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31/12/2018

Nouvelles du front (linguistique) VI

Le 16 novembre 2018, Les Échos consacraient deux pages pleines au renouveau des Champs-Élysées, l’idée étant d’aller vers encore plus de luxe et encore plus de marques prestigieuses, comme si cela ne suffisait pas déjà. Pas la peine de poser la question « pour qui donc ? », parce que l’on sait que ce n’est pas pour les Français ni même les Parisiens mais uniquement pour les richissimes visiteuses venant de Pékin ou du Golfe.

Histoire de montrer que tout cela n’est pas bassement du commerce et des gros sous, le journal de Bernard Arnaud titrait « Une myriade de concepts innovants », l’air de dire : « il n’y a pas que les chercheurs scientifiques qui innovent ». Et alors c’est quoi, ces innovations ? Des mégastores pour Nike et Adidas, un concept hybride pour les Galeries Lafayette, les tout nouveaux rayons de Monoprix et un écrin années 1930 (décidément il n’y a pas que M. Macron que ces années-là obsèdent…) pour JM. Weston.

Décortiquons ces innovations.

Pour Nike, c’est le gigantisme (ils prennent la place de Toyota sur 4500 m2). Il paraît que ce projet entre dans un plan stratégique. On est rassuré, mais on consultera plutôt Que Choisir quand il s’agira d’acheter les chaussures de course les plus adaptées. Adidas va proposer au public des écrans tactiles et un service de personnalisation des chaussures. Les deux parlent de showrooms

Les Galeries Lafayette prendront la place du Virgin Mégastore sur 6500 m2. Le malheur des uns fait le bonheur des autres qui retrouvent l’emplacement de 1927. Retour vers le futur. Mais écoutez bien : Le point de vente « proposera une expérience différente, une espèce d’hybride entre un concept store et un grand magasin traditionnel (…) Il sera numérique mais personnalisera la relation client ». Il faut récrire « Au bonheur des dames » ! Et, écoute bien Zola : « Les 300 vendeurs auront le statut de personal stylists ». Les Échos ajoutent pour les syndicalistes qui liraient l’article : « une fois n’est pas coutume, (ils) seront tous des salariés du groupe ». On est rassuré, ils pourront travailler le dimanche et seront bien payés.

Le Monoprix sera installé juste à côté ; habile ! Je suppose que c’est aussi dans le plan stratégique… Il ressemblera à l’entrée « d’un grand hôtel qui aurait adopté le design des années 1930 ». L’ancêtre Prisunic était dans les lieux en 1933. Encore 1930 ! Mais qu’est-ce qu’ils ont avec 1930 ? « L’aménagement des rayons semble avoir adopté les codes du luxe ». mais il ne s’agit que de modules dupliquables. Les rayons homme et enfant, ainsi que la décoration, sont relégués au sous-sol ; l’égalité homme-femme est passée par là.

Champs-élysées Manifestation gilets jaunes.jpg

JM. Weston prend la place d’une agence du Crédit Lyonnais. « Les vastes fauteuils club invitent aux essayages. On trouve même des cabines ». Incroyable ! Le travail de l’architecte « est raccord avec le style années 1930 de l’immeuble ». Ça faisait longtemps que je n’avais pas rencontré cette horrible expression « être raccord » (à retrouver dans ma rubrique « Les mots à la mode »). « Le flagship est le dixième point de vente de la marque à Paris ». Pour ne pas dire « navire-amiral »… qui ferait trop pompeux ? Ou qui porterait la poisse, sachant que les navires, ça coule parfois ?

Plus bas, un long article est consacré à Apple, qui fait aussi son flagship ici, qui est aussi stratégique, qui va se coller aussi à côté de son concurrent Samsung, et qui veut aussi « dépasser la simple commercialisation de produits pour miser sur le concept d’expérience client » (voir ma rubrique « Les mots à la mode »). Cela se traduira par des séances Today at Apple.

Tous ces gens connaissent-ils le nombre de salariés en France qui gagnent moins de 1400 € bruts et de retraités à 1000 € ?

En bas à droite de cette grande deuxième page, au moment de la tourner, on tombe sur une publicité en couleur de Klépierre, entièrement en anglais (non traduit) :

« EMPORIA

CUTTING EDGE RETAIL ON THE SHORE OF THE BALTIC

SHOP

MEET

CONNECT »

N’est-ce pas complètement illégal ? Que fait donc l’Office de vérification de la publicité ? Que fait le Comité de rédaction du journal ?

Champs-élysées Canons à eau.jpg

Une semaine plus tard, ce sont les Gilets jaunes qui déroulaient leur plan stratégique sur la plus belle avenue du monde…

17/12/2018

Les mots français à la mode III

Celui-ci n’est pas un tic verbal mais un détournement de mot pour essayer de discréditer et de disqualifier des adversaires politiques : « populiste ». Pour Henri Pena-Ruiz, c’est « le gros mot à tout faire » (Marianne du 9 novembre 2018) : « La notion de populisme semble autoriser la confusion insultante entre les démagogues qui flattent le peuple pour mieux l’écraser et les militants qui servent authentiquement les intérêts des plus démunis ». Et encore : « Il est temps de fermer la parenthèse ordo-libérale. Place au peuple (…). Populisme ? Assumons sans complexes ».

Une semaine auparavant (Marianne du 2 novembre 2018), c’est Jacques Chamboux qui écrivait, sous le titre « La capitalisme ou l’évaporation sémantique » : « Pour exalter ses vertus comme pour en dissimuler les innombrables crimes, ses zélateurs lui préfèrent libéralisme ou marché, pour le désigner et en naturaliser l’existence. Cette évaporation sémantique permet toutes les ruses langagières. Ainsi, pour conjurer le péril du réchauffement climatique, on en appelle à une croissante verte ou à une dé- ou post-croissance, mais de remise en cause du système qui le génère, jamais ! ».

Le détournement du sens des mots est vieux comme la politique et son arme préférée, la propagande (rappelons-nous l’usage qu’en ont fait les régimes nazi et soviétique ; rappelons-nous la novlangue de George Orwell). En 1984, la bataille contre la réforme du système éducatif français a été en partie gagnée par l’utilisation exclusive du terme « école libre » (défendons l’école libre = défendons la liberté), au lieu de « école privée » (privatif… hum… pas bon, ça) ou de « école confessionnelle ». Aujourd’hui on appelle ça « la bataille de la communication ».

Au risque de m’éloigner du sujet de ce billet et de cette rubrique (« Les mots à la mode »), je veux citer encore Henri Pena-Ruiz qui, dans le Marianne du 12 octobre 2018, analysait le terme ambigu d’État-providence : « Annonçant sa politique sociale, M. Macron parle d’État-providence. Un vocabulaire inepte. Les droits sociaux n’ont rien à voir avec une manne providentielle, offerte par bienveillance paternaliste, plus ou moins condescendante. La notion de Welfare State (état en vue du bien-être) est d’ailleurs très différente. Elle définit une finalité, le souci d’une existence matérielle digne, accessible à tous. La providence définit plutôt une modalité, par transposition religieuse de la prévoyance humaine (Saint Augustin) (…). Ce n’est pas l’État qui donne. Ce sont les travailleurs qui s’organisent , comme ils le feront avec la Sécurité sociale grâce à Ambroise Croizat, ministre communiste à la Libération ».

On connaît depuis longtemps les circonvolutions du langage diplomatique (« un échange franc et direct », etc.). Denis Monod-Broca parle d’opération enfumage dans son courrier des lecteurs de Marianne (12 octobre 2018) : « Au sujet de la bioéthique et des nouvelles lois à venir, on lit dans les journaux que le gouvernement vise un débat apaisé. Traduction libre : l’opération enfumage est lancée ».

10/12/2018

Les mots français à la mode II

Il y a bien sûr les deux incontournables « du coup » et « trop bien ».

« Du coup » est devenu un tic verbal, que certains utilisent à chaque début de phrase, comme si tous les événements de leur vie s’enchaînaient selon une logique, un lien de cause à effet. Dans leur esprit, cela signifie : en conséquence de quoi. Mais l’Académie proscrit cet emploi et réserve « du coup » à son sens propre : quand on reçoit un coup (sur la tête ou ailleurs). Par exemple, « du coup, il ne se releva pas ». Sur ce coup-là, je n’ai pas trop d’inquiétude, il passera comme toutes les passades…

L’autre expression est peut-être plus gênante : « mon oral de français s’est trop bien passé » (publicité de l’organisme de formation Complétude dans le métro parisien), dans le sens de : « il s’est très bien passé » (il s’est passé au mieux, il ne pouvait pas mieux se passer), ce Président, il est trop fort », dans le sens de « ce Président est très fort » (il nous épate, on ne pourrait pas faire mieux). Comme les phrases longues fatiguent, certains disent même : « Il est trop »…

Tiens, en parlant du Président (de tous les Français) – que les non-Français me pardonnent d’en revenir à lui – voici l’un de ses mots préférés : « J’assume », leit-motiv dont il a communiqué la manie à son Premier Ministre et à son gouvernement. Comme l’écrit François Perès dans le courrier des lecteurs de Marianne (9 novembre 2018) : « L’augmentation du prix à la pompe ? Ils assument. Les péages urbains ? Vive l’écologie, proclament les ministres chargés du dossier ! ». En fait, au sens propre, ils n’assument rien du tout ; ils se contentent de refuser de changer quoique ce soit, « droit dans leurs bottes » selon la formule de M. Juppé (qui avait aussi quasiment réussi à populariser le fameux « calamiteux » ; mais c’était une autre époque). Ceux qui assumeront in fine, ce sera les citoyens, les consommateurs, les assurés sociaux, les justiciables, les contribuables, c’est-à-dire nous tous.