05/10/2015
De l'art de la reprise
Quand un concertiste joue une pièce de Mozart ou de Chopin, on dit qu'il l'interprète, et on n'y voit que du bien car il n'est qu'un "passeur", et non pas un créateur ; c'est son rôle, et même son métier.
Quand tel ou tel chanteur "reprend" une chanson de quelqu'un d'autre, on l'accuse souvent de vouloir occuper la scène à peu de frais, voire de relancer sa carrière en panne. C'est surtout vrai en France, les Américains étant beaucoup plus ouverts sur le sujet, semble-t-il.
Après tout, de nombreux chanteurs sont, comme les concertistes, des médiateurs ; tout au plus re-créent-ils des morceaux écrits par d'autres ; ce n'est déjà pas si mal mais la création est quand même autre chose : faire advenir à partir de rien (on peut discuter sur ce "rien" car on sait bien qu'il y a des filiations, des héritages et des influences ; nous sommes juchés sur les épaules de géants, a dit quelqu'un). Mais bon, partir de la feuille blanche, même si l'on a la tête farcie de "références" et de "modèles", c'est autre chose que prendre une partition et la jouer.
Les créateurs, surtout dans notre monde obsédé de concurrence, de communication et de rapidité, sont face à un énorme défi : comment toujours trouver de nouvelles idées, comment surprendre, comment attraper et fidéliser un public versatile et infidèle ?
Les cinéastes usent et abusent d'une recette-miracle : plutôt que d'imaginer un nouveau scénario, ils vont carrément le chercher dans des écrits existants ; pourquoi se fatiguer quand le matériau est déjà là, créé par d'autres ? Cette pratique n'a pas que des inconvénients : vu la production pléthorique de chaque "rentrée littéraire", il est peu probable que nous reconnaissions, dans un film, un livre que nous avons déjà lu et plusieurs films nous ont, au contraire, fait découvrir, des œuvres que nous aurions ignorées. Mais c'est quand même amputer le cinéma, qui se veut "septième art", d'une partie de ses atouts : si l'histoire, les personnages, voire les dialogues, existent déjà par ailleurs, le metteur en scène réduit son rôle à les "mettre en scène"… Et quand on ose s'attaquer à des monuments comme "La Recherche", l'imposture et le mercantilisme ne sont pas loin.
Reste le cas des écrivains eux-mêmes.
Et d'abord celui des biographes et historiens : quel intérêt y a-t-il à publier la nième bio de Mme de Montespan ou le déroulé de la Révolution française, à part le fait que les œuvres anciennes ne sont plus rééditées et deviennent donc introuvables ? On peut invoquer la mise au jour de nouveaux éléments ou le progrès de la "science historique", c'est vrai mais est-ce toujours le cas ?
On comprend par ailleurs l'angoisse des écrivains ! Comment publier régulièrement quelque chose de nouveau, susceptible d'émerger de la pyramide des livres publiés chaque année ? Certains "découvrent" des personnages réels mais inconnus : Marguerite ou Charlotte, artistes restés dans les replis de l'histoire, et dont on romance plus ou moins le destin fascinant. Là, d'accord, il y a du nouveau et, après tout, les plus grands écrivains se sont toujours nourris de faits divers et de comportements humains observés.
Enfin il y a le cas des romans construits sur la vie ou sur un épisode de la vie d'un personnage déjà étudié… Ainsi de Aristidès de Sousa Mendès, consul du Portugal à Bordeaux, dont je lis l'histoire romancée par Salim Bachi ("Le consul", Gallimard, 2015). L'auteur a l'honnêteté de donner ses sources à la fin du livre (trois ouvrages récents ont pour sujet notre Aristidès !). Donc il avait l'histoire (réelle), il avait le personnage (réel), et il avait l'histoire et le personnage déjà analysés et commentés par trois historiens. Le (nouveau) livre a donc consisté à choisir un angle de vue, à "mettre en scène" les événements, à broder sur les tourments moraux du héros et sur son aventure extra-conjugale, tout ayant déjà été publiés...
Je reviendrai sur les caractéristiques de ce livre ultérieurement, après l'avoir lu. Mais, dès l'abord, le procédé m'indispose.
Comme dans les débats économiques, on peut avoir deux positions :
- soit on prêche la concurrence débridée, sans règle ni conscience : "que le meilleur gagne" ; tout le monde peut participer, tous ceux qui gagnent ont joué...
- ou alors, on respecte des règles tacites : on ne publie que ce qui est original ; le flot d'ouvrages des rentrées littéraires se tarit jusqu'à l'essentiel : de vraies nouveautés, de vraies créations ; la critique en est allégée, plus fine ; on a le temps de lire et d'analyser en profondeur. Les livres publiés sont lus par la multitude, le pilon est mis au rebut...
Naturellement, j'exclus la position totalitaire de la censure, qui déterminerait a priori ceux qui méritent d'être publiés.
Et j'ai ignoré le cas de la peinture, dans lequel tout plagiat, toute "reprise", tout emprunt, "saute aux yeux", c'est le cas de le dire ! On peut toujours plagier les tableaux noirs de Rothko, cela ne porte pas à conséquence.
V.2 (corrigé à 13 h 45)
08:23 Publié dans Actualité et langue française, Chanson, Littérature, Musique | Lien permanent | Commentaires (0)
03/10/2015
"Immortelle randonnée" de Jean-Christophe Ruffin : critique (III)
C'est le principal intérêt du livre : nous donner la réponse de l'Académicien à cette question que nous nous posons tous "Mais pourquoi donc marcher aussi longtemps, sous la pluie ou le soleil ?". Pour le reste, son livre se lit vite et ne laisse pas de souvenir impérissable. Il fait penser, dans la catégorie des récits de voyage, à "Longue marche", sans doute à cause de son style simple, journalistique et prosaïque. Rien de commun avec l'élitisme sympathique de son collègue de l'Académie dans "Transsibérien" (voir mon billet du 1er octobre 2015). Pas d'étalage de culture, pas d'enthousiasme esthétique, c'est l'ouvrage de tout un chacun.
Sur la forme, peut mieux faire !
page 99 : "C'est un bonheur rare…" et quelques phrases plus loin "… est une volupté rare".
page 105 : "On se sent soulagé de les quitter et d'avancer vers la pointe de sable qui s'avance entre mer et rivière". On ne relit pas ses épreuves à l'Académie ?
La phrase "Si je me permets ici une confidence, je dirais que ce paradoxe est celui de toute ma vie" (page 136) est bancale parce que la concordance des modes et des temps n'est pas respectée.
"C'est un état qui se traduit par quelques signes extérieurs et surtout un nouvel état d'esprit" (page 139) : un état qui se traduit par un nouvel état, n'est-ce pas mal dit ? Ou alors c'est une tentative maladroite pour faire un jeu de mot ?
La première fois qu'on lit cette phrase, page 168, "Prêtres incompétents, alcooliques parfois, fornicateurs peut-être, quand ils se recrutent parmi ces pauvres pasteurs de campagne semblent pouvoir être sinon absous, du moins jugés avec clémence", on ne la comprend pas. Il manque au moins une virgule entre "campagne" et "semblent", qui souligne la fonction de sujet du verbe "semblent" que joue "Prêtres incompétents…".
La dernière partie du livre correspond à la dernière partie du Chemin de Compostelle, dite le "Camino Frances", qui est la plus fréquentée, et par des "pèlerins" arrivés en bus ou en avion, qui sont pour les "vrais", de vrais touristes.
Jean-Christophe Ruffin en profite pour retrouver son épouse, dont je ne dirai rien pour ménager la surprise de la découverte aux futurs (hypothétiques) lecteurs. C'est à ce moment qu'il se livre avec le plus de délectation à son autocritique, voire à son auto-dénigrement, s'accusant de plusieurs défauts avec humilité ; la rançon du cheminement solitaire, sans doute.
Il écrit par ailleurs quelques belles pages :
"Le marcheur est, selon la formule de Victor Hugo, un géant nain. Il se sent au comble de l'humilité et au faîte de sa puissance. dans l'état d'aboulie où l'ont plongé ces semaines d'errance, dans cette âme délivrée du désir et de l'attente, dans ce corps qui a dompté ses souffrances et limé ses impatiences, dans cet espace ouvert, saturé de beautés, à la fois interminable et fini, le pèlerin est prêt à voir surgir quelque chose de plus grand que lui, de plus grand que tout, en vérité. cette longue étape d'altitude fut, en tous cas pour moi, le moment sinon d'apercevoir Dieu, du moins de sentir son souffle" (page 207).
"C'est ainsi que les humains d'aujourd'hui, après le long détour des monothéismes, en reviennent parfois à des éblouissements spirituels qui leur font incarner le divin dans les objets de la nature : les nuages, la montagne, les chevaux. Le pèlerinage est un voyage qui soude ensemble toutes les étapes de la croyance humaine, de l'animisme le plus polythéiste jusqu'à l'incarnation du Verbe. Le Chemin réenchante le monde. Libre à chacun, ensuite, dans cette réalité saturée de sacré, d'enfermer sa spiritualité retrouvée dans telle religion, dans telle autre ou dans aucune. Reste que, par le détour du corps et de la privation, l'esprit perd de sa sécheresse et oublie le désespoir où l'avait plongé l'absolue domination du matériel sur le spirituel, de la science sur la croyance, de la longévité du corps sur l'éternité de l'au-delà. Il est soudain irrigué par une énergie qui l'étonne lui-même et dont, d'ailleurs, il ne sait pas très bien que faire" (page 209).
Au total, un livre facile à lire, avec quelques réflexions intéressantes et surtout cette explication progressive, bien amenée, au fil de l'avancée, de ce qu'apporte le cheminement vers Compostelle.
Alors, mes trois critères ?
oui, le livre maintient l'intérêt du lecteur jusqu'au bout
non, je ne le recommanderais pas à des tiers (sans le déconseiller néanmoins)
et non, je ne le garderai pas.
07:30 Publié dans Littérature, Livre, Ruffin Jean-Christophe | Lien permanent | Commentaires (0)
02/10/2015
"Immortelle randonnée" de Jean-Christophe Ruffin : critique (II)
Jean-Christophe Ruffin, ancien "Médecins sans frontières", passagèrement ambassadeur de France au Sénégal, prix Goncourt pour "Rouge Brésil" en 2001 et nouvellement élu à l'Académie française, se dit un jour que tous les honneurs dont il est l'objet pourraient lui détraquer l'ego et décide de partir sur le chemin de Compostelle, avec le dénuement et la modestie qui sont la marque des pèlerins. Il ne prend pas de notes mais, sitôt rentré, il met noir sur blanc le récit de son périple initiatique.
Foin des effets de style et des émerveillements poétiques, J.-C. Ruffin ne s'intéresse qu'au cheminement spirituel qui accompagne la marche solitaire pendant des centaines de kilomètres. Il distingue plusieurs phases dans l'acclimatation qui se fait au fur et à mesure que l'on avance sur le Chemin : d'abord surmonter les difficultés physiques, ensuite l'élan religieux suscité par ce périple sur les pas des milliers de pèlerins du Moyen-Âge :
"La magie entêtante de la prière nous avait tous saisis. C'est une des particularités du Chemin que d'offrir au pèlerin, et quelles que soient ses motivations, des instants d'émotion religieuse inattendue. Plus la vie quotidienne du marcheur est prosaïque, occupée d'affaires d'ampoules douloureuses ou de sac trop lourd, plus ces instants de spiritualité prennent de force. Le Chemin est d'abord l'oublie de l'âme, la soumission au corps, à ses misères, à la satisfaction des mille besoins qui sont les siens. Et puis, rompant cette routine laborieuse qui nous a transformées animal marchant, surviennent ces instants de pure extase pendant lesquels, l'espace d'un simple chant, d'une rencontre, d'une prière, le corps se fend, tombe en morceaux et libère une âme que l'on croyait avoir perdue" (page 75 dans l'édition Folio).
"C'est à de telles expériences que le pèlerin mesure les évolutions de ce monde. Si le pèlerinage de Compostelle connaît un regain de vitalité, ce n'est plus comme la voie royale de la foi qu'il était jadis. Le Chemin est seulement un des produits offerts à la consommation dans le grand bazar postmoderne" (page 77).
"… Rien de tout cela n'est grave. Car on sait désormais que, dans un kilomètre ou dans dix, une église va nous offrir l'abri de ses voûtes fraiches, le réconfort de ses pierres, la mystérieuse présence du divin. Que l'on soit croyant ou non, on laissera son esprit plonger dans cette eau pure et l'on connaîtra cette sorte particulière de baptême que constitue la manifestation de la transcendance au cœur de son être" (page 152).
et enfin la "zénitude" bouddhique, qui efface toute passion et toute fatigue.
À suivre...
07:30 Publié dans Écrivains, Littérature, Livre, Ruffin Jean-Christophe | Lien permanent | Commentaires (0)