19/10/2015
Ik pik epeke pik epe (Écrivains contemporains : Pierre Garnier I)
Au lycée, j'ai eu un professeur d'allemand étonnant. Du moins, le considérions-nous ainsi uniquement à cause de son apparence, et plus précisément de sa chevelure, une grosse crinière rabattue en arrière, qui l'avait fait surnommer "bison", je crois. Ajoutons-y une démarche souple, voire élastique, faisant rebondir sur le sol sa carcasse plutôt grande, ainsi qu'un caractère débonnaire et patient, qui donnait toute latitude aux allergiques à Goethe de sommeiller dans le fond de la classe.
Pierre Garnier, c'était son nom, était un prof. sympa, ne cherchant pas à faire de l'autorité ; il travaillait avec les élèves intéressés et laissait les autres tranquilles. Il m'appréciait car je participais et répondais aux questions.
C'est par lui, bizarrement, que j'ai découvert, dans une traduction allemande, l'hymne du folksong américain de l'époque : "Die Antwort weiss ganz allein der Wind", à savoir "Blowin'in the wind".
Mais le plus beau était caché, à nous autres lycéens…
En marge de son travail de prof. d'allemand, Pierre Garnier avait une vie littéraire parallèle. Je l'avais oublié, et ce n'est qu'en feuilletant récemment un livre de poèmes anglais que j'ai retrouvé, en guise de marque-page, une coupure de journal (lequel ? aucune idée… peut-être les Nouvelles littéraires ?), intitulée "La Lettre contre les belles lettres".
Cet entrefilet parlait des "briseurs de mots", à savoir les Lettristes, pour qui le mot devait se réduire en particules, les lettres à l'état sauvage.

Parmi eux, le spatialiste Pierre Garnier, auteur de "Spatialisme et poésie concrète" (Gallimard, 1968), à qui l'on doit ce poème :
"Ik pik epeke pik epe
pik bou pik boupik bou pi
pik bo pik bo pik bo pik bo p"
Pour en savoir plus : le site officiel des théories du lettrisme
"Depuis son origine, qui coïncide, en 1945, avec l’arrivée en France de son promoteur, Isidore Isou, le Lettrisme s'expose comme la continuité authentiquement créatrice des grands mouvements culturels passés. De tous, il s'affirme le seul, au dehors des généralisations dialectiques, outrancières et erronées, à avoir effectué le plus grand nombre de bouleversements spécifiques qu'il inscrit, avec précision, dans les cadres déterminés des domaines de la culture et de la vie – de l’Art, de la Science, de la Philosophie, de la Théologie et de la Technique – à l'intérieur desquels, aux acquis séculaires, ils ajoutent des acquis neufs, en cela susceptibles d'augmenter les possibilités d'existence de l'être.
Une telle totalité, ouverte sur des contenus aussi diversifiés et marquée en chacun par la complexité d'apports successifs, ne pouvait pas ne pas poser des problèmes inusités de communication et de propagation. Longtemps, c'est elle qui fera obstacle à la compréhension de la nature des préoccupations de ce mouvement d'avant-garde, et, par là, à sa reconnaissance sociale".
07:00 Publié dans Écrivains, Garnier Pierre, Littérature, Vocabulaire, néologismes, langues minoritaires | Lien permanent | Commentaires (0)
12/10/2015
"Le consul" de Salim Bachi : critique (IV), extraits et le fin mot
Mais revenons à nos moutons : vu qu'il cite ses sources (trois livres récents sur le même sujet), je me demande pourquoi Salim Bachi s'est contenté de "mettre en scène" une histoire déjà racontée trois fois et qu'il présente comme un roman… Sans doute a-t-il fait œuvre d'imagination quant aux tourments de son héros et quant à son caractère torturé et autocritique. Mais est-ce suffisant pour faire un grand livre ?
Ne soyons pas trop sévère ni trop pointilleux, il y a de bons passages dans ce livre. En voici quelques-uns.
"J'avais agi en mon âme et conscience. J'avais rejeté toutes les faussetés de ce siècle, tous les mensonges de mon temps. Je ne m'étais pas cherché d'excuses en assassinant mes semblables" (page 159).
"Il n'y a pas de hasard, notre destin est écrit et l'archer ne fait que décocher sa flèche, image cruelle et vieille comme le monde. Cette pointe ne dévie pas en jaillissant, elle s'envole, atteint son zénith, retombe et se plante dans votre cœur, et cela quelles que soient l'adresse ou la force du tireur. Le trait ne manque jamais son but. Et chaque homme, à un moment de son existence, sait qu'il a accompli son destin. Pour moi, ce fut à Bordeaux. Je t'avais rencontrée et aimée plus que de raison, comme un jeune amant fougueux, moi l'homme établi, marié et père nombreux enfants, à qui il ne restait plus qu'à finir honorablement sa carrière, puis à mourir entouré des siens.

Tu es venue et tu m'as emporté sur l'aile de ton rêve… Tu as bouleversé l'ordre intime et professionnel qui étaient les miens et le monde que j'avais bâti, élégant et sûr, entouré d'une famille nombreuse, supporté par une épouse aimante, fait de réceptions et de concerts, de connaissances illustres et de voyages lointains, monde qui ressemblait singulièrement à celui de mon frère jumeau..." (page 174).
"Ici, entre ces murs froids et sombres, alors que la mort vient, je sais que j'ai agi en mon âme et conscience et je l'ai fait uniquement pour sauver ces innocents qui étaient venus à moi les mains vides, désireux seulement d'échapper à un destin qu'ils n'avaient pas choisi, victimes du temps et de la folie de quelques hommes infâmes" (page 176).
Pour conclure, je dirai que, oui, le livre vous prend et ne vous lâche qu'à la fin ; que, oui, je le recommande (à égalité avec l'une de ses trois sources, que je n'ai pas lues) à ceux qui veulent découvrir un destin d'exception et mieux connaître l'une des pages réconfortantes de cette époque si dramatique ; et que, non, je ne le garderai pas, ne prévoyant pas d'avoir envie de le relire.
07:30 Publié dans Bachi Salim, Écrivains, Littérature, Livre | Lien permanent | Commentaires (0)
10/10/2015
"Le consul" de Salim Bachi : critique (II)
Le fond de l'histoire est donc fascinant, et résonne singulièrement avec notre actualité : il s'est trouvé un homme, qui aurait pu se retrancher derrière les ordres reçus et l'obéissance liée à son statut, derrière le conformisme ou la facilité, et qui brûle ses vaisseaux et fait son devoir d'être humain. Il ne s'agit pas explicitement d'accueil, puisque les migrants de l'époque ne voulaient que passer par le Portugal pour émigrer aux États-Unis ou ailleurs, mais le fait est là : il est passé outre et va le payer cher.
Voyons maintenant la forme. Ce livre court (180 pages), écrit à la première personne, se lit bien et vite, même si je n'ai pas trop apprécié la forme d'une confession à sa maîtresse à la fin de sa vie. Le récit est prenant, évidemment, même si le dénouement en est connu. Je ne trouve pas grand-chose à dire - ni à redire - sur le style de l'auteur, je le trouve fluide mais passe-partout.
Il y a cette "affectation" très "Philippe Sollers" de supprimer la ponctuation dans les énumérations. Ainsi, page 176 : "et chassaient pourchassaient massacraient des millions de personnes". Ça apporte quoi la disparition des virgules ? Rien.
Il y a, même dans les pages les plus émouvantes, des constructions bizarres : " Je pensais au pouvoir de l'amour infini, à la noyade de la jeune fille et au jeune mari tentant de la délivrer des eaux froides qui empesaient sa robe blanche ou noire de colombe aux ailes mouillées, engluées, pauvres amants que la mort attirait vers elle, au jeune homme qui, voyant périr l'amour de sa vie, plongea , s'accrocha à lui avec l'énergie du désespoir et se laissa glisser dans l'abîme" (page 69). Pourquoi ne sait-on pas si la robe était blanche ou noire, sachant qu'une colombe est plutôt blanche, non ? Et ensuite, le jeune homme, son mari en somme, qui s'accroche, non pas à elle, la jeune femme, mais à lui, l'amour de sa vie… C'est alambiqué, non ?
Encore cette confusion entre imparfait et passé simple : "Le 14 juin Paris tombait et je m'enfermais dans ma chambre…" (page 70). Il ne s'est pas enfermé vingt cinq fois dans cette chambre ! C'est un acte unique (avant Maastricht), donc "je m'enfermai". Idem page 79 "Elle me dévisagea… Le lendemain, je la confiais à la garde d'une famille…". Et encore page 103 "Je les entendais… Je me bouchai les oreilles, j'essayai de dormir… J'étais tel Job sur son galetas…".
À la même page 70, une faute d'accord dont on peut penser qu'elle appartient à l'éditeur plus qu'à l'auteur : "tous ceux qui avaient échappés aux Walkyries ivres de rage et de sang". Et l'éditeur a dû également bégayer quand il a imprimé "… et vous savez ce qui est plus le plus cher aux yeux de notre bien-aimé président du conseil des ministres…" (page 144).
Encore une phrase bancale page 162 : "Il avait constaté aussi la présence de nombreux étrangers, un tiers de juifs pour le moins, dont la circulaire n°14 interdisait la délivrance de visas". J'aurais écrit : "auxquels la circulaire…".
À suivre...
14:31 Publié dans Bachi Salim, Écrivains, Littérature, Livre, Règles du français et de l'écriture | Lien permanent | Commentaires (0)


