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25/11/2014

La littérature est-elle la solution ? (V)

Quant à lui, A. Compagnon revient à Calvino et à son éloge de la littérature, irremplaçable mais en s’interrogeant tout de même sur la place qu’elle peut préserver face ou à côté des nouveaux moyens de connaissance et de loisir : cinéma, médias…

Ce n’est plus aujourd’hui LE mode d’acquisition privilégié d’une conscience historique, esthétique et morale. La pensée du monde et de l’homme PAR la littérature n’est pas la plus courante.

Mais elle offre un moyen de préserver et de transmettre l’expérience des autres, ceux qui sont éloignés de nous dans l’espace et le temps ou qui diffèrent de nous par les conditions de leur vie. Elle nous rend sensibles au fait que les autres sont très divers et que leurs valeurs s’écartent des nôtres.

La littérature déconcerte, dérange, déroute, dépayse plus que les discours philosophique, sociologique ou psychologique, parce qu’elle fait appel aux émotions et à l’empathie.

Ce n’est pas que nous trouvions dans la littérature des vérités universelles ni des règles générales, non plus que des exemples limpides.

La littérature nous apprend à mieux sentir , et comme nos sens sont sans limites, elle ne conclut jamais mais reste ouverte comme un essai de Montaigne, après nous avoir fait voir, respirer ou toucher les incertitudes et les indécisions, les complications et les paradoxes qui se terrent derrière les actions.

La littérature est un exercice de pensée ; la lecture, une expérimentation des possibles.

Toutes les formes de la narration, dont le film et l’histoire, nous parlent de la vie humaine. Le roman le fait pourtant avec plus d’attention que l’image mobile et plus d’efficacité que le fait divers car son instrument pénétrant est la langue, et il laisse toute leur liberté à l’expérience imaginaire et à la délibération morale, en particulier dans la solitude prolongée de la lecture.

Et la littérature  - roman, poésie ou théâtre – m’initie supérieurement aux finesses de la langue et aux délicatesses de l’entretien, voire du badinage.

Elle est concurrencée dans tous ses usages et ne détient de monopole sur rien, mais l’humilité lui sied et ses pouvoirs restent démesurés.

24/11/2014

La littérature est-elle la solution ? (IV)

D’abord, « vivre est plus facile pour ceux qui savent lire, non seulement les renseignements, les modes d’emploi, les ordonnances, les journaux et les bulletins de vote, mais aussi la littérature ». C’est le problème de l’illettrisme, que j’ai déjà évoqué dans un billet.

« La lecture rend un homme complet » a dit Francis Bacon.

« Le conte fait passer le précepte avec lui » dit La Fontaine.

« Outre le plaisir d’une lecture agréable, on y trouvera peu d’événements qui ne puissent servir à l’instruction des mœurs… Chaque fait qu’on y rapporte est un degré de lumière, une instruction qui supplée à l’expérience ; chaque aventure est un modèle d’après lequel on peut se former. » dit l’Abbé Prévost de son roman Manon Lescaut.

 

Ensuite, avec les Lumières et le romantisme, on a attribué une autre vertu à la littérature : c’est un remède qui libère de la sujétion aux autorités.

« La littérature, instrument de justice et de tolérance, et la lecture, expérience de l’autonomie, contribuent à la liberté et à la responsabilité de l’individu ».

« La littérature est d’opposition ; elle a le pouvoir de contester la soumission au pouvoir ; contre-pouvoir, elle révèle toute l’étendue de son pouvoir lorsqu’elle est persécutée ».

« Si la littérature d’imagination peut seule tenir lieu de lien social (à l’époque de la révolution industrielle et de la division du travail), c’est au nom de sa gratuité et de sa largesse dans un monde utilitaire caractérisé par les spécialisations productives ».

« Ainsi la littérature, à la fois symptôme et solution du malaise dans la civilisation, dote-t-elle l’homme moderne d’une vision qui porte au-delà des restrictions de la vie journalière ».

« La littérature a tenu lieu de morale commune au XIXè et au début du XXè siècle, après la religion et en attendant que la science prît le relais ».

« Elle élèvera les peuples à un idéal esthétique et éthique, et contribuera à la paix sociale. C’est ainsi que les grands écrivains ont été embrigadés au service de la nation ».

 

Troisième justification de la littérature : elle corrige les défauts du langage ! Elle fait de la langue commune, une langue propre – poétique ou littéraire.

« Il y a depuis des siècles des hommes dont la fonction est justement de voir et de nous faire voir ce que nous n’apercevons pas naturellement : ce sont les artistes » dit Henri Bergson.

« La seule manière de défendre la langue française, c’est de l’attaquer » écrit Proust à Madame Strauss en 1908.

Vue ainsi, la littérature est supérieure à la philosophie (Marcel Proust, Yves Bonnefoy, Michel Foucault, Roland Barthes…). « La littérature ne permet pas de marcher mais elle permet de respirer » disait Roland Barthes.

Antoine Compagnon, après l’exposé de ces trois attributs de la littérature, évoque, en contrepoint, l’avis de Charles Baudelaire, Gustave Flaubert, André Gide… selon lequel la littérature n’a pas d’autre pouvoir que sur elle-même. Elle solutionnerait ses propres problèmes, sans plus.

Allant encore plus loin, Theodor Adorno et Marcel Blanchot jugeaient la littérature vaine ou même coupable, qui n’avait pas empêché l’inhumain. C’était après Auschwitz…

Ce qui, à la fin du XXè siècle, a pu faire considérer la littérature comme simple plaisir ludique, voire comme l’exercice d’une domination, d’une manipulation, suite à sa longue connivence avec l’autorité.

23/11/2014

La littérature est-elle la solution ? (III)

La littérature, pour quoi faire ?

Revenons à notre guide, Antoine Compagnon.

Sa leçon inaugurale de 18 pages comprend deux parties distinctes : dans la première, il disserte sur la façon dont la littérature a été appréhendée et enseignée au Collège de France : alternance des approches « théorique » et « historique » de la littérature, depuis les premières chaires au XVIIIè siècle jusqu’à Paul Valéry et Roland Barthes. En bon universitaire – et nouvel enseignant au Collège – A. Compagnon se pose naturellement en réconciliation et synthèse de ce mouvement de balancier et ajoute à l’intitulé de sa chaire, la critique.

La deuxième partie est dans notre sujet. Elle s’ouvre par des citations de Marcel Proust : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature… Par l’art seulement, nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre, et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune » et d’Italo Calvino : « Il y a des choses que seule la littérature peut offrir par ses moyens propres ».

Or « Le lieu de la littérature s’est amenuisé dans notre société depuis une génération : à l’école, où les textes documentaires mordent sur elle ou même l’ont dévorée ; dans la presse, où les pages littéraires s’étiolent et qui traverse elle-même une crise peut-être funeste ; durant les loisirs, où l’accélération numérique morcelle le temps disponible pour les livres ».

Émile Zola déclarait : « Les chefs d’œuvre du roman contemporain en disent beaucoup plus long sur l’homme et sur la nature, que de graves ouvrages de philosophie, d’histoire et de critique ».

C’était la principale justification de l’acte de lire : apprendre (en se distrayant) et l’origine d’une querelle avec les sciences, que les historiens datent de 1852, quand le ministre de l’Instruction publique institua une bifurcation en classe de quatrième, entre la filière littéraire et la filière scientifique. Et en 1902 la réforme du secondaire fut à l’origine de la marginalisation graduelle des langues anciennes et des humanités classiques au lycée. De nos jours, c’est la culture moderne et la langue française qui sont bouleversées et qu’il faut défendre, dit A. Compagnon.