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24/11/2025

"L'heure des prédateurs" (Giuliano da Empoli) : critique II

La principale métaphore, celle qui va courir du début à la fin du récit, est le forfait de César Borgia : en décembre 1502, Borgia élimine ses ennemis, dont il vient de triompher, à l’issue d’une grande fête au château de Senigallia ; la prise de pouvoir de Mohammed ben Salman (MBS), il y a quelque temps, au détriment de plusieurs héritiers potentiels du trône d’Arabie Saoudite, semble un pendant de ce terrible fait historique ; mais cela va plus loin dans l’esprit de notre auteur, qui va utiliser cette figure des « Borgiens » pour décrire la façon implacable avec laquelle certains aujourd’hui prennent le pouvoir. Machiavel a fait de César Borgia le modèle de son Prince. « « Le Prince » est le manuel de l’usurpateur, de l’aventurier qui part à la conquête de l’État. Les leçons que les Borgia de tous les temps peuvent en tirer sont fort nombreuses, mais l’i-une d’entre elles se démarque de toutes les autres : la première loi du comportement stratégique est l’action (...) Quand le système, avec ses procédures et ses hiérarchies, ne produit pas le résultat désiré, demeure la possibilité d’intervenir directement, en transgressant les règles formelles, pour rétablir la justice substantielle (...) Mais pour que le miracle du pouvoir se produise, il ne suffit pas d’une action résolue. Il faut aussi qu’il s’agisse d’un acte irréfléchi » (page 62).

 Certains dirigeants d’aujourd’hui sont ainsi des adeptes de l’action borgienne : MBS, on l’a vu, mais aussi le Président salvadorien Nayib Bukule, le Président argentin Javier Milei et... Donald Trump, qui avait lancé l’idée, pendant sa campagne, d’une journée « sans règles » pour calmer les délinquants. Alors l’importance du numérique et des réseaux sociaux devient cruciale car les compétitions politiques se déroulent en ligne, toutes frontières abolies.

Le thème central de l’essai apparaît page 75 : « Aujourd’hui la situation s’est inversée : le chaos n’est plus l’arme des rebelles mais le sceau des dominants (...) L’idée même d’une limite à la logique de la force, de la finance et des cryptomonnaies, à l’emballement de l’IA et des technologies convergentes, ou au basculement de l’ordre international vers la jungle, est sortie du domaine du concevable (...) Dans ce monde nouveau, les Borgiens ont un avantage décisif car ils ont l’habitude d’évoluer dans un monde sans limites. Ils ne se contentent pas de résister à l’adversité, ils tirent leur force de l’inattendu, de l’instable et du belliqueux (...) Ce qui compte est avant tout l’action, dont la connaissance, comme on le sait, est l’un des pires ennemis. Un environnement chaotique exige des décisions audacieuses qui captivent l’attention du public, tout en sidérant les adversaires ». On pense au fameux « La stratégie du choc » de Naomi Klein...

Et dans ce monde-là, ce ne sont pas les plus intelligents, les plus cultivés, les plus brillants qui vont réussir ! M. da Empoli s’attarde sur le cas de Donald Trump, qui ne lit aucun livre ni même aucune note préparée à son intention... « Dans ce milieu (la politique – NDLR), les surdoués sont en général comptés pour rien, parce qu’ils ne mettent jamais à la main la hallebarde, alors que la prise de risque est la seule vraie monnaie du jeu » (page 80). 

« L’heure des prédateurs n’est, au fond, qu’un retour à la normale. L’anomalie ayant plutôt été la courte période pendant laquelle on a pensé pouvoir brider la quête sanglante du pouvoir par un système de règles (...) Les Borgiens se concentrent sur le fond, pas sur la forme. Ils promettent de résoudre les vrais problèmes du peuple : la criminalité, l’immigration, le coût de la vie. Et que répondent leurs adversaires, les libéraux, les progressistes, les gentils démocrates ? Règles, démocratie en péril, protection des minorités... » (pages 81 à 83). 

Vient le tour des réseaux sociaux et, on le lit entre les lignes, des chaînes d’information en continu : « Partout, le principe reste le même. Trois opérations simples : identifier les sujets chauds, les fractures qui divisent l’opinion publique ; pousser, sur chacun de ces fronts, les positions les plus extrêmes et les faire s’affronter ; projeter l’affrontement sur l’ensemble du public, afin de surchauffer de plus en plus l’atmosphère. Les plateformes se présentent comme une vitrine transparente, à travers laquelle contempler le monde tel qu’il est, délivré des biais des élites qui contrôlent les médias traditionnels, elles ne sont que des miroirs de foire, qui déforment la réalité au point de la rendre méconnaissable, afin de l’adapter aux attentes et aux préjugés de chacun d’entre nous » (page 93). Voilà qui va plaire, justement, aux élites ! Et cette position est surprenante, en plein milieu d’un essai qui pointe l’avènement des dirigeants sans foi ni loi (les Borgiens)... Il ne suffit pas d’ajouter que les élites elles-mêmes sont victimes des manipulations et des crises de panique ! Si, dénonçant les nouveaux pouvoirs, on dénonce dans le même temps les contre-pouvoirs, que reste-t-il à part le renoncement et le désespoir ? 

Mais, sans crier gare, on passe aux dangers – vertigineux, il est vrai – de l’intelligence artificielle (attribuée au trio Geoffrey Hinton, Yoshua Bengio et Yann Le Cun, mais on pourrait tout aussi bien remonter à la cybernétique des années 50 et à Norbert Wiener) : lunettes connectées qui traduisent, auxquelles on parle et qui vont au devant de nos souhaits pas encore conscients... Bon, ce n’est toutefois pas le sujet du livre et on peut avoir l’impression, parfois, que l’essayiste « meuble un peu » (sachant que son ouvrage ne dépasse pourtant pas 146 pages...).

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