent sans espoir.

Les hommes trouvent ici pendant toute leur jeunesse une vie à la mesure de leur beauté. Et puis après, c’est la descente et l’oubli. Ils ont misé sur la chair mais ils savaient qu’ils devaient perdre. À Alger, pour qui est jeune et vivant, tout est refuge et prétexte à triomphes : la baie, le soleil, les jeux en rouge et blanc des terrasses vers la mer, les fleurs et les stades, les filles aux jambes fraîches. Mais pour qui a perdu sa jeunesse, rien où s’accrocher et pas un lieu où la mélancolie puisse se sauver d’elle-même.

Mais il y a surtout le silence des soirs d’été.

Ces courts instants où la journée bascule dans la nuit, faut-il qu’ils soient peuplés de signes et d’appels secrets pour qu’Alger en moi leur soit à ce point liée ? Quand je suis quelque temps loin de ce pays, j’imagine ses crépuscules comme des promesses de bonheur. Sur les collines qui dominent la ville, il y a des chemins parmi les lentisques et les oliviers. Et c’est vers eux qu’alors mon cœur se retourne.

Soirs fugitifs d’Alger, qu’ont-ils donc d’inégalable pour délier tant de choses en moi ? Cette douceur qu’ils me laissent aux lèvres, je n’ai pas le temps de m’en lasser qu’elle disparaît déjà dans la nuit. Est-ce le secret de sa persistance ? La tendresse de ce pays est bouleversante et furtive.

Je me souviens du moins d’une grande fille magnifique qui avait dansé tout l’après-midi. Elle portait un collier de jasmin sur sa robe bleue collante, que la sueur mouillait depuis les reins jusqu’aux jambes. Elle riait en dansant et renversait la tête. Quand elle passait près des tables, elle laissait après elle une odeur mêlée de fleurs et de chair. Le soir venu, je ne voyais plus son corps collé contre son danseur, mais sur le ciel tournaient les taches alternées du jasmin blanc et des cheveux noirs, et quand elle rejetait en arrière sa gorge gonflée, j’entendais son rire et voyais le profil de son danseur se pencher soudain. L’idée que je me fais de l’innocence, c’est à des soirs semblables que je la dois. Et ces êtres chargés de violence, j’apprends à ne plus les séparer du ciel où leurs désirs tournoient.

Voici du moins l’âpre leçon des étés d’Algérie. Mais déjà la saison tremble et l’été bascule. Premières pluies de septembre, après tant de violence et de raidissements, elles sont comme les premières larmes de la terre délivrée, comme si pendant quelques jours ce pays se mêlait de tendresse. À la même époque pourtant, les caroubiers mettent une odeur d’amour sur toute l’Algérie. Le soir où après la pluie, la terre entière, son ventre mouillé d’une semence au parfum d’amande amère, repose pour s’être donnée tout l’été au soleil. Et voici qu’à nouveau cette odeur consacre les noces de l’homme et de la terre, et fait lever en nous le seul amour vraiment viril en ce monde : périssable et généreux. »

Albert Camus

L’été à Alger

(1938)

05/11/2014

Y Académie-sionner !

Dans son numéro du 4 décembre 2003, le Nouvel Observateur, sous la plume de Jacques Drillon, et sous les prétextes fortuitement jumelés que l’on republiait le Dictionnaire de Furetière (1690) et qu’elle en était péniblement à la lettre R, descendait en flamme notre Académie française.

Quel était l’argument de cet article ? que l’Académie, depuis le tout début, n’en finissait pas de prendre du retard dans son fameux dictionnaire, qui faisait l’objet de l’une des trois missions à elle conférée par le Cardinal, avec une grammaire (publiée seulement en 1932) et une rhétorique (jamais réalisée).

La première édition du dictionnaire tarde tellement que Furetière, lui-même académicien, publie le sien, ce qui évidemment provoque un scandale. Et il est exclu. L’Académie est « juge du langage par essence et en droit » (Maurice Druon, 1995). Elle est là pour « donner des règles certaines à notre langue » (statuts de 1635) ! Elle fait et refait, depuis, perpétuellement son dictionnaire, qui, jusqu’en 1992, n’était ni encyclopédique, ni historique, ni analogique, ni même étymologique.

Elle avait également mis en chantier un Dictionnaire historique de la langue française au XIXè siècle, qui fut abandonné au bout de soixante années de labeur sur la lettre A !

J. Drillon écrit : « Cela fait bien longtemps maintenant que nul, les Quarante Immortels mis à part, ne croit plus qu’on puisse légiférer, fût-ce en matière d’orthographe ». Il a le droit de le penser. Mais quand il ajoute que : « si Furetière est encore une référence, ce que l’Académie n’avait pas réussi à être, c’est qu’il constatait plus l’état d’une langue, comme le fait aujourd’hui le Robert ou le Trésor de la langue française, qu’il ne proclamait ce qu’elle devait être », on voit où est la démission ! Car le Robert, même animé par des lexicographes émérites, est une entreprise commerciale – il faut vendre une édition chaque année – et le Trésor est un outil de recherche à la base, que l’Académie utilise d’ailleurs aujourd’hui.

Et de moquer certaines décisions de l’Académie… Par exemple, de recommander le verbe « curer » pour les ongles et « récurer » pour un fossé, ou de refuser « récré » comme diminutif de récréation, par crainte d’être obligé d’accepter « gym » et « prof » (c’est ma prof. de gym. qui serait contente… cf. le billet du 5 juillet 2014). Certes…

Mais le Dictionnaire de l’Académie n’est pas un dictionnaire comme les autres. Ayant la durée devant lui – et même l’éternité – il peut se permettre un travail en profondeur à un train de sénateur, l’usage consacrant un mot n’étant pas un critère suffisant pour l’accepter. Et il n’est pas mauvais que de beaux esprits puissent prendre le temps de réfléchir. Pas besoin d’acheter un dictionnaire récent pour savoir si pet sitting ou le pitch d’une émission y figure… il n’y a qu’à attendre que les snobs et les journalistes s’entichent d’un nouveau mot et oublient ceux-là !

 

On peut regretter, sans doute, que Littré, autre Académicien, ait aussi été conduit à publier son dictionnaire… et qu’il n’y ait pas alliance ou au moins collaboration avec les Larousse, Robert, Rey et Rey-Debove…

Mais quand J. Drillon trouve que l’Académie pourrait jouer son rôle dans la lutte désespérée qui oppose le français à l’anglais, « en entérinant la francisation des mots anglo-saxons, seule manière de conserver à la langue sa cohérence », on se frotte les yeux pour savoir si on ne rêve pas ! Connaît-il quelque chose au problème ?

 

Il épingle épinglette, terme recommandé à la place de pin’s et meneur pour leader, lui préférant « lideur »… et conclut que « c’est ainsi que la langue française devient totalement incohérente et qu’elle ne respecte même plus ses propres règles de prononciation, alors qu’elle aurait pu absorber le mot anglais sans dommage » (sic !).

 

Reste une solution : coopter Jacques Drillon à l’Académie française.