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17/11/2018

Les mots français à la mode I

Le vocabulaire des médias n’est pas toujours, comme je le dénonce à longueur de billets, un prétentieux charabia franglais, Dieu soit loué. Il contient aussi des mots rares ou spécialisés, que les journalistes se refilent d’article en chronique, jusqu’à constituer une véritable mode (éphémère comme toutes les modes).

Dans ce bestiaire moderne, j’ai pêché « aporie » : « ce qui nous place devant un dilemme, voire une aporie » (Pierre-André Taguieff, dans Marianne du 5 janvier 2018, à propos de la réédition envisagée des pamphlets de Céline). Notre TILF explique :

APORIE, substantif féminin : contradiction insoluble dans un raisonnement

"Citons comme exemple d'apories les sophismes du philosophe de la Grèce antique Zénon, qui s'efforçait de démontrer que le mouvement n'existe pas objectivement. Voici quels étaient ses arguments : le rapide Achille ne peut pas rattraper une tortue parce que, tandis qu'il parcourt la distance qui le sépare de la tortue, celle-ci avance et franchit un nouvel intervalle, et ainsi de suite, à l'infini. Étant donné que la distance entre Achille et la tortue peut être divisée en un nombre infini de sections, elle ne sera jamais parcourue par Achille.

Autre exemple : une flèche qui vole reste immobile parce que, à tout moment donné, elle se trouve à un point déterminé de l'espace ; donc, à chaque instant, elle est au repos. Le mouvement est conçu comme un nombre infini de moments de ce genre. Zénon alléguait d'autres arguments analogues. C'est en considérant à tort le mouvement comme une somme d'immobilités du corps dans l'espace, qu'il en arrive à le nier".

Prononciation et orthographe : []. LAND. 1834 note la dernière syllabe longue. BESCH. 1845 signale que le mot est inusité.

Étymologie et histoire
Emprunté au grec  (littéralement  +  « sans chemin, sans issue »), « embarras, incertitude (dans une recherche, dans une discussion) » (PLATON, Prot. 324 dans BAILLY).

Et voici un autre mot, encore plus « populaire » chez les journalistes en 2018 : essentialiser

On rencontre dans ROB. Suppl. 1970, le verbe transitif essentialiser, qui signifie en philosophie : « tirer une essence d'une existence ». Le propre de l'existence, c'est de se donner à elle-même une essence, c'est-à-dire de retrouver un accès vers cet être qui est le lieu même de l'essence. Ce n'est pas à l'essence qu'il appartient de s'existentialiser. C'est plutôt à l'existence qu'il convient de s'essentialiser (L. LAVELLE, Introduction à l'ontologie, Paris, P.U.F., 1947, p. 83).

Ceux qui ont compris lèvent le doigt.

On trouve le mot dans un entretien du journal Marianne avec Georges Bensoussan (1erdécembre 2017) : « Il ne s’agissait dans mes propos ni d’essentialiser ni de stigmatiser une population ».

Autre mot « moderne » (à vrai dire il renvoie à Bourdieu, Foucault et aux intellectuels français des années 70-80 si prisés outre-Atlantique) : déconstruire. Caroline Fourest l’utilise, pour la bonne cause, dans un article courageux du même Marianne du 1erdécembre 2017 : « Les universalistes veulent combattre le racisme partout où il se trouve, en déconstruisant les préjugés, le concept même de race, en favorisant le mélange et la convergence des luttes pour l'égalité, le féminisme et la laïcité".

Dans un tout autre registre, il y a « l’expérience-client ». On veut remplacer dans notre esprit l’acte d’achat ou la recherche en vue d’un achat ou la consommation d’un service, par une « expérience », censée nous enrichir, nous apporter du plaisir ou un dépaysement. « On », ce sont les marchands et leurs publicitaires, qui veulent nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Pitoyable et ridicule mais dangereux ! Car un achat est là pour satisfaire un besoin, le mieux possible et au meilleur prix. Et c’est tout. Ne jamais oublier qu’une « expérience-client », ça se paye et que l’argent va dans la poche du vendeur. 

Il y a bien sûr « disruptif ». Oh, que c’est beau ! C’est comme « bouger les lignes » (qu’il vaudrait mieux écrire « faire bouger les lignes ») mais en plus condensé, en plus dynamique, en un mot « en plus anglo-saxon ». on se revendique dans la rupture mais gentiment, sans s’exclure. On est iconoclaste mais pas trop. On montre les chemins de traverse, ceux qui évitent les obstacles sur lesquels se sont cassé les dents « les dirigeants de notre pays depuis trente ans ». Bref, on est du nouveau monde !

Voyons tout de même ce qu’en dit notre Trésor :

DISRUPTIF, IVE, adjectif
ÉLECTR. [En parlant d'une décharge électrique] Qui se produit avec soudaineté et s'accompagne d'une étincelle. Force disruptive, phénomène disruptif.
P. métaph., littér., rare.  Qui tend à une rupture. « Que l'instinct primitif subsiste, qu'il exerce une action disruptive, cela n'est pas douteux. On n'a qu'à le laisser faire, et la construction politique s'écroule » (BERGSON, Deux sources, 1932, p. 294).
Prononc. : [], fém. [-i:v].

Étymol. et Hist. : XVIe s. « qui sert à rompre » (Jard. de santé, I, 178 ds GDF. Compl.); 1877 spéc. électr. (Journ. offic., 10 nov., p. 7308, 1re col. dans LITTRÉ). Dérivé du radical de disruptum, supin du latin classique disrumpere « briser, faire éclater, rompre »

Il y a encore « stigmatiser » mais là on quitte le lexique et l’orthographe pour entrer dans le monde moderne de la bienpensance, de la pusillanimité verbale et du déni. C’est une autre histoire.

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