Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

18/06/2015

Cécile, ma sœur (XIII)

Moi, j'aime bien Cécile Ladjali, je l'ai assez montré : ses convictions pédagogiques, sa passion pour la littérature, sa boulimie...

En revanche, je n'apprécie pas toujours sa façon d'écrire, sa syntaxe que je trouve bancale (j'y vais sur la pointe des pieds car je ne suis pas agrégé de lettres modernes).

Voici encore quelques exemples dans lesquels l'ellipse et le "clavier mal tempéré" nous laissent perplexes devant des périodes incompréhensibles.

"Si, dans le maëlstrom de l'alambic, le plomb devient or, les successives anamorphoses d'Orlando le conduisent, de chapitre en chapitre, à une révélation quintessenciée de lui-même. Dans un même mouvement, la forme romanesque atteint la perfection au gré des scories épinglées par son héros sur la ligne violette d'un horizon à lire".

Virginia Woolf.jpgCe passage est extrait du chapitre "Visage" sur Virginia Woolf, qu'elle a l'air de révérer. Mais qu'elle ne nous donne pas vraiment envie de lire...

En fait ces "Visage" sont de petites monographies, des essais qu'elle consacre à "ses" écrivains favoris : Baudelaire, Emily Dickinson, Dostoïevski, Ingeborg Bachman, George Steiner et Linda Lê. Ils sont pour moi incompréhensibles, manque de "fond littéraire" dans ma culture sans doute.

 

J'aime bien celle-ci également (page 117) : "Celan était un fleuve amoureux, Bachmann la flamme d'un ciel impatient, et le chant amoebée que cousaient ensemble les œuvres contrapuntiques des deux amants laissait résonner l'étrange effroi des âmes circonspectes attendant l'aube".

On a beau savoir que Paul Celan était un poète allemand qui s'est jeté du Pont Mirabeau dans la Seine en 1970 (quelle année !) et Ingeborg Bachmann écrivain, fille d'un Nazi autrichien, brûlée vive à Rome en 1973 (quelle année !) et que ces deux-là, marqués par l'eau et le feu, furent amants pendant dix ans, la phrase de C. Ladjali est quand même complexe.

À part quelques coquilles, dues probablement à l'éditeur, il y a une drôle d'erreur dès le prologue. Cécile Ladjali écrit : "Si je remonte encore plus loin dans ma mémoire, je me souviens du jour où, l'année du baccalauréat, j'achetais l'un de mes tout premiers livres". Mis à part l'oubli des virgules pour encadrer "l'année du baccalauréat" (oubli que j'ai corrigé), il y a cet "imparfait" aberrant...

L'imparfait indique une action ou un événement répétitif ! Par exemple "l'année du baccalauréat, je travaillais souvent tard le soir…". Mais elle a écrit : "… le jour où j'achetais…". Cela pourrait se comprendre si le sens était "… le jour (de la semaine) où j'achetais un croissant le matin, je ne mangeais pas de pain à quatre heures…". Or elle évoque un acte unique : l'achat de son premier livre ! Il fallait donc écrire "le jour où j'achetai…" (passé simple de l'indicatif).

Mme Ladjali, si férue de classiques et de beau langage, aurait-elle banni le passé simple, comme d'ailleurs tous ses élèves ?

On pourrait penser que non, puisque, quelques lignes plus loin, elle écrit : "Je ne rapportai pas le livre au libraire cependant…". Mais, entre temps, elle avait récidivé : "… lorsque je libérais celui-ci (le livre) de son emballage en cellophane, je découvris une trentaine de feuillets vierges". "Je découvris" est correct (c'est une action unique et subite), "je libérais" est incorrect (c'est également une action unique, qui exige le passé simple).

PS. Comme moi, vous ignorez peut-être le sens de "amoebée"… Ce mot ne figure pas dans mon dictionnaire Hachette. Dans un forum sur l'œuvre de Marcel Pagnol, voici ce que j'ai trouvé lors d'un échange érudit en juillet 2004 :

Amoebée n’est repris dans aucun dictionnaire français consulté (plusieurs dizaines datant des trois derniers siècles), sauf dans le Bescherelle de 1870 pour signaler que l’orthographe "amébée" est aussi acceptée.
Aucune des éditions du Dictionnaire de l’Académie Française ne connaît ce mot (plus français que cela je ne connais pas).

J’ai retrouvé dans mon vieux dictionnaire de Latin, "le Gaffiot", les racines citées par Eugénio et la traduction de " amoebaeum carmen " (utilisé par Marius Servius Honoratus dans son œuvre) par "chant amébée".

Direction ma vieille encyclopédie Quillet des années trente où je trouve l’adjectif "amébée": (du grec "amoibaios", alternatif). Se dit d’un chant ou d’un dialogue alterné où les deux interlocuteurs se répondent par des couplets égaux.

Voilà donc pour le sens de ce mot qui est en français " amébée ". Il semble donc que Marcel Pagnol ait francisé l’adjectif latin en écrivant " amoebées ", puisque mes deux livres datent des années trente.

Reste une question : faut-il écrire "amébée", "amoebée" ou bien "amœbée" ? 

10/06/2015

Dis-moi ta bibliothèque, je te dirai qui tu es (I)

Cécile Ladjali, encore elle, a eu une idée passionnante, bien que peu surprenante pour un écrivain et professeur comme elle et pour les amoureux des livres que nous sommes...

Qui n'y a jamais pensé, sans bien sûr avoir le cran et le talent de se lancer dans l'entreprise ? En plus de cette envie, il y a sans doute, pour ceux qui accumulent, le souhait d'inventorier, de mettre un peu d'ordre, ou de retrouver un ordre caché (involontaire ?) derrière le désordre apparent...

Eh bien, dans "Ma bibliothèque, lire, écrire, transmettre" (Éditions du Seuil, septembre 2014), Mme Ladjali l'a fait ! Elle décrit sa bibliothèque, la façon dont ses dizaines et dizaines de bouquins sont rangés et aussi ce qu'elle en pense, le plaisir qu'ils lui apportent.

Un point m'a accroché dès le début : quelle méthode de rangement a-t-elle adoptée ?

Bibliothèque.jpg"Je la regarde, ma bibliothèque, et me rends compte que son classement est bizarre, non inexistant mais bizarre. Le mieux aurait peut-être été de tenter, à l'échelle des trente-deux rayonnages, ce que Laurence Tardieu suggère à celle de la page quand elle y dévide le nom de ses auteurs préférés. Elle le fait dans un désordre magnifique et assumé, comme si seul ce désordre était susceptible de dire sa vérité de lectrice et d'écrivain".

Bon, outre le fait que je ne comprends pas une bonne moitié de cette phrase, vu que la syntaxe en est alambiquée, voire carrément incorrecte…, je découvre, grâce au paragraphe suivant (qui cite Laurence Tardieu) que le nec plus ultra serait de tout ranger en vrac "la seule logique est celle de l'admiration et de la gratitude, envers eux tous qui sont une vraie lumière pour moi"…. On n'est guère plus avancé.

On apprend que les meilleurs se sont cassé les dents sur cette question du classement des livres dans une bibliothèque. "Georges Perec ne trouvait aucun classement satisfaisant pour ses livres. Il avait pourtant établi une liste (NDLR : de critères possibles)".

J'ai en tête le cas de Pierre Magnan qui, l'âge venu, s'était retiré dans une petite maison de Forcalquier avec uniquement 24 livres (ou 25, les avis fluctuent), ses 24 livres préférés, ceux qu'il relisait sans cesse. Je ne sais pas comment ils étaient rangés ni quelle en était la liste ni même si le grand Giono en faisait partie.

Immédiatement, en lisant ce premier chapitre de "Ma bibliothèque" et en croyant comprendre que Cécile Ladjali ne s'était pas décidée pour un classement particulier, j'ai pensé à Warburg (voir mon billet sur ce sujet) et son rangement "thématique" à la façon de l'hypertexte, les ouvrages étant regroupés par association de contenu et par degré d'intérêt pour celui qui travaille avec.

Mais, non, Cécile nous embrouillait. La suite du chapitre est la preuve que son rangement est tout ce qu'il y a de plus raisonné : bazar oriental, langue anglaise et femmes de lettres, Allemands, Russes et camarades de plume, littérature française, noyau dur : la poésie, Moyen-Âge, XVIè siècle, auteurs grecs et latins, la Bible, Rose des vents : le grand théâtre du monde… tout cela s'étale bien ordonné, de gauche à droite et de haut en bas.

On est estomaqué par le nombre de livres : faramineux ! Et dire que, quand elle était enfant, il n'y avait pas de livres chez elle ! Quelle revanche sur le mauvais sort à la naissance !

Et encore, parmi les titres innombrables qu'elle cite se cachent des "œuvres complètes", qui démultiplient la perspective littéraire.

 

 

02/06/2015

Cécile, ma sœur (X)

Revenons au livre de Cécile Ladjali "Mauvaise langue".

Après avoir constaté que ses élèves, et sans doute beaucoup de jeunes, ont des difficultés avec la langue parlée, et en particulier, se contentent de monosyllabes, elle écrit page 62 : "L'élite, quant à elle, pratique plus volontiers l'exercice inverse : elle allonge les mots. La pédanterie des médias et des politiques invente une langue à tiroirs, gonflée par l'air qu'apportent préfixes et suffixes superflus.

Aussi l'académicienne Jacqueline de Romilly fait-elle remarquer avec malice que l'on voit aujourd'hui fleurir des expressions comme "conflit intergénérationnel", au lieu de "conflit entre les générations" ou encore un verbe tel que "matignoniser" (le débat), la grammaire octroyant ainsi au Premier Ministre un pouvoir inédit qui, par nature, ne peut être que second".

Que l'élite soit pédante ou plutôt qu'elle enrobe, qu'elle tourne autour du pot, qu'elle parle pour ne pas dire grand-chose et se paye de mots, personne n'en disconviendra. Mais ici l'argumentation me semble pauvre et les exemples de Mme Romilly peu convaincants. Dire "intergénérationnel" est simplement une façon d'éviter une expression jugée trop longue ou trop lourde. Quant à "matignoniser", je ne l'ai personnellement jamais entendu.

Taxi Orly.jpgC'est vrai qu'il y a une tendance à "verbaliser" les mots ; on entend souvent, en 2015, "ubériser un domaine d'activité" (du nom de la société américaine Uber qui bouleverse le paysage bien établi des taxis). On entend aussi "shazamiser un morceau de musique" (du nom de cette application pour téléphone mobile qui donne le titre d'un morceau "en l'écoutant").

Ces deux exemples me semblent autrement préoccupants que ceux de l'académicienne ! Car ils sont construits sur des racines et des innovations anglo-américaines. Et d'ailleurs, ils ne traduisent pas un allongement des mots comme le dénonçait Cécile Ladjali mais un raccourcissement, dans le but plus ou moins conscient, et en vain, d'aller vite (ou de montrer que l'on va vite).

Au demeurant, il faut savoir ce que l'on veut :

  • permettre à la langue française de bouger sur ses racines pour s'adapter aux évolutions (des technologies, des pratiques, des mentalités) et même le favoriser ;
  • ou bien se laisser envahir par des expressions calquées de l'anglo-américain, qui elles reflèteront à n'en pas douter les modes du moment, les emballements stériles de l'époque, la pression des mercateurs, publicitaires et commerciaux de tout poil.

Faut-il montrer du doigt le moindre néologisme, plus ou moins habile, plus ou moins pertinent, tandis que des wagons entiers de franglicismes envahissent nos débats, nos journaux, notre école ?

En un mot, tant pis si « matignoniser » est peu élégant, peu explicite et peu euphonique ! Comme beaucoup d’autres expressions à la mode, il durera peu, il en aura peut-être amusé ou interpellé quelques-uns et on passera à autre chose.

Mais planning, week-end, mail, smartphone… ça disparaît quand ?

Quant à l'élite, n'en ayons pas peur… Mme Belkacem s'en occupe.