08/04/2015
Œcuménisme
Pour moi, qui ne la connaît qu’à travers Albert Camus, c’était bien cela : « … un joyau brut, un pays oublié depuis 1962, enfermé en lui-même, cadenassé par un pouvoir jaloux de son autorité, et craignant toute influence extérieure. L’argent n’y est pas visible ; l’oligarchie se l’est approprié sans en faire profiter son peuple qui, lui se contente du système D dans un quotidien frugal et désabusé. Mais malgré cet oubli, malgré l’indigence du pouvoir et son incapacité à sortir le pays de cet isolement stérile, demeurent les trésors que recèle cette terre, la splendeur de ses paysages, la franche chaleur de ses habitants, et cette marque indélébile qu’a laissée la France. Et malgré l’urbanisme sauvage, la pauvreté palpable et la saleté partout visible, il y a cette beauté en devenir, et cet espoir qu’un jour, ce pays cousin pourra peut-être, en ouvrant les pages de son histoire, se réconcilier avec son passé, et avec la France. L’Algérie est un pays oublié, et c’est aussi ce que mon père avait fui toute sa vie, lui qui aimait tant la lumière ».
Nous y voici !
À la mort de son père, universitaire réputé mais iconoclaste, spécialiste des liens entre l’islam et le christianisme, Sylvie Arkoun, fille de sa première épouse française, découvre qu’elle ne le connaît pas : non seulement son œuvre, qui lui échappe et ne l’intéresse pas vraiment, mais aussi et surtout l’homme aux multiples zones d’ombre et derrière lui, son pays natal.
Elle décide de partir à la recherche de cet inconnu qui avait cloisonné sa vie professionnelle et personnelle et qui courait le monde, de conférence en conférence.
Cela a donné « Les vies de Mohammed Arkoun » (PUF, 2014), un livre remarquable et passionnant.
Sur la forme d’abord. S. Arkoun écrit très bien, le rythme ne faiblit pas du début à la fin ; c’est dire que son livre est bien construit, avec des retours en arrière et des coups de projecteur non chronologiques sur le parcours de son père et sur le sien. Entre ces épisodes, elle a intercalé des lettres de son père à son meilleur ami, toutes empreintes de sagesse, d’ouverture d’esprit et de tolérance.
Il n’y a guère que quelques coquilles de l’éditeur (quatre ou cinq tout au plus, comme « collège » à la place de « collègue ») et la première de couverture, ornée d’un dessin qui fait bande dessinée, en contraste avec le sérieux et la tension qui dominent l’ouvrage, qui gâchent – un peu – notre plaisir. Mais ce choix d’illustration, S. Arkoun le justifie dans son épilogue, et je laisse donc les futurs lecteurs se faire leur opinion.
Sur le fond, quel destin passionnant ! On peut mettre en avant tel ou tel aspect, ils sont tous impressionnants.
D’abord, la carrière de cet homme, né dans un petit village de Kabylie démuni de tout, sauf de ses traditions orales ancestrales (bien avant l’arabisation et l’islamisation), qui fréquente le matin et le soir l’école coranique et, entre les deux, le collège français et catholique des Pères blancs évangélisateurs, dont il restera proche toute sa vie, qui décide, travailleur acharné, de poursuivre ses études en France, jusqu’au plus haut niveau de l’Université, déçu qu’il est par la médiocrité des « maîtres » algérois, et qui y arrive, au sommet.
Son seul échec professionnel : ne pas être prophète en son pays (d’adoption) et ne pas avoir réussi à faire créer l’Institut des études scientifiques sur l’islam, pour lequel il a milité auprès de tous les gouvernements français successifs.
Ensuite sa vie personnelle et sentimentale, son charisme, son amour des femmes, qui le lui rendent bien, ses deux épouses, l’une française, l’autre marocaine, sa relation passionnée avec Helga, pendant douze ans, le tout cloisonné comme dans les services secrets, à tel point que ses enfants français n’en ont rien su. Dans son enquête post mortem, Sylvie Arkoun va de surprise en surprise ; elle est même contactée par Helga, qu’elle va voir à Majorque et avec laquelle elle sympathise.
Par dessus tout cela, le double message du savant qui connaît le Coran comme sa poche : d’une part, l’islam doit absolument accepter la critique scientifique, avec les outils des sciences humaines et d’autre part, ces deux religions du Livre doivent se parler, s’écouter et ont tous les moyens de se comprendre, de cohabiter et de s’enrichir mutuellement. M. Arkoun avait vu venir la radicalisation, avait alerté les politiques, qu’il accusait de cécité et d’angélisme, n’avait pas été entendu et avait souffert d’ostracisme et d’agressions dans le monde musulman lui-même.
Et en filigrane, comme chez Camus, ce pays magnifique de plages, de montagnes et de déserts, que la jeune femme découvre sur le tard avec ravissement. Hasard ou synchronicité ? France 3 a diffusé dans Thalassa, le 3 avril 2015, un reportage remarquable sur l’Algérie qui retrouve – avec prudence – ses côtes, sa Méditerranée et les jeux dans la mer.
Lisez ce livre !
09:03 Publié dans Actualité et langue française | Lien permanent | Commentaires (0)
07/04/2015
Lectures (VII)
Avant 3M, Proust, et avant Proust, Balzac, et même Pascal…
Je m’explique : 3M a inventé ces rectangles collants (mais pas trop, c’est là que c’est génial), qui, sous le doux nom de « post-it », font la joie des bureaux français depuis dix ou quinze ans, en permettant de « coller provisoirement » des ajouts ou des remarques sur un document papier, de les annoter en un mot. C’est une prouesse physico-chimique mais c’est tout car on annote depuis toujours, les écrivains n’étant pas les derniers à raturer, biffer, surcharger, ajouter, corriger…
La palme revient au premier d’entre eux, le maître de la littérature francophone du XXè siècle, Marcel Proust. Il est célèbre, parmi d’autres innombrables traits, pour avoir usé et abusé de ses fameuses « paperolles », petits bouts de papier qu’il collait à tous les endroits de ses épreuves qu’il désirait corriger.
Trois siècles avant, il paraît que Pascal avait mis au point un système équivalent. Et entre les deux, Balzac, ce forçat des lettres.
Michel Crépu recopie page 200 de son bouquin « Lectures » un portrait de Balzac au travail, dû à Théophile Gautier ; le voici.
« Quand il avait longtemps porté et vécu un sujet, d’une écriture rapide, heurtée, pochée, presque hiéroglyphique, il traçait une espèce de scénario en quelques pages, qu’il envoyait à l’imprimerie, d’où elles revenaient en placards, c’est-à-dire en colonnes isolées au milieu de larges feuilles.
Il lisait attentivement ces placards, qui donnaient déjà à son embryon d’œuvre ce caractère impersonnel que n’a pas le manuscrit, et il appliquait à cette ébauche la haute faculté critique qu’il possédait, comme s’il se fût agi d’un autre. Il opérait sur quelque chose ; s’approuvant ou se désapprouvant, il maintenait ou corrigeait, mais surtout ajoutait.
Des lignes partant du commencement, du milieu ou de la fin des phrases, se dirigeaient vers les marges à droite, à gauche, en haut, en bas, conduisant à des développements, à des intercalations, à des incises, à des épithètes, à des adverbes.
Au bout de quelques heures de travail, on eût dit le bouquet d’un feu d’artifice dessiné par un enfant. Du texte primitif partaient des fusées de style qui éclataient de toutes parts. Puis c’étaient des croix simples, des croix recroisetées comme celles du blason, des étoiles, des soleils, des chiffres arabes ou romains, des lettres grecques ou françaises, tous les signes imaginables de renvois qui venaient se mêler aux ratures… ».
Cela rendait fous les typographes, qui se repassaient les placards, « ne voulant pas faire chacun plus d’une heure de Balzac ».
Michel Crépu conclut : « S’ils avaient su, les pauvres, ce qui les attendait avec Proust ».
07:30 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0)
06/04/2015
Irritations XI : au sens propre comme au Figaro
J’ai beaucoup cité le Figaro ces derniers temps, vous l’avez remarqué. Du coup, certains se sont dit que j’en parlais comme un nouveau converti d’une foi toute neuve ou bien comme un amoureux d’une idylle balbutiante…
Il n’en est rien ! Il se trouve que, chauvinisme, conservatisme ou opportunisme aidant, le Figaro a consacré beaucoup d’articles à la langue française et à ses langues-mères, entrant ainsi en plein dans l’objet et les préoccupations de ce blogue.
Mais de passion aveugle, point !
Il y a même matière à irritation, bien sûr, à la lecture de ce quotidien si bien pensant et pourtant parfois si relâché. Que l’on en juge !
J’ouvre le cahier « économie » du 25 mars 2015, souvent appelé « les feuilles saumon ». Page 24, un grand article est consacré à « SNCF Logistics », qui n’est autre que le nouveau nom de « SNCF Géodis ». Pourquoi donc « Logistics », même si l’on apprend que la SNCF mise tout sur l’international, l’Hexagone étant condamné à la réduction inexorable de la part du fret au profit de la route ? Est-ce pour faire oublier dans les pays étrangers que dans SNCF il y a « français » et que ce serait une marque infâmante ? Est-ce que « SNCF Logistique » n’était pas tout aussi porteur dans les pays européens et ailleurs, et tout aussi compréhensible ? Il est vrai que, sur ce coup-là, le Figaro ne peut pas grand-chose. Dont acte.
Tournons la page. Sous le titre « Les télécoms bichonnent les familles », on a droit au délire franglophone des opérateurs bien de chez nous qui s’adressent à leur clientèle (tout ce qu’il y a de plus français) : forfaits Silver ou Gold, souscription à une box, clients Red, Bon Plan Open… Et ça les flatte, les habitants de Auch d’être démarchés comme cela, à votre avis ? Bon, le Figaro n’est pas responsable du jargon des mercateurs post-modernes du fil de cuivre voix-données mais il pourrait atténuer les coups, nous enrober ça d’italiques et de paraphrases, non ?
Juste en dessous, « EDF subventionne un million d’ampoules LED », et on nous dit que ces produits seront « co-brandés », de telle manière que le consommateur saura qu’EDF est associé à cette initiative. Là, personne n’a obligé Frédéric de Monicault à étaler son snobisme au milieu de la page 25 ! C’est sans doute qu’il rêve d’exercer ses talents dans Challenge ou Vogue…
En dernière page, le cahier saumon se lâche : « Ses jeux simplistes figurent systématiquement dans le top des téléchargements ». Allez savoir pourquoi Benjamin Ferran n’a pas écrit « le top des downloadings », ça aurait été plus cohérent…
Et à côté : « Carat prévoit que le digital pèsera un quart du marché publicitaire en 2015 ». Ce qui est drôle, c’est que dans l’article qui suit ce titre, on lit « Pour la première fois, le numérique devrait représenter plus d’un quart des dépenses des annonceurs » ! À cela deux raisons : d’une part les journalistes sont convaincus que les mots à consonance anglaise « communiquent mieux » que leurs équivalents français (et alors là, c’est de notre faute à nous, les veaux, qui les avons laissé penser cela) et d’autre part parce que, depuis l’école primaire (du moins celle de mon enfance, qui est bien loin), on nous serine que les répétitions dans un texte, c’est pas bien. Alors le journaliste du Figaro se dit : un mot franglais, un mot français, pour exprimer la même chose, et le tour est joué.
L’hebdomadaire « Le Revenu », qui nous a habitués à mieux, fait de même : sous le titre « Crowdfunding », il écrit dans son numéro du 3 avril 2015 « Ce sera une première dans le financement participatif en France ». J’ai même lu quelque part, plus pervers : « Le financement participatif, plus connu sous le nom de crowdfunding… ». Mettez-vous à la place de celui qui a de l’argent à placer ; allez-vous faire du crowdfunding ou du financement participatif ?
Je prends les paris.
16:49 Publié dans Franglais et incorrections diverses | Lien permanent | Commentaires (0)