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21/04/2016

Alain Mabanckou : ses débuts au Collège de France (I)

Je vous ai déjà parlé de ce professeur franco-congolais enseignant la littérature francophone à l’Université de Californie (voir mes billets des 20 mai 2015 et 14 janvier 2016). J’ai d’abord visionné sur internet sa « Leçon inaugurale » à la Chaire de création artistique du Collège de France.

Alain Mabanckou 2.jpgAlain Mabanckou s’est présenté comme un « écrivain devenu professeur », binational, choqué par l’image de « sous-hommes » qui représentait les Noirs dans l’Histoire, par le racisme, par l’esclavage, et qui a été emporté par la passion des mots, la passion de conter, de prendre la parole.

Il a dès l’exorde planté le décor en rappelant la fameuse publicité « Banania » et son slogan « dévastateur » « Y’a bon », qui selon lui avait « fixé l’image coloniale éternelle de l’homme noir » à partir de 1916-1917 en France.

Dans la même veine, il a ensuite cité un exégète du IIIème siècle qui parlait de la « noirceur du péché », associant donc le Noir et le Mal... et rappelé ce qu’on disait des Noirs au XVIème siècle.

Il a évoqué les explorateurs qui, faute de trouver des trésors attendus, créaient des mythes, embellissaient l’Afrique.

Le ton – et le thème – étaient donnés ; Alain Mabanckou allait brosser, pendant plus d’une heure, un vaste panorama de l’image du Noir en Occident et de la lente émergence, à partir de la littérature coloniale (aussi bien des Blancs que des Noirs eux-mêmes), d’une littérature spécifiquement « nègre », écrite par les Africains pour les Africains mais critiquant évidemment la colonisation.

Longtemps l’Afrique avait été pour les Européens un territoire lointain, une source de légende, un autre monde. En témoignent par exemple les romans qui se passaient en Afrique et dans lesquels les Noirs faisaient partie du décor (Cf. « Au cœur des ténèbres » de J. Conrad qui a inspiré le film « Apocalypse now »).

Banania Y'a bon.jpg

La rupture se fera entre les deux guerres mondiales (1921) avec le concept de « négritude », qui allait « exalter la fierté d’être noir » (Léopold Senghor, Aimé Césaire, Léon Damas).

Mais « l’expression écrite apparaît avant la colonisation, malgré l’oralité ». Ce ne sont donc pas les colons (occidentaux) qui sont à l’origine d’une littérature en Afrique.

À partir de 1956, ce sera « la déconstruction de la colonisation ». Les romans « Batouala » de René Maran (1921), « Le vieux Nègre et la médaille » (1956) et « Un nègre à Paris » (1959) contribuent « à réhabiliter l’Afrique, à l’exalter, à proposer une autre lecture de l’aventure humaine, à rejeter les clichés du roman colonial ».

Plus récemment, « Noir de France » propose que la France s’ouvre à la modernité, grâce aux Africains qui parlent français.

Banania Noir assis.jpg

Tout cela est expliqué dans un joyeux désordre car d’une part notre Professeur n’est ni scientifique ni très cartésien et d’autre part, sur le fond, l’évolution en question n’a bien sûr pas été linéaire ; elle a eu des prémisses précoces mais inaperçues à l’époque.

Alain Mabanckou a voulu donner un tour assez politique et identitaire à son exposé, rappelant la célèbre phrase « La France est un pays de race blanche et de culture judéo-chrétienne  (et qui accueille les étrangers) » devant un auditoire qui m’a semblé médusé… Personnellement, j’ai trouvé ça déplacé : déjà que sa leçon a tourné autour de l’histoire de la littérature, au lieu d’aborder le thème imposé de la « création artistique », l’utiliser pour faire le procès de la colonisation en Afrique (qui le mérite certainement…) et surtout le placer dans le contexte d’une revendication identitaire noire, c’est trop (je note qu’il a tenu le même discours dans la Préface qu’il a donnée à un récent roman américain, à savoir le roman d’un Noir américain, qu’il appelle Africain-Américain). C’est d’autant plus étonnant qu’il a la réputation d’être dans une démarche non revancharde et même consensuelle quand il étudie et commente la littérature d’où qu’elle vienne… Invité à parler de création artistique, il s’est pourtant laissé aller à ironiser sur le malheureux discours de Dakar de Nicolas Sarkozy et a appelé les Français de métropole à accepter « une France diverse dans un monde qui bouge » (si j’ai bien compris) !

Sa façon d’utiliser en permanence le mot « nègre » est gênante car il est devenu tabou aujourd’hui (même si Senghor et Césaire l’ont revendiqué). Et d’ailleurs que peut bien vouloir dire une littérature « nègre » ou même « noire » (et, pourquoi pas, « indienne », « corse », « notariale », « des malades », « des retraitées », « des banquiers d’affaire », etc., que sais-je) ? La littérature, c’est la littérature, même si existent des thèmes, des écoles, des chapelles, des époques, des continents… 

Alain Mabanckou parle très bien ; même si son cours est écrit, il le donne avec aisance, naturel, fluidité et humour. Pour quelqu’un qui enseigne en Californie, c’est remarquable (j’ai connu des chercheurs qui, débarquant des États-Unis, cherchaient leurs mots et affectaient une difficulté à recouvrer leur français maternel…). Sa prononciation ne diffère de celle du Val de Loire que par quelques petits écarts (« continuier » au lieu de « continuer », « éropéenne » au lieu de « européenne », « jamain » au lieu de « jamais », « criel » au lieu de « cruel », « crayer » au lieu de « créer »). C’est du détail.

Banania spectacle.jpg

Cet exposé d’introduction a brossé un vaste tableau de l’histoire de la littérature noire et, en pédagogue aguerri, Alain Mabanckou va en reprendre les principaux points en détail dans ses leçons ultérieures. 

À suivre.

18/04/2016

« Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles » (Bernard Maris) : critique

Quelle mouche avait donc piqué Bernard Maris cette année-là (en 1999, juste après la crise financière asiatique et la faillite du fonds spéculatif Long Term Management Capital dirigé par deux Prix Nobel d’économie) pour qu’il publie un brûlot pareil ? 

Maurice Allais (Nobel 1988).jpgSon petit livre (142 pages quand même, pour 7,50 € chez POINTS économie) est au vitriol ou au lance-flammes (comme on veut) contre tout ce qui se réclame de près ou de loin d’économie : les théoriciens (sauf Marx et Keynes, sauf Adam Smith, Malthus et Ricardo), les prix Nobel (sauf Maurice Allais, Nobel 1988 et Gérard Debreu, Nobel 1983), les modélisateurs (ce sont souvent les mêmes dans le palmarès de la Banque de Suède en l’honneur d’Alfred Nobel…), le FMI et l’OCDE (« les plus bornés et les plus sectaires »), les experts, les statisticiens, les journalistes et les hommes politiques bien sûr (sauf Dominique Strauss-Kahn, mais dont la face cachée n’était pas encore étalée au grand jour)…

C’est une hécatombe, la principale victime, à qui il ne trouve vraiment rien de bien, étant Michel Camdessus, directeur général du FMI ces années-là, après avoir sévi au Trésor et autour du scandale du Crédit lyonnais (« M. Camdessus est un âne »).

Je n’ai pas souvenir qu’il y ait eu débat ni procès en diffamation à la suite de la publication de ce livre mais franchement cela aurait pu se comprendre ; Bernard Maris les accusait tous d’incompétence, de complaisance, de mépris pour le peuple, de suffisance, d’appât du gain, que sais-je encore…

Gérard Debreu (Nobel 1983).jpgEn résumé, les modèles, même compliqués mathématiquement, sont ridiculement frustes et réducteurs quant à leurs hypothèses et n’ont jamais rien expliqué ni prédit ; ils ne servent que de joujoux aux théoriciens ; la science économique n’en est pas une et en fait n’existe pas, les théorèmes sont bidons ; les prix Nobel crachent le morceau une fois qu’ils sont au sommet (une fois qu’ils sont couronnés) ; les experts blablatent (« vendent leurs salades ») et ne disent rien, les politiques récitent un discours vide et stéréotypé…

Vu les crises financières qui se succèdent, vu les scandales qui s’accumulent, on a tendance à lui donner raison mais son livre pèche par deux côtés : d’une part il est inutilement agressif et méprisant (qui a dit quelque chose comme « tout ce qui est excessif est insignifiant » ?) et d’autre part il ne propose rien (après qu’il a tout démoli, que reste-t-il ? On ne sait pas).

Comble de tout, et comme la plupart du temps, Maris fait du Bernard : pour tirer sur tout ce qui bouge, il en rajoute et son style, à force d’être foisonnant, surabondant et répétitif, en devient lassant et nuit à sa force de conviction.

De fait le livre avait bien commencé ; dans le chapitre « Deux génies et un mécanicien », il promettait de démontrer « pourquoi une phrase comme le marché est efficace est une foutaise ». Et ça va à peu près bien jusqu’au chapitre 9 « Le FMI et son clown en chef ». Les économistes nobélisés qui se prennent pour des mathématiciens et s’amusent avec leurs petits problèmes sans rapport avec la réalité, en prennent pour leur grade mais c’est dit avec une certaine tendresse amusée. Malheureusement la suite n’est guère qu’invectives et moqueries vachardes.

Le sujet du livre est pourtant passionnant : qu’y a-t-il de pertinent et d’utilisable dans les théories, concepts et paradoxes dont le libéralisme nous abreuve, à savoir :

  • le marché et la main invisible de Walras ;
  • la loi de l’offre et de la demande ;
  • les théorèmes de Broüwer, d’Arrow, de Sonnenschein, de Lipsey-Lancaster ;
  • l’équilibre général ;
  • la démonstration de Debreu ;
  • l’optimum de Pareto ;
  • la concurrence libre et non faussée, l’information parfaite ;
  • l’équilibre de Nash (un mathématicien fou) et la théorie des jeux ;
  • le théorème d’Helmut Schmidt « Les profits d’aujourd’hui sont les emplois de demain » ;
  • la confiance, la transparence, la rationalité ?

Rien selon Onc’Bernard !

En effet, « Le marché est inefficace », « Le libéralisme n’a pas de fondement en théorie économique », « Le marché, laissé à lui-même, ne peut améliorer son fonctionnement » (démonstrations de Joseph Stiglitz).

« La concurrence est un tout. Ou tout est concurrence pure et parfaite, ou rien. On ne peut pas aller petit à petit vers la concurrence pure et parfaite ».

« Le marché, s’il donne l’équilibre, donne assurément la plus mauvaise solution »…

Bernard Maris 2.jpg

 

Il aurait fallu débarrasser le livre de ses outrances, de ses redondances, de ses procès d’intention, pour ne garder que le meilleur de Bernard Maris, de ses convictions, de ses valeurs :

  • l’économie, c’est avant tout de la philosophie, de la logique, de la psychologie, de la sociologie, de la morale ;
  • au lieu de mesurer des taux de croissance et des PIB, évaluons le bonheur ;
  • au lieu de ne voir que consommation et profit,
  • au lieu de « ne demander aux hommes que servitude, flexibilité, souplesse, expiation sous la dure et juste loi des marchés financiers », intéressons-nous à la pollution, au temps perdu dans les embouteillages, à l’écologie.

14/04/2016

Biréli Lagrène et les patrons du CAC40

Biréli Lagrène est l’un des meilleurs guitaristes de la scène mondiale depuis plusieurs années. Virtuose et concertiste à 12 ans, il était connu dans la guitare jazz manouche (style inventé et popularisé par le fameux Django Reinhard) mais a su évoluer et jouer des morceaux très variés (il faut écouter « Isn’t she lovely »  de Stevie Wonder et « Just the way you are » de Billy Joel !). Pour arriver à ce niveau exceptionnel, en plus de ses dons, il a dû travailler des centaines d’heures sur son instrument.

Biréli Lagrène.jpg

 

Je suis allé l’écouter début avril dans une salle de banlieue où il a joué 1 h 45 avec trois musiciens (un saxophone, une contrebasse et une guitare rythmique), après un trio en première partie ; la place coûtait 20 € (sans doute subventionnée). On imagine ce que chacun d’entre eux a dû toucher comme prix de son travail (que sont incapables de faire 99,99 % des habitants de cette planète).

 

  

Dans le même temps, M. J.-L. Bonnafé, directeur général de BNP-Paribas, a eu droit à une rémunération de 3,5 millions d’euros, en hausse de 26,5 % par rapport à l’année précédente (source : Marianne du 7 avril 2016) ; cela représente 9500 euros par jour et 950 euros de l’heure (à supposer qu’il travaille 10 h par jour tous les jours) ; lui et son prédécesseur avaient, entre autres, contourné l’embargo américain vis-à-vis de l’Iran, ce qui a coûté quelques milliards de pénalités à leur banque. Jean-Laurent Bonafé.jpg

On pourrait donner des chiffres plus ou moins équivalents à propos de la rémunération des autres dirigeants du CAC 40, par exemple de M. Carlos Tavarès, Président du Directoire du groupe PSA, virtuellement en faillite il y a peu. Ce Monsieur s’est fait attribuer 5,2 millions d’euros, ce qui représente le quasi-doublement de sa rémunération, incluant 2 millions d’euros d’actions de performance. Comme le versement de celles-là est soumise à conditions, le journal préféré des actionnaires individuels – je veux parler de l’hebdomadaire Le Revenu – conclut « Beaucoup de fumée pour rien » !

On pourrait surtout rappeler le cas de dirigeants qui ont touché des pactoles pendant que coulait leur entreprise ou qu’ils se contentaient de la céder à un autre groupe (Serge Tchuruk et Patricia Russo, Anne Lauvergeon et tant d’autres).

Dans le même temps, Benoît Potier, PDG d’Air Liquide, vendait pour 7667275 euros d’actions, et Pierre Dufour, son directeur général, levait pour 2349959 euros d’options de souscription d’actions ; titres aussitôt revendus, avec, à la clé, une plus-value brute de 2347725 euros, à savoir la culbute sans rien faire (source : Le Revenu n°1369 du 25 mars 2016). On espère que l’État touchera sa part d’impôt…

À propos d’impôts, ces privilégiés pourraient vivre heureux (peut-être) en vivant cachés et en évitant la provocation ; mais non, ils aiment ça, provoquer. Henri de Castries, PDG d’Axa, a ainsi dénoncé « le harcèlement fiscal » dans le Figaro, lui qui touche 2900000 € par an, soit 241000 € chaque mois, hors avantages en nature (source : Marianne du 22 janvier 2016).

Ces dirigeants aux rémunérations astronomiques, que font-ils d’extraordinaire, que ne sauraient pas faire 99,99 % des habitants de notre planète ?

Même bardés de diplômes, ils ne sont pas courtisés (sauf rares exceptions) par les multinationales étrangères ; on ne se les arrache pas ; quand l’un d’entre eux faut ou s’en va ailleurs, un autre prend sa place et applique le même genre de méthodes, avec les mêmes revenus en contrepartie.

Biréli Lagrène, lui, est unique.

Biréli Lagrène en concert.jpg

Où est l’erreur ?

PS. Il y a quand même matière à parler du français dans ce billet. J'ai été obligé de consulter mon Bescherelle pour bien conjuguer le verbe "faillir". Ce verbe ancien a trois acceptions : "manquer de" suivi de l'infinitif (il a failli tomber), "manquer à" (je faillirais à tous mes devoirs) et "faire faillite".

Et c'est là que cela devient passionnant !

Dans la première acception, il n'y a que le passé simple, le futur, le conditionnel et les temps composés du type "avoir failli". Dans la deuxième, idem mais en plus on peut s'autoriser des formes archaïques, du type "le cœur me faut", à savoir on retrouve le présent, l'imparfait et le subjonctif, tantôt sur la racine "fau", tantôt sur la racine "faill".

La troisième acception se conjugue régulièrement sur "finir" mais est inusité...

N'est-ce pas merveilleux ?

Version 2 du 17 avril 2016