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25/08/2016

L'été Dutourd de France (V) : le jargon de prestige (suite)

Autre manifestation du jargon de prestige selon Dutourd, « détourner de leur sens des termes usuels et leur donner ainsi une espèce de solennité hermétique » (page 173).

Et il donne l’exemple de « pluriel », substantif attesté dès le XIIème siècle pour désigner, en grammaire, plusieurs objets. Jean Dutourd date de la fin des années 60 l’emploi, par les pédants, du mot « pluriel » en tant qu’adjectif, à la place de varié ou d’hétéroclite et il cite un député qui réclamait « une droite unie et plurielle ». Il aurait pu aussi bien parler de la fameuse (fumeuse ?) « Gauche plurielle » de Lionel Jospin.

J’avoue que j’ai du mal à le suivre dans ce genre de dénonciation ; il est sain que la langue évolue, en particulier pour désigner des choses ou des idées tant soit peu nouvelles ; et c’est le cas, puisque « plurielle » évoque autre chose que simplement « varié » ou « hétéroclite », en ajoutant l’idée de rassemblement ouvert, avec des composantes diverses mais réunies autour d’un « tronc commun » permettant d’agir malgré les différences.

Et ce n’est pas la première fois dans l’histoire de la langue qu’un substantif se voit affublé d’un avatar adjectif.

Jean Dutourd semble s’obnubiler sur la chimère d’un passé plus ou moins lointain mais qui serait toujours plus beau et ne devrait pas changer. 

Inversement, il s’insurge contre le mot « l’imaginaire », adjectif « qualifiant une chose qui n’existe que dans les imaginations » devenu substantif par la vertu du jargon de prestige « dans l’intention de l’anoblir, de lui donner un genre respectable, voire solennel » (page 159). 

Allez comprendre… 

Je crois avoir déjà évoqué le cas du mot « approche », dont le sens initial (action de s’approcher, proximité) a été gauchi par sa proximité, justement, avec le terme anglais approach qui signifie « point de vue » : « Il n’est question aujourd’hui que d’approches, de nouvelles approches, d’approches insolites et autres joyaux du jargon de prestige » (page 56). 

J’emploie souvent le verbe « perdurer », pour indiquer qu’un événement dure plus que de raison ou plus qu’on ne le souhaiterait. C’est sans doute à tort car Jean Dutourd dénie toute existence à ce mot, qu’il n’a trouvé ni dans Littré ni dans Darmesteter (page 164). Sans le dire explicitement, il verse sans doute son emploi (illégitime) dans le jargon de prestige car il fait allusion à son propos à « la bêtise, l’affectation, l’ignorance prétentieuse »…

Pauvre de moi !

« Une des caractéristiques du jargon de prestige consiste à remplacer les vieux mots concrets par des locutions abstraites. L’exemple le plus frappant est structure d’accueil. C’est ainsi que l’on appelle à présent les locaux destinés à loger les gens qui, sinon, coucheraient dehors (…). La structure d’accueil a une excellente traduction en français traditionnel. C’est le mot gîte » (page 201). 

« Le verbe vivre a pris le sens de digérer (…). Ainsi s’exprime le jargon de prestige. Vivre est plus noble que digérer » (page 207). Il est vrai que ces expressions : « il a mal vécu son divorce » ou « il a bien vécu ces mésaventures », sans parler du « vécu » (au lieu de l’expérience, des épreuves…) ont fait florès.

(V.2 du 25 août 2016)

11/08/2016

L'été Dutourd de France (IV) : le jargon de prestige

Jean Dutourd a inventé le terme (je n’ose pas parler de « concept ») de « jargon de prestige ». On ne peut pas dire qu’il ait eu beaucoup de succès et, à ma connaissance, il n’a été repris par personne. De quoi s’agit-il ?

C’est une façon pédante d’employer des mots français, soit improprement, soit à la place d’autres plus simples ou plus pertinents, pour faire savant ou moderne ; c’est une manifestation directe de l’une des causes évidentes du franglais et du charabia : le snobisme.

Jean Dutourd rappelle ainsi que le « courrier » n’est pas une lettre mais l’ensemble des lettres qu’apporte le facteur (page 28). Soit dit en passant, qui, dans dix ans, saura encore ce qu’est un facteur ?

Donc, écrire « j’ai bien reçu votre courrier », uniquement parce que « courrier » peut sembler plus beau, plus vaste, plus chic que « lettre », qui ferait popote et familial, est fautif ou aberrant. C’est du jargon de prestige.

Autre exemple : croyant bien faire, croyant faire instruit, certains écrivent «  croire en mes sentiments… ». Or on peut croire en Dieu, en la patrie, en la France… Mais on ne peut croire qu’à des sentiments, fussent-ils distingués !

On peut sans doute inclure dans cette catégorie le remplacement de mots anciens et simples comme « professeurs » et « élèves », par « enseignants » et « apprenants » (page 68). Jean Dutourd y voit le besoin de compenser le fait que les professeurs ne sauraient plus comment enseigner et que les élèves n’apprendraient plus grand-chose. C’est excessif sans doute ; il y a plutôt une dévalorisation, une dévaluation du sens des mots, le souhait de faire du neuf avec du vieux et surtout le besoin de chacun de se pousser du col, de se montrer plus beau, plus noble, plus enviable qu’on ne l’est en réalité (d’où les techniciens de surface, les agents administratifs… à l’heure des dirigeants drogués aux options d’achat d’actions et des courtiers perfusés aux bonus).

08/08/2016

Irritations linguistiques XXX

Décidément, cet été, en fait dès qu’on lit la Presse ou que l’on se connecte aux médias audio-visuels, si l’on ne désespère pas à cause de l’actualité de ces temps calamiteux, on s’irrite des maltraitances infligées à notre langue. 

Écolier avec Najat.jpg

Regardez par exemple cette photo charmante parue dans le Marianne du 3 juin 2016… pas tellement pour le joli sourire, célèbre à juste titre, de Najat (encore que…) mais plutôt pour le maillot que porte le petit garçon en face d’elle et qui donc nous tourne le dos… Lisez-vous comme moi la mention « University » sur ce maillot ? Et ne vous dites-vous pas : « N’y a-t-il pas d’autre référence culturelle à utiliser pour transformer son petit garçon en affiche publicitaire ? » ou bien « À quoi songent les parents de 2016 ? » 

Même hebdomadaire mais dans sa production du 1er juillet 2016 ; Hubert Artus y écrit un article consacré à Moby qui « sort Porcelain, son premier livre ». Passons sur le fait que le verbe « sortir » n’était pas transitif jusqu’à ces dernières semaines… et intéressons-nous à ce qui est dit de ce compositeur de 50 ans : « Et un mode de vie vegan, comme on le voit dans chacune de ses interventions… ». À la première lecture, je n’ai pas compris ; à la seconde non plus ; jusqu’au moment où je me suis dit que « vegan » (qui se prononce « veg-anne » en français) était sûrement de l’anglais et même une contraction comme les Américains les aiment tant. Bon sang mais c’est bien sûr : « vegan », c’est « vegetarian » ! D’où la question : « cet Hubert Artus, pour qui nous prend-il ? ». 

En page 90 du même numéro, Guy Konopnicki dénonce l’utilisation « des guillemets de négation » par l’AFP à propos du massacre d’un million et de mi de chrétiens arméniens par la Turquie en 1915. Écoutons-le : « Les guillemets, parfois agités manuellement pour leur donner une existence à l’oral (NDLR : manie horripilante s’il en est…), semblent perdre leur fonction, qui est de distinguer les citations, au profit de divers usages déplacés, rapprochant ce signe de ponctuation du clin d’œil douteux. On ouvre donc les guillemets pour ne pas assumer un terme que l’on emploie et le charger de doute, si ce n’est d’infamie (…) Son seul emploi paraît déjà choquant du seul point de vue de la langue, il devient franchement ignoble quand les guillemets entourent de suspicion le mot génocide ». Et plus loin : « L’AFP traite cette protestation (NDLR : celle du Pape François lors de son voyage en Arménie) comme s’il s’agissait d’un débat d’historiens, les uns soutenant la thèse du génocide, les autres préférant parler d’une guerre civile, en révisant, au passage, le nombre des victimes ».

L’article rappelle aussi, à propos de la Turquie – et cela nous ramène à l’esclavage et à Alain Mabanckou – que « Les Ottomans pratiquaient l’esclavage et la traite d’êtres humains avant les puissances coloniales, et qu’ils ont poursuivi ce commerce criminel bien après que les Européens l’eurent aboli ».

Voilà qui est dit.

Terminons par une autre « remise en place » salutaire, celle de Jean-Noël Jeanneney, en page 25 du même numéro, à propos de l’impérialisme culturel américain et de la servilité de l’Union européenne : « J’ai vu naguère naufrager, ou à peu près, le beau projet d’une bibliothèque numérique européenne, du fait, notamment, de l’apathie de la Commissaire concernée, et de sa terreur de peiner l’Amérique et ses marchands ». 

Tout l’entretien est intéressant ; il se conclut par l’affirmation qu’il faut faire sa place à une revanche des peuples et des nations et par la proposition de cinq priorités pour sortir de l’impasse européenne : rassurer, harmoniser, protéger, entraîner, exemplifier (ce dernier terme ne me semble pas heureux…). Dommage que les journalistes se soient cru obligés d’ajouter un sous-titre en « jargon à la mode » : « l’opportunité de poser les principes d’un vouloir être ensemble », en ligne avec les « faire société » et « le vivre ensemble » dont on nous rebat les oreilles !