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19/12/2019

Les mots du bitume

« Les mots du bitume » est le titre d’un livre de la linguiste Aurore Vincenti, éreinté (à juste titre, me semble-t-il) avec beaucoup d’humour par Samuel Piquet dans le Marianne du 14 septembre 2018.

Quelle était donc la raison de l’irritation de notre chroniqueur ? C’est le fait que certains intellectuels (français), dont fait partie, manifestement, Mme Vincenti, « voient dans les néologismes les plus insignifiants le signe d’un immense progrès ». Cette dame considère que la création de mots comme « askip » (contraction de « à ce qu’il paraît ») est une grande richesse. Elle les appelle les mots du bitume, en d’autres termes les mots de la rue.

Si ça tombe, les intellectuels en question étaient de ceux qui avaient moqué Mme Royal parce qu’elle avait parlé de « bravitude » (au lieu de « bravoure »).

Y a-t-il de quoi fouetter un chat ?

Après tout, on utilise bien « à plus » (pour « à plus tard »), qui est cent fois mieux que le ridicule « à très vite »… Et il y a quelques décennies, des étudiants avaient inventé l’expression imagée « je craque ».

Samuel Piquet considère cependant que oui, parce qu’il doute de la capacité de nombreux Français de « changer de trottoir », c’est-à-dire de parler le français en même temps que la langue de la rue, de savoir adapter son vocabulaire au contexte et aux situations. Voici comment il explique cela : « Mais tous les Français savent-ils jouer à merveille avec les registres de langue ? Il y a fort à parier Queneau et on ne saurait trop leur conseiller de laisser béton le bitume » ! En effet, les piètres résultats de nos jeunes contemporains en lecture et écriture lui donnent entièrement raison (cf. mon billet du 12 décembre 2019 sur la nouvelle enquête PISA). Si, pour certains, la langue de la rue devient LA langue, alors il y a de quoi s’inquiéter : ces mots de la rue, en plus d’être éphémères, sont « un marqueur social discriminant ». Alain Bentolila, un autre linguiste, estime que 10 % de la population française ne maîtrise que 500 mots !

En fait Mme Vincenti veut peut-être nous rassurer : le français est bien vivant, « comme si le péril qui la menace actuellement était la sclérose ». Non, la menace est ailleurs : c’est la disparition encouragée du passé simple, le bannissement de certains accords (« les arbres et les fleurs sont belles »…), la simplification de l’orthographe, etc. (il paraît que le Club des Cinq d’Enyd Blyton a été entièrement retraduit car trop difficile !).

La conclusion de Samuel Piquet est logique : « Il n’est pas interdit d’utiliser le langage du bitume (…) à condition qu’on ne laisse plus régner en maîtres sur l’école, ceux qui confondent grande littérature et textos et qui prennent l’argot pour de l’art brut (…) Ceux qui seraient prêts à donner notre langue aux tchats ».

Tout Eddy !

21/10/2019

Les mots (français) à la mode IX

Bien sûr il y a « du coup », expression impropre qui s’est répandue si rapidement et si largement qu’elle en est devenue quasiment un tic ; combien de personnes commencent aujourd’hui systématiquement leur phrase ou même leur prise de parole par « du coup ». C’est énervant mais on sait que ces modes disparaissent un jour, comme elles sont apparues ; et surtout, leur promotion et leur succès n’ont pas de « coulisses » ni de groupe de pression « à la manœuvre ». Il serait intéressant d’étudier comment elles naissent et comment elles s’installent dans le langage courant, de façon virale, mais l’enjeu de cette invasion est nul. Trois petits tours et puis s’en vont !

Autrement plus problématique est l’expansion du mot « féminicide ». Il doit être facile d’en identifier la paternité ; ou plutôt la « maternité », pour rester dans le sujet, puisque Mme Schiappa ne doit pas être loin de la source, dûment cornaquée qu’elle a dû être par des associations féministes et/ou de victimes. J’imagine qu’un arrêté, un décret ou un projet de loi a dû officialiser la chose, à savoir qu’un homicide commis par un homme sur sa compagne ou son épouse, dans le registre des « violences conjugales » ne devrait pas s’appeler « un homicide » mais « un féminicide »… Étonnant, d’ailleurs, que le genre masculin ait été conservé pour ce substantif (ah si ! c’est normal puisque c’est un homme qui le commet !). Les médias ont sauté sur le vocable comme s’il révolutionnait l’approche et l’ont popularisé. L’Académie, elle, n’a pas pipé mot…

Le hasard (ou plutôt la synchronicité) a voulu que j’ouvre le Marianne du 12 juillet 2019 au moment où je rassemblais des idées pour un nouveau billet de ma rubrique « Les mots français à la mode ». En tête figurait comme chaque semaine maintenant l’éditorial de Natacha Polony. Il était intitulé « Le féminicide ou l’art de mal nommer » (avec une référence à Albert Camus) et il était, quasiment comme chaque semaine, excellent.

Mme Polony ne s’est pas intéressée au mot en tant que tel ni au processus qui l’a fait naître mais au fond de l’affaire. Que dit-elle ?

Que le sujet des violences conjugales est évidemment dramatique et révoltant.

Que sa prise en compte demande avant tout des moyens importants et rapides.

Que l’emploi d’un mot nouveau avait pour but de signifier que, non seulement les femmes sont les premières victimes de ces violences mais qu’en plus elles seraient tuées « parce que femmes ». La justice devrait donc considérer qu’il est plus grave de tuer une femme qu’un homme ? Dans ce cas, ce ne sont plus les femmes que l’on défendrait mais les hommes que l’on combattrait, détruisant ainsi « l’universalisme qui est la plus belle conquête des Lumières » !

Elle considère que « féminicide » est « un néologisme forgé comme un slogan pour effacer le complexité du réel » et que « le terme masque le fait que l’homme qui tue sa conjointe ne le fait pas parce qu’elle est une femme mais parce qu’elle est sa femme et que leurs relations sont pathologiques ».

Savourons la conclusion de Mme Polony, qui nous ramène à notre sujet : « La guerre idéologique contre l’universalisme, relais supposé de la domination masculine, se joue d’abord dans la langue, à coups d’expressions et de concepts que les médias reprennent sans aucun recul, parce que le recul ne saurait avoir cours dans un combat pour le bien. Et c’est ainsi que, pour la bonne cause, les Lumières s’éteignent ».

13/05/2019

Les mots français à la mode VIII

Ethniciser, essentialiser, dystopies… aucun de ces mots ne figure bien sûr dans mon Larousse en deux volumes des années 20 !

Dans « Macron, un mauvais tournant » (2018), Les Économistes atterrés titrent en page 58 : « Le travail et l’entreprise liquides : les dystopies macroniennes ». Le TILF ne connaît pas non plus ce mot. Reste le Larousse en ligne qui nous dit : « société imaginaire régie par un pouvoir totalitaire ou une idéologie néfaste, telle que la conçoit un auteur donné ».

 Les mêmes parlent plus loin de classes populaires « ethnicisées ». Et le Larousse traduit : « Définir quelque chose d'un point de vue ethnique : ethniciser les violences urbaines ».

Enfin, réglons son compte à « essentialiser », que les journalistes parisiens adorent. Cette fois, il n’y a que le TILF qui nous dit :

« On rencontre dans ROB. Suppl. 1970 le verbe transitif essentialiser, qui signifie en philosophie tirer une essence d'une existence. Le propre de l'existence, c'est de se donner à elle-même une essence, c'est-à-dire de retrouver un accès vers cet être qui est le lieu même de l'essence. Ce n'est pas à l'essence qu'il appartient de s'existentialiser. C'est plutôt à l'existence qu'il convient de s'essentialiser (L. LAVELLE, Introduction à l'ontologie, Paris, P.U.F., 1947, p. 83) ».

C’est clair.