07/06/2015
Adieu, Bernard… On t'aimait et on l'aime, ta France (III)
Impossible de résumer le dernier livre de Bernard Maris "Et si on aimait la France", tellement il contient de considérations sur l'histoire, la politique, la démographie, la culture… avec des références nombreuses à Vidal de la Blache, Pierre Chaunu, Emmanuel Todd et Hervé Le Bras, et d'autres.
On y balance entre France éternelle et France mondialisée, entre France des paysans et France des villes, entre France centre du monde et France repliée sur elle-même, entre France de l'amour courtois et France qui attend 1969 pour la loi Neuwirth, entre France très peuplée et reine d'Europe au XVIIIè siècle et France dépeuplée cinquante ans plus tard...
Il insiste sur l'importance primordiale de la démographie et sur l'avance de la France quant au respect dû aux femmes, aux enfants et à la promotion de "l'amour éternel" (le mariage d'amour, qui remplace le mariage "politique" d'antan).
Avec, en fil d'Ariane, les souvenirs "d'En-France" de Bernard Maris, fils et petit-fils de gens du peuple, élevé dans le Sud-Ouest.
"Dans le soir parfumé, dans les derniers feux de la IVème république, en été, on sortait les chaises dans la rue, on discutait et on riait.
Les gros chevaux à ferrer renâclaient à côté sous le hangar. Le parfum des tilleuls est l'un des plus enivrants que je connaisse, avec celui, particulièrement sucré, des buddléïas, les arbres à papillons.
Mais la plus belle, la plus puissante des odeurs était celle du foin ou du blé coupé. "La moisson de nos champs lassera les faucilles…". L'odeur de la fenaison signifiait "promesse"… de rencontre, d'aventure, de sourire féminin. En été, on allait de fête de village en fête de village, et ça dansait, dansait, buvait et se querellait parfois...
Travailler à la ferme me semblait le plus beau destin. La Saint-Jean, les moissons, les ouvriers agricoles italiens beaux comme des dieux et ruisselants de poussière de blé et de sueur, les grands festins, les blagues en patois et la piquette qui coulait, avec l'eau-de-vie. J'adorais l'eau-de-vie dans le café. J'avais dix ans. Je suivais les grands dans les fêtes, tremblais dans les bagarres.
La nuit, le ciel vibrait d'étoiles, et toujours ce parfum affolant du blé coupé suivait les braillards qui rentraient".
C'était Bernard Maris.
06/06/2015
Adieu, Bernard… On t'aimait et on l'aime, ta France (II)
Le dernier livre de Bernard Maris est, encore plus que les précédents, brouillon, foisonnant, percutant, sautillant mais plein d'anecdotes, de références historiques et littéraires, et de générosité, de curiosité, de tolérance, sans pour autant manquer de conviction ni de coups de gueule.
On sent qu'il a été écrit d'un trait, sans la possibilité de relire, de corriger, de simplifier - et pour cause -. D'où un style un peu débridé, parfois elliptique, et un récit à cent à l'heure.
Y abondent des allusions à l'actualité de 2014-2015, qui évidemment auront du mal à résister au temps qui passe. Par exemple :

"… Aurélie Filippetti, ministre de la culture, osa répondre en citant le poète : Aimez, vous qui vivez ! On a froid sous les ifs… J'irai par la forêt, j'irai par la montagne - Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
Fille d"immigrés italiens, agrégée de lettres (NDLR : encore une…), écrivain, elle est aussi un produit de la méritocratie républicaine...
… Interrogée sur Patrick Modiano, la ministre de la culture Fleur Pellerin, qui succéda à Aurélie Filippetti, dit qu'elle ne l'avait pas lu et qu'elle ne lisait pas de livres. Elle n'avait pas le temps, trop occupée - à la culture sans doute…".
Bernard Maris, à la recherche d'une sorte de définition de la France, en tous cas de celle qu'il aimait, s'esbaudit que deux millions de Français aient suivi le cortège funéraire de Victor Hugo et que, des dizaines d'années plus tard, ils soient encore des centaines de milliers (pas les mêmes…) à suivre le cercueil de Sartre, qui pourtant ne les avait pas ménagés.
Écrire, une passion française ?
"Mourir pour une virgule, écrit quelque part Cioran, qui n'avait qu'une peur, voir la langue française disparaître, la peur de Beckett, la peur d'Andreï Makine...
Tout bon Français s'est enivré à la littérature. Tocqueville dit que la noblesse française préféra se tourner vers les lettres que vers le commerce, contrairement à sa voisine anglaise… D'où, en France, l'explosion des salons et la vanité des bourgeois, eux aussi tentés par la littérature…".
05/06/2015
Adieu, Bernard… On t'aimait et on l'aime, ta France (I)
Bernard Maris, économiste cultivé, iconoclaste et vulgarisateur (aucun pléonasme dans tout cela…), préparait depuis décembre 2014 un essai sur la France.
Le 2 janvier 2015, il en a envoyé les 140 premières pages à son éditeur, "dont il était content" (des pages en question…). Ce dernier écrit "Elles nous ont plu. Passionnés".
Le 7 janvier, il était assassiné dans les locaux de Charlie Hebdo...

Le livre "Et si on aimait la France" est paru aux éditions Grasset, en avril, comme il l'avait prévu. Je me suis jeté dessus. Ce sont les dernières paroles d'un humaniste plein d'humour, dont on avait encore besoin.
Il y parle de la langue française, bien sûr, parce que France et langue française sont intimement liées.
Et surprise - mais est-ce vraiment surprenant ? - il enfourche le cheval de bataille des défenseurs de l'école républicaine : "Quel historien s'interrogera un jour sur le carnage que fut l'enseignement en France des années 70 à nos jours ? J'en étais resté à mon modèle d'instituteur, et à la lettre de Camus au sien, Louis Germain, à qui il avait aussitôt pensé juste après sa mère en recevant son Nobel : Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j'étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé.
Je me doutais bien qu'ici ou là les choses d'allaient pas très bien, qu'on arrivait plus à faire parler correctement ni à faire lire les enfants, encore moins à les intégrer, pour jargonner comme un sociologue ou un homme politique, que la France était mal classée en termes d'acquisition de sa propre langue - ne parlons pas des autres - ou des maths, elle qui a toujours produit les plus grands mathématiciens...
… Économiste, je suis aux premières loges pour constater les ravages de la conceptualisation, cette maladie qui interdit de s'exprimer autrement que dans un style administratif, qui oblige les Français interrogés à la télé à parler façon télé (rien de tel qu'un gendarme interrogé sur un événement pour comprendre), dans un sabir à jamais coupé du trésor de la langue ; cette langue qui permet (encore) de vitupérer l'époque au comptoir, entre Français bavards et râleurs".
À propos du gendarme, je me rappelle que, dans mon entreprise, j'avais interpellé la Direction de la Communication qui venait de créer un bulletin vidéo mensuel, dans lequel les salariés (souvent des techniciens) étaient interrogés sur leur métier ou sur l'actualité technique ; ils s'exprimaient en effet de façon à la fois ampoulée et incorrecte, ces types de trente à quarante ans, exactement "comme à la télé". Naturellement, j'attends toujours la réponse des communicants...
Allez, vous reprendrez bien un peu de France ! 


