10/06/2015
Dis-moi ta bibliothèque, je te dirai qui tu es (I)
Cécile Ladjali, encore elle, a eu une idée passionnante, bien que peu surprenante pour un écrivain et professeur comme elle et pour les amoureux des livres que nous sommes...
Qui n'y a jamais pensé, sans bien sûr avoir le cran et le talent de se lancer dans l'entreprise ? En plus de cette envie, il y a sans doute, pour ceux qui accumulent, le souhait d'inventorier, de mettre un peu d'ordre, ou de retrouver un ordre caché (involontaire ?) derrière le désordre apparent...
Eh bien, dans "Ma bibliothèque, lire, écrire, transmettre" (Éditions du Seuil, septembre 2014), Mme Ladjali l'a fait ! Elle décrit sa bibliothèque, la façon dont ses dizaines et dizaines de bouquins sont rangés et aussi ce qu'elle en pense, le plaisir qu'ils lui apportent.
Un point m'a accroché dès le début : quelle méthode de rangement a-t-elle adoptée ?
"Je la regarde, ma bibliothèque, et me rends compte que son classement est bizarre, non inexistant mais bizarre. Le mieux aurait peut-être été de tenter, à l'échelle des trente-deux rayonnages, ce que Laurence Tardieu suggère à celle de la page quand elle y dévide le nom de ses auteurs préférés. Elle le fait dans un désordre magnifique et assumé, comme si seul ce désordre était susceptible de dire sa vérité de lectrice et d'écrivain".
Bon, outre le fait que je ne comprends pas une bonne moitié de cette phrase, vu que la syntaxe en est alambiquée, voire carrément incorrecte…, je découvre, grâce au paragraphe suivant (qui cite Laurence Tardieu) que le nec plus ultra serait de tout ranger en vrac "la seule logique est celle de l'admiration et de la gratitude, envers eux tous qui sont une vraie lumière pour moi"…. On n'est guère plus avancé.
On apprend que les meilleurs se sont cassé les dents sur cette question du classement des livres dans une bibliothèque. "Georges Perec ne trouvait aucun classement satisfaisant pour ses livres. Il avait pourtant établi une liste (NDLR : de critères possibles)".
J'ai en tête le cas de Pierre Magnan qui, l'âge venu, s'était retiré dans une petite maison de Forcalquier avec uniquement 24 livres (ou 25, les avis fluctuent), ses 24 livres préférés, ceux qu'il relisait sans cesse. Je ne sais pas comment ils étaient rangés ni quelle en était la liste ni même si le grand Giono en faisait partie.
Immédiatement, en lisant ce premier chapitre de "Ma bibliothèque" et en croyant comprendre que Cécile Ladjali ne s'était pas décidée pour un classement particulier, j'ai pensé à Warburg (voir mon billet sur ce sujet) et son rangement "thématique" à la façon de l'hypertexte, les ouvrages étant regroupés par association de contenu et par degré d'intérêt pour celui qui travaille avec.
Mais, non, Cécile nous embrouillait. La suite du chapitre est la preuve que son rangement est tout ce qu'il y a de plus raisonné : bazar oriental, langue anglaise et femmes de lettres, Allemands, Russes et camarades de plume, littérature française, noyau dur : la poésie, Moyen-Âge, XVIè siècle, auteurs grecs et latins, la Bible, Rose des vents : le grand théâtre du monde… tout cela s'étale bien ordonné, de gauche à droite et de haut en bas.
On est estomaqué par le nombre de livres : faramineux ! Et dire que, quand elle était enfant, il n'y avait pas de livres chez elle ! Quelle revanche sur le mauvais sort à la naissance !
Et encore, parmi les titres innombrables qu'elle cite se cachent des "œuvres complètes", qui démultiplient la perspective littéraire.
07:30 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0)
09/06/2015
Cécile, ma sœur (XII)
Dans "Mauvaise langue", Cécile Ladjali prêche pour la lecture, allant jusqu'à les apprendre "par cœur", des grands classiques, et singulièrement de La Fontaine et de ses fables. Elle n'évoque pas Fabrice Lucchini mais on n'en est pas loin.
"Ces lectures réitérées de fables sont sans doute l'un des plus beaux apprentissages de la langue. Au lycée, je compte encore sur la capacité d'un enfant de quinze ans à retenir une langue exigeante, pour ensuite la restituer. Passé cet âge, les choses seront presque toujours impossibles" (page 68).
C'est directement inspiré du philosophe Alain : "Je suis bien loin de croire que l'enfant doive comprendre tout ce qu'il lit et récite. Prenez donc La Fontaine, oui, plutôt que Florian ; prenez Corneille, Racine, Vigny, Hugo.
Mais cela est trop fort pour l'enfant ? Parbleu, je l'espère bien. Il sera pris par l'harmonie d'abord. Écouter en soi-même les belles choses, comme une musique, c'est la première méditation. Semez de vraies graines et non du sable….
Comment apprend-on une langue ? Par les phrases les plus serrées, les plus riches, les plus profondes, et non par les niaiseries d'un manuel de conversation. Apprendre d'abord, et ouvrir ensuite tous ces trésors, tous ces bijoux à triple secret".
À côté des fables, Cécile Ladjali préconise l'étude des pièces de théâtre. "… Se rendre au théâtre pour voir et entendre une pièce de Molière ou de Beckett, sans en avoir étudié le texte et ses enjeux au préalable, reste une entreprise très risquée et presque toujours soumise à l'échec" (NDLR : j'aurais écrit "promise à l'échec"…)… Il me semble vital que la frontière entre écrit et oral soit nette, car elle est la ligne de démarcation entre l'effort qu'il faudra toujours fournir et l'illusion de la liberté que donne l'indigence" (NDLR : indigence, quand on n'a pas acquis le vocabulaire et la syntaxe).
Et de dériver ensuite vers la langue des textos.
"Or, avec le SMS, il apparaît que nous parvenions à ce mixte linguistique entre deux états de langue, pensé jusque-là comme impossible (NDLR : désolé, Cécile, mais cet accord des modes et des temps est aberrant ! "Il apparaît" semble indiquer une certitude ; on devrait avoir à la suite l'indicatif présent "que nous parvenons" et non pas le subjonctif "que nous parvenions" qui traduit un doute).
Les individus qui usent de ce moyen de communication se comprennent cependant (NDLR : vu la périphrase, on devine que la dame n'y est pas favorable et même répugne à tapoter des textos…) et le SMS honore une multitude de valeurs célébrées par la modernité : la vitesse, l'image (car la syllabe devient icône) et l'érotisme contenu dans l'anglo-américain (NDLR : l'érotisme, rien de moins…)…. Cette langue est celle de la puissance… Si la français était la langue érotique à l'époque classique, le vecteur linguistique de tous les fantasmes, il fait pâle figure aujourd'hui à côté de l'anglais. Cette langue, par son rythme, sa fluidité et surtout son caractère synthétique, alors que le français est une langue plus bavarde, plus volontiers analytique, séduit d'emblée.
Tout, ou presque, peut se dire en anglais, même s'il reste indéniable que les paroles de la pop anglaise la plus respectable sont ridicules une fois soumises à la traduction. (NDLR : voir mon billet consacré aux Franglaises. Il n'empêche que, dans toutes les maisons de jeunes et écoles de musique de France et de Navarre, on continue à programmer et à apprendre 95 % de chansons anglo-saxonnes et à entendre dire que l'anglais convient mieux à la chanson… Sottises !).
Enfin, il n'y a pas d'Académie pour la langue de Shakespeare et la liberté a toujours été la garantie d'un certain charisme.
Que les élèves et les adultes usent et abusent de SMS n'est pas un problème en soi… Mais ce qui me préoccupe en tant que professeur est de constater que mes lycéens écrivent des SMS dans leurs copies sans s'en rendre compte (NDLR : donc c'est un problème en soi !)...
J'ai la conviction qu'une langue malmenée, un corps linguistique déformé, est déjà une violence que l'on fait subir à soi et à l'autre…".
08/06/2015
Adieu, Bernard… On t'aimait et on l'aime, ta France (IV)
Quand il s'agit d'essais (et non pas de romans ou de poèmes, bien sûr), j'aime les "entonnoirs", c'est-à-dire les thèses magistralement démontrées, à partir des prémisses et de la compilation des données, jusqu'à la synthèse finale.
J'avais un collègue, il y a une dizaine d'années, qui était un redoutable débatteur, une mécanique déductive implacable ; j'avais remarqué que, si par malheur (ou par bonheur, c'est selon…), on acquiesçait à ses hypothèses, qu'il présentait benoîtement avec force explications et motivations, alors on était condamné, par la logique, à accepter les conclusions qu'il en tirait ; on se retrouvait acculé, devant la puissance de sa démonstration.
Rien de tel dans le livre de Bernard Maris "Et si on aimait la France"...
Une grosse moitié de l'ouvrage est empreinte de nostalgie et de sentiments positifs à l'égard du pays éternel qu'il a connu dans son enfance et qu'il aime. C'est sa déclaration "avec le cœur"… On se dit qu'on va se régaler avec les souvenirs d'une sorte de Tillinac de gauche...
Eh bien, pas du tout.
Avec le chapitre "Adieu, Vidal de la Blache", Bernard Maris convoque Le Bras et Todd, puis Christophe Guilluy et attaque la question démographique et sociale, avec, à la clé, plusieurs prises de position non conformistes.
Dans un premier temps, cela reste positif, optimiste, voire idéaliste, dans la ligne de Le Bras et Todd : "Du fait de sa diversité, la France est condamnée à la tolérance", "La France éternelle explique toujours la modernité, forcément parce que la mémoire des villages et des hameaux de l'ancienne France a pénétré les villes", "Ce n'est donc pas la ville à la campagne qui a détruit la salubre morale de nos ancêtres, c'est la campagne à la ville qui a fait pénétrer jusque chez les bobos, et sans doute les banlieusards, la douceur de nos paysages et la couleur des moissons", "Il existe une vie humaine et sociale des profondeurs, indépendante de l'actualité économique et politique mise en scène par les médias, qui échappe à la perception du monde rétrécie qui sert d'évangile à l'instruction des élites (à savoir : l'économisme)".
Et tout d'un coup, patatras : "Mais le problème de l'âme de la France… c'est qu'elle n'a plus de corps où se poser. Elle est condamnée à errer, comme un fantôme qui ne peut être apaisé. Autrefois elle avait la ville et la campagne… Aujourd'hui ?".
Et à ce point, le ton du livre bascule. Il reprend les observations de C. Guilluy dans "Fractures françaises" (Champs - Flammarion, 2013), dont la principale thèse : les banlieues des grandes villes sont aidées depuis des années (1973…) à coup de milliards, sans beaucoup de résultats probants mais aujourd'hui le problème majeur, ce sont les zones périurbaines, la périphérie, les petites villes, où règnent la pauvreté, la désindustrialisation, le chômage, les pavillons, les ronds-points et… le vote d'extrême-droite.
Autre thèse intéressante : la question sociale (pouvoir d'achat, chômage…) a été remplacée, par les politiques et les médias, par la question "ethnique", sur laquelle il est plus facile de causer et de polariser l'attention. "La lutte pour l'égalité laisse place à celle pour la diversité". Apparemment, B. Maris ne croyait pas trop à l'image des banlieues que véhiculent les médias (violence à l'américaine, problèmes dus à l'immigration, etc.) mais pour lui les émeutes ne débouchent jamais sur une demande sociale. En revanche, il croyait aux trafics et aux mafias, qui veulent avant tout préserver leur tranquillité, et il déplorait que cette partie de la population s'occupe plus de "la famille" que de la nation...
Il louait les efforts de la République et en premier lieu des policiers et des enseignants.
Et le livre se termine sur le constat, mi-figue, mi-raisin, de l'échec de la République dans les banlieues et ailleurs ; il se rappelle que, dans son enfance, on disait "On est en république" à tout bout de champ et conclut : "Quel espoir donne aujourd'hui aux enfants et aux jeunes gens ce cri joyeux poussé par les générations de leurs parents et grands-parents ?".
Le 2 janvier 2015, Bernard Maris n'avait pas la réponse ; il ne l'aura jamais. Et nous ?
07:30 Publié dans Actualité et langue française, Histoire et langue française | Lien permanent | Commentaires (0)


