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30/05/2015

Cécile, ma sœur (IX)

Voici encore quelques passages choisis de Mauvaise mangue, le livre de Cécile Ladjali.

Sur la lecture

"L'élève doit cependant apprendre à circonscrire ce plaisir du texte qui va être celui de l'intimité et de la sphère familière. Un plaisir entre lui et lui. Certes ce tête-à-tête sombre et limpide avec soi-même reste, à quinze ans, quelque chose de terrifiant. Et c'est pour cette raison que l'on préfère la banale parole des autres, la multiplication des discours et des regards vides. On s'y perd, on s'y cache et on reste ainsi certain de ne pas être cerné.

Or, par le pacte d'une lecture honnête, les perspectives se déplacent et l'horizon s'élargit. Le précieux échange se réalise avec l'œuvre au cours d'une rencontre intransigeante capable de bouleverser une vie. Mais le séisme ne se voit ni ne s'entend. La satisfaction et le bénéfice retirés de la modification auront été tout personnels, réalisés dans le huis clos d ela conscience, sans témoin, sans palabre. La grâce aura été celle d'une métamorphose, et le texte aura offert au lecteur un présent en proportion de ce que ce dernier lui aura donné à travers l'honnêteté de sa lecture (page 55)".

Sur l'écrit et l'oral

"On entend souvent dire que les élèves rencontrent plus de difficultés à l'écrit qu'à l'oral, pour la simple raison qu'il appartiennent à une culture de l'oral. L'argument qui suit l'affirmation est qu'aujourd'hui la télévision et le cinéma ont remplacé les livres".

Le meilleur des mondes.jpgQue l'on me permette ici un souvenir personnel. À l'École des Nobel, le professeur d'anglais, M. Roulier, auquel nous devons notre prononciation, avait fondé sa pédagogie sur le constat inverse. Les jeunes Français (de l'époque…) étaient de culture écrite et avaient donc d'insurmontables difficultés à l'oral (s'agissant de parler anglais en l'occurrence). C'est ainsi qu'il avait mis au point la "morphonétique" qui permettait de déduire la prononciation des mots de leur graphie (on se souvient tous de la fameuse règle LU-RU car les Français adorent les exceptions qui confirment les règles). C'est aussi pour cette raison qu'il nous faisait apprendre par cœur des pages entières de "Brave New World" d'Aldous Huxley. Je me rappelle encore la douce musique de "Mister Foster was left in the decanting room. The Director opened a door. They were in a large bright room…".

"Or, les faits m'obligent à dire que les élèves et les étudiants éprouvent encore plus de difficultés à parler qu'à écrire. Quand il est question de développer une idée en la reformulant, en cherchant des synonymes, en dépliant une syntaxe qui, par sa souplesse, montera que les contours de l'idée ont été cernés, maîtrisés, le silence est souvent de mise. Même les bons éléments à l'écrit sont incapables de répondre à une question autrement que par… un mot. Il n'est pas question de phrase, mais d'un unique mot. Parfois, ce mot est un monosyllabe… (page 61)".

C'était le mot "passion" !

29/05/2015

Cécile, ma sœur (VIII)

Il y a une vidéo dans Youtube dans laquelle Cécile Ladjali parle de son nouveau livre, paru en septembre 2014, "Ma bibliothèque, lire, écrire, transmettre". C'est bien dit, sobrement, sans hésitation, c'est fluide et sans verbiage ni boniment. Tout au plus peut-on déceler un léger balancement du corps qui trahit un peu de trac… mais cela ne gâche pas le point de vue ; la dame est bien jolie. On se prendre à rêver d'être lycéen en Seine-Saint Denis. Comment peuvent-ils ne pas être sous le charme ?

 

Cécile Ladjali vidéo.jpg

 

On l'était, en cinquième dans ma classe à l'époque, la prof. de français était jeune, jolie et maternante. Je me rappelle d'avoir lu au tableau un extrait de Raboliot...

En sixième, c'était plus strict avec la prof. de français-latin, qui me trouvait "peu malléable"… Ça s'est confirmé.

En seconde, c'était la terreur ! Le prof., qui partageait son patronyme avec le fameux docteur de la Recherche, piquait des rages folles, exigeait un cahier de 96 pages à grands carreaux et nous dictait son cours mot à mot, que l'on était "prié" de prendre en note dans ledit cahier et d'apprendre par cœur pour la fois suivante… De là date mon amour pour les poètes de la Renaissance. À quoi tiennent les choses !

J'ai déjà parlé du prof. de première (ou de terminale, je ne sais plus), avec le français en option, à qui je dois la découverte de Proust et d'innombrables après-midis de lecture, dont on pense sur le coup qu'ils ont été perdus mais se révèlent des années après, nos meilleurs souvenirs.

Un jour, Cécile Ladjali est invitée par Télérama à échanger avec Abdellatif Kechiche, réalisateur de film. Elle lui dit : "… Je ne pouvais pas faire croire à mes élèves que, s'ils s'enfermaient dans cette langue-là (NDLR = celle des cités et des cours d'école), ils seraient un jour libres et heureux. Bien au contraire, ils deviendraient les exclus d'une société qui ne leur ferait aucune place, s'ils se présentaient à elle, aussi démunis linguistiquement.

Le monde humain n'est pas un monde de sensations ou de pulsions, mais un univers de choses nommées et d'idées (page 37)".

Elle cite Heidegger et Humboldt, qui ont tous deux écrit sur la langue, la culture, l'éducation, la lecture, comme d'ailleurs Alain, Hannah Arendt,Alberto Manguel, Jacqueline de Romilly bien sûr, George Steiner, Rivarol, Julien Gracq, Pascal Quignard, tous auteurs auxquels elle fait référence. "Chaque langue est une vision du monde, à savoir celle du peuple qui la parle. La langue est le monde intermédiaire entre le monde et les objets. La langue est cette expression de cet entre-deux du sujet et de l'objet… La langue n'est pas un simple instrument d'échange et de communication. Or c'est précisément cette conception courante de la langue qui se voit non seulement ravivée du fait de la domination de la technique moderne, mais renforcée et poussée exclusivement jusqu'à l'extrême. Elle se réduit à la proposition : la langue est information (page 51)".

 

 

 

28/05/2015

Cécile, ma sœur (VII)

Cécile Ladjali a des tournures de phrases parfois peu orthodoxes et utilise quelques mots savants. J'ai parlé dans le billet précédent de "syncrétisme". Il y a aussi "aporie" (difficulté logique sans issue, contradiction survenant dans un raisonnement), "idiosyncrasie" (tempérament propre à chaque individu) et "syntagmatique" (de "syntagme", groupe de mots qui se suivent et forment une unité fonctionnelle et sémantique dans une phrase).

Dans son parcours d'enseignante, on lui a suggéré de s'appuyer sur le rap ou sur le verlan, plutôt que sur les classiques, pour être plus abordable (par les jeunes qu'elle a en face d'elle). Elle en a été outrée.

"Comment imaginer sérieusement qu'un professeur pourra asseoir son autorité, la force stimulante de son discours, qui dans sa forme doit être singulier, en usant des codes linguistiques qui sont ceux des jeunes, lesquels seraient alors plus à même de faire un cours au professeur sur ces réalités linguistiques, précisément ?

Nous ne sommes à l'école ni pour inaugurer une quelconque esthétique du bouleversement carnavalesque ni pour expérimenter la transe d'une inversion des valeurs...

J'évoquais l'ennui et la frustration… le discours promulgué ne touche le cœur qu'à la condition d'être motivé...

Or, qu'est-ce qu'un classique ? Une œuvre que l'on n'a jamais fini d'interroger. Une œuvre qui replacera toujours nos belles certitudes sur l'écheveau du rêve. Un puits sans fond qui nous perdra sans cesse dans les méandres de ses possibilités. L'esprit y trouvera , en toute place, en tout temps, une manne précieuse pour les visions qu'il cherche et le sens qu'il veut découvrir. Non seulement les grands textes intéressent au plus haut degré les élèves, car comme nous l'avons dit, leur humanisme leur est adressé, mais ils sont la seule autorité dont je dispose pour faire cours et m'en sortir.

S'en sortir, pour un professeur de lettres, c'est peut-être ne pas renoncer à enseigner la littérature. Convoquer les savoirs universitaires qu'il a passionnément acquis. Et c'est aussi ne jamais justifier ses passions. En ce qui me concerne, et cela doit concerner beaucoup d'entre nous, elle est celle que je cultive pour les mots. Et cette passion, je ne la négocierai pas. Je ne renoncerai jamais à la littérature en présence de mes élèves. Sinon, je changerais de métier".

Tout cela pourrait sans doute être dit plus simplement mais c'est magnifiquement dit (pages 25 à 27). Et c'est une belle réponse à mon interrogation d'un billet antérieur, dans lequel je remarquais que les classiques n'étaient peut-être pas ce qui attirait le plus certains élèves.

Elle a raison : le goût s'éduque. Et on apprend à aimer en fréquentant et en étudiant. Nos idoles littéraires ne sont-elles pas celles que nous avons découvertes à l'adolescence et avant, grâce à nos professeurs de lettres ? Dans mon cas, Ronsard et Du Bellay, Corneille, Hugo et Proust.

Grâce soit rendue à ces professeurs-là.

Ils revivent en Cécile Ladjali, née à Lausanne, de mère iranienne... Cécile Ladjali.jpg