30/10/2015
"Passage des émigrants" de Jacques Chauviré : critique (I)
J'avais adoré "Les mouettes sur la Saône" de Jacques Chauviré, médecin de campagne qui s'était mis à l'écriture sur le tard, sa carrière terminée, et qui donc n'a écrit qu'une demi-douzaine de textes, mi-souvenirs d'enfance, mi-souvenirs de sa pratique médicale.
Je l'avais découvert par "Élisa", merveilleux petit livre dédié à sa nourrice, une belle jeune fille objet de son premier amour (de gosse).
Et là, tout d'un coup, - est-ce le mot "émigrants" dans le titre ? -, j'avais eu envie d'attaquer ce livre épais qui dormait dans ma bibliothèque depuis deux ans : "Passage des émigrants".
Passons rapidement sur l'orthographe (l'auteur n'en est peut-être pas responsable...) : comment admettre que, chez un éditeur aussi célèbre que Gallimard, et dans la prestigieuse collection nrf, il subsiste autant de coquilles. Jugez-en.
page 48 : "les marches de pierre grise qui, une porte franchie, donnait accès à un long couloir".
page 49 : "aux fenêtres étaient suspendues des linges de toilette, des mouchoirs et des chemises".
page 85 : "au début de Janvier..."
page 94 : "tout au lond de sa vie..."
page 110 : "soyez tranquille, je ne suis pas prêt d'oublier le désarroi de Mme Bailly", "bien qu'elle n'aimât plus son mari"
page 114 : (après une digression sur Saint Hilaire) "tout ceci apparaissait comme un culte caché..."
page 162 : "Le H. et S.-P. perdront leur réputation que de n'abriter que des vieillards"
page 179 : "accroché aux pentes de la bute..."
page 182 : "cordes plates et irrisées..."
page 256 : « lorqu’il s’éloigna de la porte… »
etc.
Mais ma première impression - désagréable - a concerné le style ; comme si, en 1977, Jacques Chauviré n'avait pas encore acquis sa maîtrise de la langue littéraire (ce qui n'est pas le cas puisque son premier ouvrage date de 1958, vingt ans auparavant). Cela se traduit par des expressions bizarres, des phrases qui semblent bancales, des effets involontaires sans doute, qui gênent et ralentissent la lecture.
page 44 : "une pluie fine, chassée par vent, lui caressait le visage" ; "des vagues qui déferlaient doucement sur la plage"
page 105 : "un trépied à perfusion encombrait les abords du lit"
page 106 : "une valise qu'on avait descendue dans le sous-sol"
page 111 : "il suffisait de quelques minutes pour être projeté dans l'une des infirmeries"
page 141 : "et les vins choisis avec précaution"
page 148 : "(ils) avaient décidé de la muter d'infirmerie"
page 149 : "alors..., elle consentait à accepter"
page 150 : "elle, au contraire, était allante et volubile"
page 169 : "ils formaient des groupes dont jaillissaient les paroles véhémentes de discussions"
page 171 : "un fin tuyau de matière plastique s'échappait sous les draps"
page 180 : "il était l'heure du change"
page 198 : "sa femme avait pris un malaise"
page 235 : « Il ne pouvait se débarrasser de ses souvenirs d’officier captif et de raconter les parties mémorables de bridge qu’il avait disputées »
page 255 : « Il avait échoué à l’hospice. Longtemps hébergé dans les dortoirs, l’infirmerie aurait été un havre s’il n’avait souhaité retrouver à tout prix la liberté »
page 259 : « Une mère qu’il fallait toujours soutenir, un père malheureux auquel l’unissaient les liens les plus subtils et lui-même était menacé »
page 292 (même incorrection que page 255, signalée plus haut) : « Situés au sud de l’estuaire, aucun mur ne les séparait de la ville »
page 296 : « Quant à dire que je retire une satisfaction particulière de cette connaissance, je n’irai pas jusque-là » (le futur de « j’irai » est admissible, le conditionnel « j’irais » le serait également). À comparer avec :
page 297 : « Je ne sais pas si je pourrais me libérer, dit Masson… ». Ici le futur « je pourrai » s’imposait !
etc.
À suivre...
(Version complétée le 3 novembre 2015)
07:30 Publié dans Chauviré Jacques, Écrivains, Littérature, Livre, Roman | Lien permanent | Commentaires (0)
20/10/2015
Écrivains contemporains de langue française : Pierre Garnier (II)
Pierre Garnier, pour moi, c'est Swann au lycée.
Entre le prof. qu'il était avec nous autres en cours d'allemand et dans les couloirs, et le poète reconnu depuis longtemps, picardisant convaincu avec René Debrie, et même fondateur d'un courant poétique (le spatialisme), rien de commun… ou plutôt aucune passerelle !
Heureusement, on ne l'a pas plus embêté en cours qu'il ne nous a embêtés (encore qu'il devait être consterné par notre niveau, lui qui traduisait Goethe et Novalis !). Mais jamais au grand jamais il ne nous a parlé de sa deuxième vie, de sa passion ; jamais au grand jamais, les adolescents que nous étions n'ont soupçonné le talent (abscons il est vrai…) qu'il avait ni qu'il avait autant écrit de livres savants ni encore moins que des séminaires lui seraient consacrés plus tard.
Alors chapeau bas, révérence devant Pierre Garnier, décédé début 2014 à 86 ans et inhumé dans un tout petit village de la Somme.
"Ma mère à la fenêtre tricote
assise dans l'origine comme Pénélope
Elle chante le Temps des cerises
- elle me dit : C'est ce qui reste de la Commune
De hauts reliefs s'élèvent alors
la fête de l'Huma, à Garches les enterrements
de Barbusse et de Vaillant-Couturier
- pour mes parents, la certitude que la Commune
n'est pas morte.
Mon père depuis longtemps classe
dans des dossiers
des articles et des poèmes
"Ce sont des êtres vivants, dit-il,
il faut les sauver"…"
(Extrait de "Car nous vivons et mourons si peu", Verlag im Wald, 1999)
07:00 Publié dans Littérature, Poésie | Lien permanent | Commentaires (0)
19/10/2015
Ik pik epeke pik epe (Écrivains contemporains : Pierre Garnier I)
Au lycée, j'ai eu un professeur d'allemand étonnant. Du moins, le considérions-nous ainsi uniquement à cause de son apparence, et plus précisément de sa chevelure, une grosse crinière rabattue en arrière, qui l'avait fait surnommer "bison", je crois. Ajoutons-y une démarche souple, voire élastique, faisant rebondir sur le sol sa carcasse plutôt grande, ainsi qu'un caractère débonnaire et patient, qui donnait toute latitude aux allergiques à Goethe de sommeiller dans le fond de la classe.
Pierre Garnier, c'était son nom, était un prof. sympa, ne cherchant pas à faire de l'autorité ; il travaillait avec les élèves intéressés et laissait les autres tranquilles. Il m'appréciait car je participais et répondais aux questions.
C'est par lui, bizarrement, que j'ai découvert, dans une traduction allemande, l'hymne du folksong américain de l'époque : "Die Antwort weiss ganz allein der Wind", à savoir "Blowin'in the wind".
Mais le plus beau était caché, à nous autres lycéens…
En marge de son travail de prof. d'allemand, Pierre Garnier avait une vie littéraire parallèle. Je l'avais oublié, et ce n'est qu'en feuilletant récemment un livre de poèmes anglais que j'ai retrouvé, en guise de marque-page, une coupure de journal (lequel ? aucune idée… peut-être les Nouvelles littéraires ?), intitulée "La Lettre contre les belles lettres".
Cet entrefilet parlait des "briseurs de mots", à savoir les Lettristes, pour qui le mot devait se réduire en particules, les lettres à l'état sauvage.
Parmi eux, le spatialiste Pierre Garnier, auteur de "Spatialisme et poésie concrète" (Gallimard, 1968), à qui l'on doit ce poème :
"Ik pik epeke pik epe
pik bou pik boupik bou pi
pik bo pik bo pik bo pik bo p"
Pour en savoir plus : le site officiel des théories du lettrisme
"Depuis son origine, qui coïncide, en 1945, avec l’arrivée en France de son promoteur, Isidore Isou, le Lettrisme s'expose comme la continuité authentiquement créatrice des grands mouvements culturels passés. De tous, il s'affirme le seul, au dehors des généralisations dialectiques, outrancières et erronées, à avoir effectué le plus grand nombre de bouleversements spécifiques qu'il inscrit, avec précision, dans les cadres déterminés des domaines de la culture et de la vie – de l’Art, de la Science, de la Philosophie, de la Théologie et de la Technique – à l'intérieur desquels, aux acquis séculaires, ils ajoutent des acquis neufs, en cela susceptibles d'augmenter les possibilités d'existence de l'être.
Une telle totalité, ouverte sur des contenus aussi diversifiés et marquée en chacun par la complexité d'apports successifs, ne pouvait pas ne pas poser des problèmes inusités de communication et de propagation. Longtemps, c'est elle qui fera obstacle à la compréhension de la nature des préoccupations de ce mouvement d'avant-garde, et, par là, à sa reconnaissance sociale".
07:00 Publié dans Écrivains, Garnier Pierre, Littérature, Vocabulaire, néologismes, langues minoritaires | Lien permanent | Commentaires (0)