06/06/2016
"Le sanglot de l'homme noir" (Alain Mabanckou) : critique (2/2)
Dans « Le sanglot de l’homme noir » Alain Mabanckou parle de la place des Noirs, en Europe et en Amérique, de leur comportement face à l’histoire, de leurs relations avec les Blancs et entre eux, de la binationalité, de l’identité nationale, de l’attrait de l’Europe pour les Africains (je précise en passant que pour lui, l’Afrique, c’est l’Afrique noire ; il n’évoque que très rarement le Maghreb, pourtant francophone, et jamais l’Afrique du Sud), du sort de l’immigré, de la diversité, du droit du sol, du commerce triangulaire (ironie de l’histoire, il commence ses études à Nantes !), de la francophonie (voulue ou subie)… le tout en 175 pages denses et néanmoins alertes.
Et il raconte ses études de droit économique et social à Nantes, puis à Dauphine, passe très rapidement sur les dix ans passés à Suez-Lyonnaise des Eaux pour arriver à son recrutement comme professeur de littératures francophones en Californie : « Si j’ai accepté d’aller enseigner aux États-Unis, c’est parce que je ne me couperais pas pour autant de cette langue d’écriture qui est la mienne : le français. J’ai exigé d’enseigner en français – ce qui est toujours le cas à ce jour. J’ai aussi souhaité enseigner, outre les auteurs africains, certains auteurs français que j’apprécie. Il se trouve que j’allais, bien malgré moi, devenir l’ambassadeur d’une culture et d’une langue que j’avais reçues par la colonisation. En enseignant les textes d’écrivains africains d’expression française, j’avais pour mission indirecte de veiller à la diffusion de la langue auprès des étudiants américains » (pages 113-114).
Enfant unique d’une famille « compliquée » mais aimante, Alain Mabanckou est quelqu’un qui recherche et prend des positions modérées, équilibrées, objectives… sur le colonialisme, la négritude, l’immigration, son pays d’accueil (la France), les Français, sur son pays natal (le Congo), sur la littérature et sur la langue. Concernant ce dernier point, il s’insurge, dans le chapitre « La littérature à l’estomac », sur un courant « africaniste » qui prêche l’abandon du français, langue du colonisateur, en tant que langue d’écriture. Et son argument est double : ce qui compte avant tout, c’est le talent (« Si dans le terme écrivain francophone, l’adjectif francophone est de trop pour certains, peut-être faudrait-il commencer par être écrivain tout court ») (page 138) ; et ensuite, pour lui « Il y a longtemps que la langue française est devenue une langue détachée de la France et que sa vitalité est également assurée par des créateurs venus des cinq continents » (page 137).
Après avoir lu un roman et deux essais d’Alain Mabanckou, je me demande s’il n’excelle pas, surtout, dans l’analyse des idées – ce qui légitime sa position de professeur de littérature – et si ses essais ne sont pas plus intéressants, pour un lecteur français ou européen, que ses romans où les thèmes récurrents restent pour nous exotiques et magiques. Je vais essayer de confirmer cela en lisant un autre roman, « Lumières de Pointe-Noire ».
07:30 Publié dans Écrivains, Essais, Francophonie, Littérature, Livre, Mabanckou Alain | Lien permanent | Commentaires (0)
04/06/2016
Irritations linguistiques XXVII : franglais journalistique, Hauts de France, conteneur et raccord
Chaque jour, presque chaque chronique journalistique, nous apporte son lot de sujets d'irritation, de découragement et de commisération.
Dernier avatar en date : la revue de presse d'Hélène Jouan, sur France Inter, le 26 mai 2016. Voici deux perles de cette chroniqueuse :
- "Si Nicolas Beytout est le seul à outer...". "Outer" semble être une création de la dame ou, à tout le moins, un néologisme des "gens de Paris qui sont modernes", construit à partir de "out" (au dehors), sur le modèle de "outing" apparu pour qualifier la "déclaration publique" d'homosexuels connus pour autre chose que leur homosexualité et la révélant à cette occasion. Pour la dame, "outer" servirait donc à dire "s'exprimer", voire "se lâcher" ou carrément "exploser", "laisser parler sa rage"... Tout ça pour ça ?
- "Ils veulent hacker 2017...". Même punition (pour nous) : Hélène Jouan ne connaissant ni le mot "pirater" (pourtant guère correct...) ni le mot "préempter" (pourtant à la mode chez les technocrates) ni tout simplement les mots "confisquer", "dénaturer", "confisquer", "manipuler", etc., elle invente "hacker", en référence aux pirates informatiques qui déchiffrent les codes d'accès et font du dégât dans les sites internet et les systèmes d'information des entreprises multinationales.
Bien embêtée par la mission impossible de trouver un nom fédérateur associant la Picardie (région historique et géographique), le Nord (qui ne veut rien dire) et le Pas de Calais (département justifié géographiquement mais non historiquement), la nouvelle grande région présidée par M. Xavier Bertrand s'est trouvé un nom : les Hauts de France... évitant ainsi le piège de la frustration de telle ou telle composante. Certes mais c'est rigolo de se dire que ladite région a comme département proche, un qui a tout fait pour ne plus s'appeler la "basse" Normandie. C'est bien connu, il est préférable de faire partie de la haute !
Le Nouvel Observateur a trouvé ce nom incohérent (la vaste plaine de la région est en réalité la plus basse de France en altitude et n'est en amont de rien du tout), la Voix du Nord et le Parisien ont donné la parole à des historiens et troubadours picardisants, les uns promouvant "le Nord" (rappelez-vous Michel Galabru dans les Ch'tis, morceau d'anthologie), les autres "Picardie" tout simplement. Tous rappelant que l'Oise, historiquement, appartient plutôt à l'Île de France, berceau de la nation.
Retour à France Inter... Le 27 mai, j'entends parler de "container". Je croyais que cela avait disparu (comme hardware et software !) grâce à la proximité formelle et sémantique de "conteneur" : même longueur, même phonétique, même sens, même étymologie. Mais qu'est-ce qui peut donc pousser ces journalistes à utiliser encore "container" ? Moi, je sais ! Ce sont des snobs qui pensent, les pauvres, que la légère consonance anglaise rehausse le niveau et l'intérêt de leur discours.
Il y a une expression qui m'intrigue et m'amuse : "ça fait raccord", "c'est raccord avec ceci ou cela". D'où cela peut-il bien venir ? Quelle en est la motivation cachée ? Montrer l'importance de l'intégration, du nivellement, de la soumission, de l'absence d'aspérité, du "pas de vague"... ? J'attends des suggestions et des avis !
07:34 Publié dans Actualité et langue française, Franglais et incorrections diverses | Lien permanent | Commentaires (0)
02/06/2016
"Le sanglot de l'homme noir" (Alain Mabanckou) : critique (1/2)
Deuxième livre cité dans sa leçon du 10 mai 2016, « Le sanglot de l’homme noir » a été publié par Alain Mabanckou dans la collection « Points » des éditions Fayard, en 2012. Il y revient sur les causes et les conséquences de l’esclavage (commerce triangulaire occidental mais aussi rôle des Arabes et des notables africains). Les 175 pages de son livre sont un régal de langue française, d’érudition, d’humour et de rhétorique. Il a emprunté son titre à Pascal Bruckner, pour signifier qu’il reprenait le même thème : le sentiment de culpabilité, la mauvaise conscience, la haine de soi, le repentir, lorsque les Européens se penchent sur leur passé colonialiste. Mais là, il s’adresse aux victimes, les Africains eux-mêmes et il leur dit que les « Blancs » ne sont pas les seuls responsables, que l’esclavage existait avant leur arrivée sur le continent et qu’ils doivent maintenant construire quelque chose et arrêter « l’inventaire ». C’est une sorte de suite à sa « Lettre à Jimmy » (voir mon billet du 30 mai 2016). Il cite le roman du Malien Yambo Ouologuem « Le devoir de violence », prix Renaudot 1968 (pour la première fois un auteur d’Afrique noire francophone obtenait un des grands prix littéraires français) : « C’était également la naissance de l’autocritique, indispensable si l’on veut que soient fondés les reproches adressés aux autres. C’était une hardiesse, au moment où tout écrivain africain était censé célébrer aveuglément les civilisations africaines et décrire un continent où tout était calme et pacifique avant l’arrivée des méchants Européens, boucs émissaires de prédilection lorsqu’on ne s’explique pas l’enlisement des États africains après leur émancipation, à partir de la fin des années cinquante » (page 128).
Ce livre, retiré de la vente en France pour une vague accusation de plagiat, a eu beaucoup de succès à l’étranger et a été enseigné dans les universités du monde entier. « (Il) est un des romans incontournables de l’histoire de la littérature africaine d’expression française, avec Les soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma, La vie et demie de Sony Labou Tansi et Le pleurer-rire d’Henri Lopes » (page 129).
Bien sûr, il y a une présence noire dans la France d’aujourd’hui mais, selon lui, la « France noire » n’existe pas, à cause de l’histoire, qui est bien différente de celle des Noirs américains (qu’il appelle les Africains-Américains). Pour la France métropolitaine, les Noirs ont d’abord été des sauvages et des indigènes, puis des tirailleurs, et c’est ainsi qu’est née à Paris, en réaction, la notion de « négritude », dont on a déjà parlé.
Bien sûr Alain Mabanckou évoque la situation de l’immigré, fustige les position de l’extrême-droite et proclame son attachement aux vertus républicaines et à la France, son pays d’adoption (ses parents, Congolais, étaient français puisque nés avant l’indépendance).
Mais il raconte surtout ses rencontres avec des Français, ici ou là, qui lui demandent inlassablement de quel pays il est. Il raconte ses déboires d’étudiant noir arrivant à Nantes pour étudier, puis ses débuts d’enseignant à Ann Arbor dans le Michigan.
Une anecdote sur le français est intéressante : « La langue (française) que nous utilisions était raillée (à Nantes) aussi bien en cours qu’au restaurant universitaire. On n’employait plus l’imparfait du subjonctif en France… Or nous y tenions comme à la prunelle de nos yeux ! De notre côté, la langue des autochtones nous paraissait pauvre, pervertie par une paresse désolante. Ces jeunes gens avaient appris le français dans les jupes de leurs mères, et adopté, selon nous, les raccourcis les plus abominables, ainsi que cette manie de contourner la difficulté des concordances de temps en se réfugiant derrière une prétendue évolution de la langue… Cette attitude nous chagrinait, nous qui avions enduré le fouet pour un participe passé mal accordé » (page 107).
07:30 Publié dans Écrivains, Essais, Francophonie, Histoire et langue française, Littérature, Livre, Mabanckou Alain | Lien permanent | Commentaires (0)