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29/11/2018

Nouvelles du front (linguistique) III

En furetant dans une librairie, j’ai aperçu sur un étal le nouvel opus (!) de Lorant Deutsch ; après les leçons d’histoire autour des stations de métropolitain (« Métronome »), il nous raconte celle de la langue française (« Romanesque, la folle histoire de la langue française »)…

Première réaction : de quoi se mêle-t-il ? à quel titre ? avec quelle légitimité ? Après tout, il n’est (n’était) qu’un acteur, ni historien ni linguiste ; et ce qu’il écrit a dû être écrit et publié déjà des dizaines de fois (tiens, j’ai en tête, par exemple, le livre de P.-M. Coûteaux : « Être et parler français », PERRIN, 2006).

Pour en savoir plus, j’ai regardé l’émission « C dans l’air » d’octobre 2018 dont Lorànt Deutsch était l’invité : avec sa fougue, son aplomb et son débit de mitraillette, il raconte que son prénom, d’origine hongroise, n’a rien à voir avec Laurent mais signifie « qui aime les chevaux », que, d’après les linguistes (?) « une langue, c’est un dialecte avec une armée » (jamais entendu dire cela mais c’est plausible), que « c’est en apprenant le français qu’on devient français » (sic ! On se dit : quid des Québécois, des Belges, des Suisses, des Sénégalais, des Marocains ? Mais il n’a pas dit qu’apprendre le français nous transforme en Français… Je le comprends plutôt comme : « il faut apprendre le français pour devenir Français, et ça suffit »), que le français ne craint rien de l’anglais (« parce que les Anglais ont parlé français pendant cinq cents ans »), qu’il ne sert à rien d’apprendre l’arabe parce que le français en est rempli, que le rap et les sms enrichissent la langue, etc.

Au total, et en vrac, du vrai, de l’approximatif et des affirmations hasardeuses ! Notons les nombreuses polémiques – surtout issues du rang des historiens de profession – qui ont émaillé la sortie de ses succès de librairie, dénonçant une présentation linéaire, biaisée, voire caricaturale, de l’histoire de France. Les déclarations de l’auteur dans les médias sur ses convictions politiques et religieuses n’ont rien arrangé. Même l’authenticité de son prénom à la mode hongroise a été contestée (voir Wikipedia)…

Mais après tout, si cela fait parler de la langue française, peut-être est-ce un bien pour un mal… Car il y a sûrement peu de gens qui lisent Claude Hagège et Henriette Walter, regardent « La grande librairie » à la télévision et se passionnent pour la francophonie !

Et cette conclusion m’a fait penser à l’éditorial de Benoît Duteurtre (écrivain et critique musical) dans le Marianne du 9 novembre 2018. Qu’il me pardonne de résumer ainsi sa position sur le comportement des « nouveaux publics » lors des concerts classiques : autant il faut leur apprendre, par d’aimables recommandations, qu’on n’applaudit pas entre les mouvements d’une symphonie ou d’un concerto, autant il faut tolérer qu’il se produise « grincements de chaise et toux du public ». Car c’est « la magie du concert ».

17/11/2018

Les mots français à la mode I

Le vocabulaire des médias n’est pas toujours, comme je le dénonce à longueur de billets, un prétentieux charabia franglais, Dieu soit loué. Il contient aussi des mots rares ou spécialisés, que les journalistes se refilent d’article en chronique, jusqu’à constituer une véritable mode (éphémère comme toutes les modes).

Dans ce bestiaire moderne, j’ai pêché « aporie » : « ce qui nous place devant un dilemme, voire une aporie » (Pierre-André Taguieff, dans Marianne du 5 janvier 2018, à propos de la réédition envisagée des pamphlets de Céline). Notre TILF explique :

APORIE, substantif féminin : contradiction insoluble dans un raisonnement

"Citons comme exemple d'apories les sophismes du philosophe de la Grèce antique Zénon, qui s'efforçait de démontrer que le mouvement n'existe pas objectivement. Voici quels étaient ses arguments : le rapide Achille ne peut pas rattraper une tortue parce que, tandis qu'il parcourt la distance qui le sépare de la tortue, celle-ci avance et franchit un nouvel intervalle, et ainsi de suite, à l'infini. Étant donné que la distance entre Achille et la tortue peut être divisée en un nombre infini de sections, elle ne sera jamais parcourue par Achille.

Autre exemple : une flèche qui vole reste immobile parce que, à tout moment donné, elle se trouve à un point déterminé de l'espace ; donc, à chaque instant, elle est au repos. Le mouvement est conçu comme un nombre infini de moments de ce genre. Zénon alléguait d'autres arguments analogues. C'est en considérant à tort le mouvement comme une somme d'immobilités du corps dans l'espace, qu'il en arrive à le nier".

Prononciation et orthographe : []. LAND. 1834 note la dernière syllabe longue. BESCH. 1845 signale que le mot est inusité.

Étymologie et histoire
Emprunté au grec  (littéralement  +  « sans chemin, sans issue »), « embarras, incertitude (dans une recherche, dans une discussion) » (PLATON, Prot. 324 dans BAILLY).

Et voici un autre mot, encore plus « populaire » chez les journalistes en 2018 : essentialiser

On rencontre dans ROB. Suppl. 1970, le verbe transitif essentialiser, qui signifie en philosophie : « tirer une essence d'une existence ». Le propre de l'existence, c'est de se donner à elle-même une essence, c'est-à-dire de retrouver un accès vers cet être qui est le lieu même de l'essence. Ce n'est pas à l'essence qu'il appartient de s'existentialiser. C'est plutôt à l'existence qu'il convient de s'essentialiser (L. LAVELLE, Introduction à l'ontologie, Paris, P.U.F., 1947, p. 83).

Ceux qui ont compris lèvent le doigt.

On trouve le mot dans un entretien du journal Marianne avec Georges Bensoussan (1erdécembre 2017) : « Il ne s’agissait dans mes propos ni d’essentialiser ni de stigmatiser une population ».

Autre mot « moderne » (à vrai dire il renvoie à Bourdieu, Foucault et aux intellectuels français des années 70-80 si prisés outre-Atlantique) : déconstruire. Caroline Fourest l’utilise, pour la bonne cause, dans un article courageux du même Marianne du 1erdécembre 2017 : « Les universalistes veulent combattre le racisme partout où il se trouve, en déconstruisant les préjugés, le concept même de race, en favorisant le mélange et la convergence des luttes pour l'égalité, le féminisme et la laïcité".

Dans un tout autre registre, il y a « l’expérience-client ». On veut remplacer dans notre esprit l’acte d’achat ou la recherche en vue d’un achat ou la consommation d’un service, par une « expérience », censée nous enrichir, nous apporter du plaisir ou un dépaysement. « On », ce sont les marchands et leurs publicitaires, qui veulent nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Pitoyable et ridicule mais dangereux ! Car un achat est là pour satisfaire un besoin, le mieux possible et au meilleur prix. Et c’est tout. Ne jamais oublier qu’une « expérience-client », ça se paye et que l’argent va dans la poche du vendeur. 

Il y a bien sûr « disruptif ». Oh, que c’est beau ! C’est comme « bouger les lignes » (qu’il vaudrait mieux écrire « faire bouger les lignes ») mais en plus condensé, en plus dynamique, en un mot « en plus anglo-saxon ». on se revendique dans la rupture mais gentiment, sans s’exclure. On est iconoclaste mais pas trop. On montre les chemins de traverse, ceux qui évitent les obstacles sur lesquels se sont cassé les dents « les dirigeants de notre pays depuis trente ans ». Bref, on est du nouveau monde !

Voyons tout de même ce qu’en dit notre Trésor :

DISRUPTIF, IVE, adjectif
ÉLECTR. [En parlant d'une décharge électrique] Qui se produit avec soudaineté et s'accompagne d'une étincelle. Force disruptive, phénomène disruptif.
P. métaph., littér., rare.  Qui tend à une rupture. « Que l'instinct primitif subsiste, qu'il exerce une action disruptive, cela n'est pas douteux. On n'a qu'à le laisser faire, et la construction politique s'écroule » (BERGSON, Deux sources, 1932, p. 294).
Prononc. : [], fém. [-i:v].

Étymol. et Hist. : XVIe s. « qui sert à rompre » (Jard. de santé, I, 178 ds GDF. Compl.); 1877 spéc. électr. (Journ. offic., 10 nov., p. 7308, 1re col. dans LITTRÉ). Dérivé du radical de disruptum, supin du latin classique disrumpere « briser, faire éclater, rompre »

Il y a encore « stigmatiser » mais là on quitte le lexique et l’orthographe pour entrer dans le monde moderne de la bienpensance, de la pusillanimité verbale et du déni. C’est une autre histoire.

14/11/2018

Brèves linguistiques de la Presse II

Dans la même veine que précédemment, voici une brève de Marianne (8 décembre 2017), à propos d’un forum qui s’est tenu à l’université Paris-Dauphine. Son nom ? €.Day… L’initiative, appelée The European Business Day, avait pour slogan Make Europe great again. Soit dit en passant depuis que M. Trump a utilisé cette formule, combien d’imitateurs ! En conclusion, le journaliste de Marianne écrit : « Plus la Grande-Bretagne s’éloigne de l’Europe (NDLR : de l’Union européenne, plutôt), plus les eurobéats parlent la langue des partisans du Brexit ».

Oranges.jpg

Le 10 novembre 2017 (mes lecteurs voient que je rattrape mon retard !), c’est au tour d’Orange d’avoir le déshonneur des brèves de Marianne. En effet, Orange n’a rien trouvé de mieux que d’appeler la banque en ligne qu’il ouvre à cette époque : Orange Bank, à l’américaine. « Quand on est le descendant de feu France Télécom, il est important (semble-t-il) de couper le cordon ombilical avec la mère patrie ». Depuis qu’elle n’est plus publique, l’entreprise s’ingénie à utiliser l’anglais pour nommer toutes ses initiatives. C’est son PDG de l’époque, Michel Bon, qui avait imposé en France, le terme EBITDA pour caractériser les résultats opérationnels de son entreprise. L’équivalent français existe pourtant depuis longtemps.

Regardons un bulletin (mars 2017) d’Orange, véhicule de sa communication actionnariale. L’EBITDA est toujours présent, bien sûr, mais il est maintenant « ajusté ». On y parle de transformation digitale, de virage digital, de solutions digitales, comme si les rédacteurs de cette lettre interne ne savaient pas que ce mot n’existe pas en français et qu’ils devraient employer « numérique ».

Rien à voir mais je lis plus loin qu’Orange Business Services (comme c’est beau quand c’est en anglais…) accompagne les multinationales « à l’international ». Cette expression, apparue dans les années 90, m’a toujours horripilé. Il paraît que la mondialisation triomphante n’accepterait pas que l’on dise « à l’étranger » ; ce serait blessant pour tous les habitants du village mondial…

Un sous-titre est libellé comme suit : « Aux avant-postes des technologies disruptives » ; encore un néologisme, un mot à la mode (voir mon prochain billet). Pour ce faire Orange a créé le pôle d’expertise Orange Applications for Business. Cette entreprise décidément à la pointe « veut s’imposer sur le Machine to Machine et l’IoT ». Elle « veut développer son leadership sur le marché du cloud, grâce à Orange Cloud for Business et devenir un acteur reconnu du digital workplace ». Par ailleurs, elle a lancé l’Orange Cyberdefense Academy », un cursus de formation.

On serait en manque si Orange n’avait pas évoqué le « durable » ; eh bien oui, Orange et la Ruche s’unissent pour encourager les Tech for Good, dans le cadre de l’appel à projets Digital Impact, espaces de coworking d’innovation…