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28/09/2024

"Lettres à Ysé" (Paul Claudel) : critique II

Que puis-je dire de cette lecture qui m’a occupé deux mois ? Que cette compilation de lettres est fascinante, frustrante, pathétique, décevante et, en définitive, lassante !

 Fascinante en effet est cette histoire d’amour entre un jeune diplomate et une femme déjà établie dans la vie : il a 32 ans, il rejoint son poste de consul en Chine ; il ne connaît encore rien aux femmes, ayant renoncé depuis peu à la vocation religieuse ; sur le bateau, il tombe éperdument amoureux de Rosalie qui est la première et sera la seule (malgré Ève Francis, malgré Audrey Parr, malgré Agnes Meyer, malgré Marie Rolland) ; de trois ans sa cadette, elle est mariée à un cousin dont elle a eu quatre enfants ; son mari est un homme d’affaires, un commerçant raté, qui sera pour le moins complaisant. Cette histoire d’amour fou va s’échelonner sur un demi-siècle et évoluer des quatre années de passion à Fou-Tchéou jusqu’à l’amitié platonique et épistolaire des années 40. À partir des retrouvailles de 1917, Paul Claudel termine toutes ses lettres par des protestations d’amour éternel, bien que les amants ne se rencontrent plus qu’épisodiquement... Rosalie mourra en 1951, Paul Claudel n’assistera pas à ses obsèques... Lui-même mourra en 1955. Fascinante également est cette imbrication entre la passion vécue et la création littéraire, au point que Paul Claudel lui-même y voit l’origine et la substance de ses pièces de théâtre les plus connues : le « Partage de midi » et « le Soulier de satin », dont les personnages et les événements sont quasiment des décalques de la vraie vie. Ne remercie-t-il pas plus ou moins Rosalie de l’avoir abandonné, permettant ainsi à son génie de dramaturge et de poète d’éclore ?

 Mais ce qu’on apprend de cette histoire d’amour dans les lettres de Paul Claudel est également frustrant car Rosalie prétendra que son départ intempestif (et très vite sa trahison) furent causés par son constat que Paul ne l’épouserait pas ! Et pourquoi donc ? Sans doute parce que sa foi catholique lui interdisait de briser un foyer que Rosalie, elle, n’hésitera pas à abandonner quelques semaines plus tard seulement ! Les deux amants, censément follement épris l’un de l’autre, seront mariés (ou remariés) chacun de leur côté, l’année d’après ! Et Paul Claudel, plein de remords, ira au bout de ses convictions religieuses en renonçant à l’amour physique quatre ans après les retrouvailles, en s’évertuant à convertir Rosalie au catholicisme et en sublimant sa passion en un accord quasiment mystique, pour l’éternité, avec celle qu’il aura convertie... Dès lors, une bonne partie des vingt années qui vont suivre consisteront pour lui à battre sa coulpe et à essayer de réparer sa faute, entre autres en entretenant Rosalie et ses enfants à distance, en même temps que sa propre famille nombreuse. Et sa double vie devient une vie doublement platonique, avec sa muse et avec son épouse.

À notre époque de connexion numérique planétaire, on ne peut d’ailleurs que s’esbaudir de l’efficacité de notre écrivain – grâce aux Services du Quai d’Orsay – qui envoie chaque mois un chèque à Rosalie depuis le Japon, ce qui permet à la Belle de subsister après l’abandon par son second mari !

Drôle de passion donc, qui ne semble pas gênée outre mesure par l’éloignement ni par le peu d’occasions offertes de se voir ni par le temps qui passe... Rosalie vit sa vie (nous allons en reparler) et Paul ne paraît pas fâché de gagner ainsi son paradis... et son œuvre artistique ! Comme chez Mauriac (pour d’autres raisons), l’œuvre jaillit d’une tension extrême entre une passion humaine – très humaine – et un appel impérieux et sincère de la religion et de sa morale. Si l’on prend un peu de hauteur, on n’est qu’à moitié étonné de cette trajectoire hors norme, puisque, après son « illumination » un soir de Noël à Notre-Dame, Paul Claudel est à deux doigts d’entrer dans les ordres... Les quatre années de passion charnelle en Chine et les quelques épisodes en Europe dans les années 20 apparaissent ainsi comme des parenthèses dans une existence dominée par la foi et rongée par le remords. Il passera ensuite beaucoup de temps à essayer de convertir son entourage. Bien sûr rien n’est simple, et Claudel aimera considérer que cet amour a été voulu par Dieu, ainsi que la souffrance qui en a découlé. N’écrit-il pas à Marie Rolland en juin 1940 : « Au milieu du déchaînement des sens, il y avait toujours en moi un refus essentiel, une préférence de Dieu, quelque chose d’absolument irréductible » (page 39). Est-ce tout, la passion humaine d’une part, la foi et la question du mal d’autre part ? Non car sinon on ne serait pas devant un écrivain : « Pour être un artiste, il ne sert à rien d’avoir Dieu au cœur si l’on n’a le diable au corps » (Journal, I, 209). Claudel place donc clairement son œuvre dramatique et poétique comme « produit » du conflit qui l’a torturé sa vie durant. Bien plus : « Aussi longtemps que le poète, nourri de passion et de foi, eut besoin d’ELLE pour faire œuvre de transfiguration, Rosie conserva pour lui sa stature d’héroïne sacralisée. À partir du moment où s’est refermé le cycle dramaturgique dont elle était l’inspiratrice et le ressort, les puissances d’illusion peu à peu s’amoindrissent, cédant la place à l’attristant déclin d’une passion trop vive à son aurore, trop avide d’exaltation céleste à son crépuscule » (page 73).

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