07/04/2015
Lectures (VII)
Avant 3M, Proust, et avant Proust, Balzac, et même Pascal…
Je m’explique : 3M a inventé ces rectangles collants (mais pas trop, c’est là que c’est génial), qui, sous le doux nom de « post-it », font la joie des bureaux français depuis dix ou quinze ans, en permettant de « coller provisoirement » des ajouts ou des remarques sur un document papier, de les annoter en un mot. C’est une prouesse physico-chimique mais c’est tout car on annote depuis toujours, les écrivains n’étant pas les derniers à raturer, biffer, surcharger, ajouter, corriger…
La palme revient au premier d’entre eux, le maître de la littérature francophone du XXè siècle, Marcel Proust. Il est célèbre, parmi d’autres innombrables traits, pour avoir usé et abusé de ses fameuses « paperolles », petits bouts de papier qu’il collait à tous les endroits de ses épreuves qu’il désirait corriger.
Trois siècles avant, il paraît que Pascal avait mis au point un système équivalent. Et entre les deux, Balzac, ce forçat des lettres.
Michel Crépu recopie page 200 de son bouquin « Lectures » un portrait de Balzac au travail, dû à Théophile Gautier ; le voici.
« Quand il avait longtemps porté et vécu un sujet, d’une écriture rapide, heurtée, pochée, presque hiéroglyphique, il traçait une espèce de scénario en quelques pages, qu’il envoyait à l’imprimerie, d’où elles revenaient en placards, c’est-à-dire en colonnes isolées au milieu de larges feuilles.
Il lisait attentivement ces placards, qui donnaient déjà à son embryon d’œuvre ce caractère impersonnel que n’a pas le manuscrit, et il appliquait à cette ébauche la haute faculté critique qu’il possédait, comme s’il se fût agi d’un autre. Il opérait sur quelque chose ; s’approuvant ou se désapprouvant, il maintenait ou corrigeait, mais surtout ajoutait.
Des lignes partant du commencement, du milieu ou de la fin des phrases, se dirigeaient vers les marges à droite, à gauche, en haut, en bas, conduisant à des développements, à des intercalations, à des incises, à des épithètes, à des adverbes.
Au bout de quelques heures de travail, on eût dit le bouquet d’un feu d’artifice dessiné par un enfant. Du texte primitif partaient des fusées de style qui éclataient de toutes parts. Puis c’étaient des croix simples, des croix recroisetées comme celles du blason, des étoiles, des soleils, des chiffres arabes ou romains, des lettres grecques ou françaises, tous les signes imaginables de renvois qui venaient se mêler aux ratures… ».
Cela rendait fous les typographes, qui se repassaient les placards, « ne voulant pas faire chacun plus d’une heure de Balzac ».
Michel Crépu conclut : « S’ils avaient su, les pauvres, ce qui les attendait avec Proust ».
07:30 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0)
06/04/2015
Irritations XI : au sens propre comme au Figaro
J’ai beaucoup cité le Figaro ces derniers temps, vous l’avez remarqué. Du coup, certains se sont dit que j’en parlais comme un nouveau converti d’une foi toute neuve ou bien comme un amoureux d’une idylle balbutiante…
Il n’en est rien ! Il se trouve que, chauvinisme, conservatisme ou opportunisme aidant, le Figaro a consacré beaucoup d’articles à la langue française et à ses langues-mères, entrant ainsi en plein dans l’objet et les préoccupations de ce blogue.
Mais de passion aveugle, point !
Il y a même matière à irritation, bien sûr, à la lecture de ce quotidien si bien pensant et pourtant parfois si relâché. Que l’on en juge !
J’ouvre le cahier « économie » du 25 mars 2015, souvent appelé « les feuilles saumon ». Page 24, un grand article est consacré à « SNCF Logistics », qui n’est autre que le nouveau nom de « SNCF Géodis ». Pourquoi donc « Logistics », même si l’on apprend que la SNCF mise tout sur l’international, l’Hexagone étant condamné à la réduction inexorable de la part du fret au profit de la route ? Est-ce pour faire oublier dans les pays étrangers que dans SNCF il y a « français » et que ce serait une marque infâmante ? Est-ce que « SNCF Logistique » n’était pas tout aussi porteur dans les pays européens et ailleurs, et tout aussi compréhensible ? Il est vrai que, sur ce coup-là, le Figaro ne peut pas grand-chose. Dont acte.
Tournons la page. Sous le titre « Les télécoms bichonnent les familles », on a droit au délire franglophone des opérateurs bien de chez nous qui s’adressent à leur clientèle (tout ce qu’il y a de plus français) : forfaits Silver ou Gold, souscription à une box, clients Red, Bon Plan Open… Et ça les flatte, les habitants de Auch d’être démarchés comme cela, à votre avis ? Bon, le Figaro n’est pas responsable du jargon des mercateurs post-modernes du fil de cuivre voix-données mais il pourrait atténuer les coups, nous enrober ça d’italiques et de paraphrases, non ?
Juste en dessous, « EDF subventionne un million d’ampoules LED », et on nous dit que ces produits seront « co-brandés », de telle manière que le consommateur saura qu’EDF est associé à cette initiative. Là, personne n’a obligé Frédéric de Monicault à étaler son snobisme au milieu de la page 25 ! C’est sans doute qu’il rêve d’exercer ses talents dans Challenge ou Vogue…
En dernière page, le cahier saumon se lâche : « Ses jeux simplistes figurent systématiquement dans le top des téléchargements ». Allez savoir pourquoi Benjamin Ferran n’a pas écrit « le top des downloadings », ça aurait été plus cohérent…
Et à côté : « Carat prévoit que le digital pèsera un quart du marché publicitaire en 2015 ». Ce qui est drôle, c’est que dans l’article qui suit ce titre, on lit « Pour la première fois, le numérique devrait représenter plus d’un quart des dépenses des annonceurs » ! À cela deux raisons : d’une part les journalistes sont convaincus que les mots à consonance anglaise « communiquent mieux » que leurs équivalents français (et alors là, c’est de notre faute à nous, les veaux, qui les avons laissé penser cela) et d’autre part parce que, depuis l’école primaire (du moins celle de mon enfance, qui est bien loin), on nous serine que les répétitions dans un texte, c’est pas bien. Alors le journaliste du Figaro se dit : un mot franglais, un mot français, pour exprimer la même chose, et le tour est joué.
L’hebdomadaire « Le Revenu », qui nous a habitués à mieux, fait de même : sous le titre « Crowdfunding », il écrit dans son numéro du 3 avril 2015 « Ce sera une première dans le financement participatif en France ». J’ai même lu quelque part, plus pervers : « Le financement participatif, plus connu sous le nom de crowdfunding… ». Mettez-vous à la place de celui qui a de l’argent à placer ; allez-vous faire du crowdfunding ou du financement participatif ?
Je prends les paris.
16:49 Publié dans Franglais et incorrections diverses | Lien permanent | Commentaires (0)
05/04/2015
La boulette de Napoléon
Napoléon a fait le Code civil, un monument, mais il a commis aussi de nombreuses erreurs : le népotisme, le placement de sa famille aux quatre coins de l’Europe, l’invasion de la Russie, Waterloo, les cents jours…
Moins coûteuse en vies humaines mais catastrophique au point de vue stratégique a été la vente, à vil prix, de la Louisiane, petit joyau tropical sur le golfe du Mexique, qui avait été dédié au roi Louis.
Pourquoi catastrophique ? mais parce que ce foyer de francophonie a été étouffé dans l’œuf, écrasé par le rouleau compresseur culturel de l’anglo-américain.
Le Figaro du 20 mars 2015 nous rappelle l’histoire de ce territoire, en nous renvoyant au XVIIè siècle ; en 1764, c’est le « grand dérangement », à savoir l’arrivée par la mer de milliers d’Acadiens chassés du Canada, qui s’installent à la campagne, dans les « bayous » ; ce seront les Cadiens ou Cajuns, aux riches traditions ancestrales. (NDLR : rappelons-nous la chanson de Zacharie Richard).
D’autres immigrations francophones viendront peupler ce territoire, mais plutôt dans les villes : Français de France, Haïtiens, originaires des Caraïbes… qui se mélangeront aux Noirs et aux Hispaniques. Cela donnera la culture créole, dont la Nouvelle-Orléans porte le flambeau.
Tout va bien jusqu’en 1916, les cajuns défendent leur culture et de nombreux journaux à la Nouvelle-Orléans paraissent en français. Puis tout bascule : le français est interdit, et c’est l’anglicisation forcée, avec des sanctions dans les écoles pour les petits francophones ! Une génération est sacrifiée.
Les guerres ont du bon ! Les troupes américaines ont besoin de francophones pour préparer le débarquement et, du coup, le français paraît moins « ringard »… Mais l’ostracisme des années 20 a laissé des traces.
Ce n’est que dans les années 60 que ce produit un « réveil identitaire », avec la musique cajun ; en 1968, les autorités de Luisiane créent le Conseil pour le développement du français en Louisiane (CODOFIL), qui déclare l’État officiellement bilingue ! Incroyable, non ? La France détache alors des dizaines de professeurs de l’Éducation nationale dans les lycées locaux. On estime que 160000 personnes parlent français aujourd’hui en Louisiane et que 4500 élèves y sont scolarisés en français.
« Beaucoup de jeunes Louisianais reviennent vers leurs racines, ils veulent faire vivre la francophonie » constate le Consul général de France, Grégor Trumel, et les autorités tentent « de profiter de l’atout politique et économique que représente cette identité au niveau international »
Là-bas, les villes s’appellent Bâton rouge, Arnaudville, Lafayette, Pont Breaux… mais il est vrai qu’avec l’accent américain, on ne s’en aperçoit pas toujours.
Langue, culture, histoire, tout est lié ; au moment où se créent, dans la mondialisation triomphante, des « blocs » économiques énormes, des peuples se refragmentent, s’individualisent, s’autonomisent (voir l’Écosse, la Catalogne, les nouveaux États en Afrique…).
Le pire n’est jamais sûr ! Résistons.
07:30 Publié dans Histoire et langue française | Lien permanent | Commentaires (0)