08/05/2015
Retour en Kabylie
J'adore la synchronicité, les associations d'idées, les raccourcis, et les boucles. Alors quand j'attaque "Passion en Kabylie" (Gallimard, 2014), ce petit livre de Gilles Kepel associé à "Passion arabe" et à "Passion française", et que je découvre que c'est le récit de son pèlerinage dans le Djurdjura sur les traces de Mohammed Arkoun, qui a été son professeur à Paris, je suis aux anges. Et effectivement, à regarder de plus près la couverture, on voit que Gilles Kepel tient dans ses mains la biographie écrite par la fille du philosophe algérien "Les vies de Mohammed Arkoun" dont j'ai rendu compte dans ce blogue.
Gilles Kepel a un indéniable talent de conteur : il passe d'un thème à l'autre avec fluidité, c'est presque comme une phrase unique qui se déroule pendant 23 pages.
Il chemine, sous escorte quand même, vers le village natal d'Arkoun, Taourirt Mimoun, où son guide sera le propre frère cadet de l'érudit.
Comme dans Passion arabe, Gilles Kepel accorde beaucoup d'importance aux langues. Nous aussi. Voyons donc ce qu'il écrit : "Contrairement au reste du pays, où les panneaux indicateurs sont tous bilingues français-arabe, je ne vois plus rien d'écrit dans cette langue-ci depuis le dernier barrage et le renforcement massif de notre escorte, comme si nous avions passé une sorte de frontière. Parfois l'arabe a été barbouillé de noir, comme le FLNC s'y amuse pour les toponymes français sur la signalétique routière de l'île de Beauté. Ici, un panneau a été repeint à neuf en blanc, puis rédigé à nouveau en lettres noires : à la place de l'arabe, les noms de lieux sont transcrits en caractères latins qui reproduisent la prononciation kabyle standardisée : Tizi Wezzu / Tizi Ouzou".
Gilles Kepel remarque que la tribu des Beni Yenni avait la réputation de réaliser les plus belles parures de l'Algérie, en corail enchâssé d'argent. Or, à proximité, il n'y a ni corail ni mines d'argent ! C'est un peu l'automne à Pékin, mais à l'envers. Et c'est amusant car Sylvie fait profession de la création de bijoux. Bon sang ne sautait mentir, à quelques générations de distance...
La suite est pittoresque, à la Giono (mais dans un style littéraire bien différent) : l'enterrement selon le rite musulman, la maison de Mohammed, son bureau, l'épisode des figues, l'intrusion de la touriste japonaise, jeune et jolie semble-t-il, qui cache son passeport dans un endroit imprévisible et qui voyage seule en autocar dans une zone dangereuse...
Un couple le reconnaît car il passe souvent à la télé (française) et ici, la télé a remplacé les livres, qui n'arrivent plus en Algérie.
Dans le village, il y a ceux d'en-haut et ceux d'en-bas ; c'est quasiment proustien...
Et on comprend à la fin qu'il est passé tout à côté d'un repaire d'islamistes qui a fait allégeance d'abord à Al-Qaïda, puis récemment à Daesh et que c'est là, une semaine plus tard qu'a été capturé et assassiné Hervé Gourdel, le 24 septembre 2014. L'horreur rejoint la nostalgie et la beauté des paysages, la "passion" devient celle du supplicié…
Sur l'Algérie d'aujourd'hui et ses contrastes - la baie sublime d'Alger et la misère urbaine par exemple -, il faut voir le film de Merzak Allouache "Les terrasses".
06:00 Publié dans Actualité et langue française, Histoire et langue française, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0)
28/04/2015
Addendum au billet sur Pascal Quignard
J'avais oublié de donner le titre du livre complètement incompréhensible (pour moi).
C'est "Vie secrète".
J'ai mis à jour le billet.
19:42 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0)
Écrivains contemporains de langue française : Pascal Quignard (XIV)
J'avais adoré "Tous les matins du monde" que j'avais lu après avoir vu le film avec Jean-Pierre Marielle et que j'avais trouvé trop court.
En 2009, j'avais lu "Terrasse à Rome", paru en 2000. Un curieux livre, qui fait penser au "Parfum" et aussi à "L'amour au temps du choléra". C'est l'histoire du graveur sur cuivre Meaume, qui ne se remettra jamais de son amour impossible pour la fille d'un notable et terminera sa vie à Rome. L'écriture et la construction du roman aux allures historiques est sophistiquée. La lecture en est du coup un peu laborieuse et en tous cas, cela reste mystérieux. Le livre est aussi un hommage à l'Art et à l'artisanat, et à l'époque classique (1650). En définitive, un livre original qui vaut la peine.
J'en avais déduit que Pascal Quignard était un écrivain exigeant, d'abord un peu difficile mais de grande qualité : original, concis, avec un style.
Et tout d'un coup, il y a une semaine, je lis ceci :
"La source de la musique n'est pas dans la production sonore. Elle est dans cet Entendre absolu qui la précède dans la création, que composer entend, avec quoi composer compose, que l'interprétation doit faire surgir non pas comme entendu mais comme entendre.
Ce n'est pas un vouloir dire ; ce n'est pas un se montrer. C'est un Entendre pur"...
Moi, la musique, ça me passionne, l'harmonie surtout, et aussi l'improvisation. Mais alors là, c'est plus fort que Berg et Boulez réunis ! C'est aussi plus fort que "Femmes", ce qui n'est pas peu dire.
C'était la page 59 ; j'avais déjà enduré quelques dizaines de courts paragraphes abscons, de phrases tarabiscotées, de pensées sans queue ni tête. Je me dis que c'est le début, que, comme dans La Recherche, il faut prendre son rythme, que tout va s'éclairer progressivement.
Puis, distraitement, j'ouvre le livre (Vie secrète) au hasard. C'est la page 361 :
"En lisant les vieux livres, ayant accru ce que j'ai éprouvé de l'éloignement de ceux qui furent, ayant augmenté mon expérience de la prétérition de ce qui a été, l'ayant minée de préemption de ce qui est mortel, je plonge le tout dans l'abîme du silence qui précéda et qui suivra".
Et effectivement, je plonge ! Je me dis que Pascal Quignard se paye de mots et que, corrélativement, il se paye ma tête.
Je comprends que la lecture de ce livre soit recommandée pour surmonter une rupture difficile ; si l'on triomphe de lui et que l'on va au bout, on peut être abandonné par n'importe qui et s'en remettre facilement.
Et puis, à bien y réfléchir, c'est encore mieux que du Modiano. On n'y comprend rien mais c'est mieux.
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