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02/06/2015

Cécile, ma sœur (X)

Revenons au livre de Cécile Ladjali "Mauvaise langue".

Après avoir constaté que ses élèves, et sans doute beaucoup de jeunes, ont des difficultés avec la langue parlée, et en particulier, se contentent de monosyllabes, elle écrit page 62 : "L'élite, quant à elle, pratique plus volontiers l'exercice inverse : elle allonge les mots. La pédanterie des médias et des politiques invente une langue à tiroirs, gonflée par l'air qu'apportent préfixes et suffixes superflus.

Aussi l'académicienne Jacqueline de Romilly fait-elle remarquer avec malice que l'on voit aujourd'hui fleurir des expressions comme "conflit intergénérationnel", au lieu de "conflit entre les générations" ou encore un verbe tel que "matignoniser" (le débat), la grammaire octroyant ainsi au Premier Ministre un pouvoir inédit qui, par nature, ne peut être que second".

Que l'élite soit pédante ou plutôt qu'elle enrobe, qu'elle tourne autour du pot, qu'elle parle pour ne pas dire grand-chose et se paye de mots, personne n'en disconviendra. Mais ici l'argumentation me semble pauvre et les exemples de Mme Romilly peu convaincants. Dire "intergénérationnel" est simplement une façon d'éviter une expression jugée trop longue ou trop lourde. Quant à "matignoniser", je ne l'ai personnellement jamais entendu.

Taxi Orly.jpgC'est vrai qu'il y a une tendance à "verbaliser" les mots ; on entend souvent, en 2015, "ubériser un domaine d'activité" (du nom de la société américaine Uber qui bouleverse le paysage bien établi des taxis). On entend aussi "shazamiser un morceau de musique" (du nom de cette application pour téléphone mobile qui donne le titre d'un morceau "en l'écoutant").

Ces deux exemples me semblent autrement préoccupants que ceux de l'académicienne ! Car ils sont construits sur des racines et des innovations anglo-américaines. Et d'ailleurs, ils ne traduisent pas un allongement des mots comme le dénonçait Cécile Ladjali mais un raccourcissement, dans le but plus ou moins conscient, et en vain, d'aller vite (ou de montrer que l'on va vite).

Au demeurant, il faut savoir ce que l'on veut :

  • permettre à la langue française de bouger sur ses racines pour s'adapter aux évolutions (des technologies, des pratiques, des mentalités) et même le favoriser ;
  • ou bien se laisser envahir par des expressions calquées de l'anglo-américain, qui elles reflèteront à n'en pas douter les modes du moment, les emballements stériles de l'époque, la pression des mercateurs, publicitaires et commerciaux de tout poil.

Faut-il montrer du doigt le moindre néologisme, plus ou moins habile, plus ou moins pertinent, tandis que des wagons entiers de franglicismes envahissent nos débats, nos journaux, notre école ?

En un mot, tant pis si « matignoniser » est peu élégant, peu explicite et peu euphonique ! Comme beaucoup d’autres expressions à la mode, il durera peu, il en aura peut-être amusé ou interpellé quelques-uns et on passera à autre chose.

Mais planning, week-end, mail, smartphone… ça disparaît quand ?

Quant à l'élite, n'en ayons pas peur… Mme Belkacem s'en occupe.

30/05/2015

Cécile, ma sœur (IX)

Voici encore quelques passages choisis de Mauvaise mangue, le livre de Cécile Ladjali.

Sur la lecture

"L'élève doit cependant apprendre à circonscrire ce plaisir du texte qui va être celui de l'intimité et de la sphère familière. Un plaisir entre lui et lui. Certes ce tête-à-tête sombre et limpide avec soi-même reste, à quinze ans, quelque chose de terrifiant. Et c'est pour cette raison que l'on préfère la banale parole des autres, la multiplication des discours et des regards vides. On s'y perd, on s'y cache et on reste ainsi certain de ne pas être cerné.

Or, par le pacte d'une lecture honnête, les perspectives se déplacent et l'horizon s'élargit. Le précieux échange se réalise avec l'œuvre au cours d'une rencontre intransigeante capable de bouleverser une vie. Mais le séisme ne se voit ni ne s'entend. La satisfaction et le bénéfice retirés de la modification auront été tout personnels, réalisés dans le huis clos d ela conscience, sans témoin, sans palabre. La grâce aura été celle d'une métamorphose, et le texte aura offert au lecteur un présent en proportion de ce que ce dernier lui aura donné à travers l'honnêteté de sa lecture (page 55)".

Sur l'écrit et l'oral

"On entend souvent dire que les élèves rencontrent plus de difficultés à l'écrit qu'à l'oral, pour la simple raison qu'il appartiennent à une culture de l'oral. L'argument qui suit l'affirmation est qu'aujourd'hui la télévision et le cinéma ont remplacé les livres".

Le meilleur des mondes.jpgQue l'on me permette ici un souvenir personnel. À l'École des Nobel, le professeur d'anglais, M. Roulier, auquel nous devons notre prononciation, avait fondé sa pédagogie sur le constat inverse. Les jeunes Français (de l'époque…) étaient de culture écrite et avaient donc d'insurmontables difficultés à l'oral (s'agissant de parler anglais en l'occurrence). C'est ainsi qu'il avait mis au point la "morphonétique" qui permettait de déduire la prononciation des mots de leur graphie (on se souvient tous de la fameuse règle LU-RU car les Français adorent les exceptions qui confirment les règles). C'est aussi pour cette raison qu'il nous faisait apprendre par cœur des pages entières de "Brave New World" d'Aldous Huxley. Je me rappelle encore la douce musique de "Mister Foster was left in the decanting room. The Director opened a door. They were in a large bright room…".

"Or, les faits m'obligent à dire que les élèves et les étudiants éprouvent encore plus de difficultés à parler qu'à écrire. Quand il est question de développer une idée en la reformulant, en cherchant des synonymes, en dépliant une syntaxe qui, par sa souplesse, montera que les contours de l'idée ont été cernés, maîtrisés, le silence est souvent de mise. Même les bons éléments à l'écrit sont incapables de répondre à une question autrement que par… un mot. Il n'est pas question de phrase, mais d'un unique mot. Parfois, ce mot est un monosyllabe… (page 61)".

C'était le mot "passion" !

29/05/2015

Cécile, ma sœur (VIII)

Il y a une vidéo dans Youtube dans laquelle Cécile Ladjali parle de son nouveau livre, paru en septembre 2014, "Ma bibliothèque, lire, écrire, transmettre". C'est bien dit, sobrement, sans hésitation, c'est fluide et sans verbiage ni boniment. Tout au plus peut-on déceler un léger balancement du corps qui trahit un peu de trac… mais cela ne gâche pas le point de vue ; la dame est bien jolie. On se prendre à rêver d'être lycéen en Seine-Saint Denis. Comment peuvent-ils ne pas être sous le charme ?

 

Cécile Ladjali vidéo.jpg

 

On l'était, en cinquième dans ma classe à l'époque, la prof. de français était jeune, jolie et maternante. Je me rappelle d'avoir lu au tableau un extrait de Raboliot...

En sixième, c'était plus strict avec la prof. de français-latin, qui me trouvait "peu malléable"… Ça s'est confirmé.

En seconde, c'était la terreur ! Le prof., qui partageait son patronyme avec le fameux docteur de la Recherche, piquait des rages folles, exigeait un cahier de 96 pages à grands carreaux et nous dictait son cours mot à mot, que l'on était "prié" de prendre en note dans ledit cahier et d'apprendre par cœur pour la fois suivante… De là date mon amour pour les poètes de la Renaissance. À quoi tiennent les choses !

J'ai déjà parlé du prof. de première (ou de terminale, je ne sais plus), avec le français en option, à qui je dois la découverte de Proust et d'innombrables après-midis de lecture, dont on pense sur le coup qu'ils ont été perdus mais se révèlent des années après, nos meilleurs souvenirs.

Un jour, Cécile Ladjali est invitée par Télérama à échanger avec Abdellatif Kechiche, réalisateur de film. Elle lui dit : "… Je ne pouvais pas faire croire à mes élèves que, s'ils s'enfermaient dans cette langue-là (NDLR = celle des cités et des cours d'école), ils seraient un jour libres et heureux. Bien au contraire, ils deviendraient les exclus d'une société qui ne leur ferait aucune place, s'ils se présentaient à elle, aussi démunis linguistiquement.

Le monde humain n'est pas un monde de sensations ou de pulsions, mais un univers de choses nommées et d'idées (page 37)".

Elle cite Heidegger et Humboldt, qui ont tous deux écrit sur la langue, la culture, l'éducation, la lecture, comme d'ailleurs Alain, Hannah Arendt,Alberto Manguel, Jacqueline de Romilly bien sûr, George Steiner, Rivarol, Julien Gracq, Pascal Quignard, tous auteurs auxquels elle fait référence. "Chaque langue est une vision du monde, à savoir celle du peuple qui la parle. La langue est le monde intermédiaire entre le monde et les objets. La langue est cette expression de cet entre-deux du sujet et de l'objet… La langue n'est pas un simple instrument d'échange et de communication. Or c'est précisément cette conception courante de la langue qui se voit non seulement ravivée du fait de la domination de la technique moderne, mais renforcée et poussée exclusivement jusqu'à l'extrême. Elle se réduit à la proposition : la langue est information (page 51)".