07/10/2015
Apocopes et aphérèses
Il n'y a pas que l'anglais qui abrège et fait court ; le français aussi aime couper les mots pour aller vite. Et il coupe la fin de façon privilégiée (rien à voir avec la Veuve de 1793 ni avec les sachets protéinés !) : c'est l'apocope, c'est-à-dire la suppression des dernières syllabes des mots.
Bernard Pivot en cite de nombreux exemples dans son livre "Les mots de ma vie" (Albin Michel, 2011) : prof, instit, interro, labo, gym, ordi, prépas, Sciences Po, petit-déj (voire p'tit déj), ciné, télé, etc.
C'est cohérent avec le fait qu'en français, le déterminé précède le déterminant (on ne pourrait pas procéder de cette manière en allemand, où c'est l'inverse).
B. Pivot y voit parfois une irrévérence envers des substantifs "bien installés" : cathos au lieu de catholiques, socialos au lieu de socialistes, écolos au lieu d'écologistes, etc.
Il s'amuse aussi que même des noms propres soient l'objet de telles dissections : tout le monde a en tête Ségo et Sarko. Moi, j'aime particulièrement Jean d'O. Il y a aussi Libé, L'Obs, Saint-Trop...
Normalement, on devrait placer un point (".") après le début du mot, pour remplacer les syllabes manquantes. Mais tant qu'à aller vite...
Le contraire de l'apocope, c'est l'aphérèse. Elle est plus rare : bus au lieu d'autobus, Ricains au lieu d'Américains.
24/09/2015
Le français des journalistes
Comment échapper ces temps-ci aux articles sur les migrants ?
Je passe sur les débats sémantico-moralisateurs sur le meilleur vocabulaire à utiliser pour désigner ces centaines de milliers de personnes qui émigrent (réfugiés plutôt que migrants ?), ainsi que sur cette obsession à faire moderne et avant-gardiste qui pousse les journalistes à nous seriner que le nouveau nom de "centre d'accueil" serait hotspot… pour me concentrer sur un article de Marianne le 11 septembre 2015.
Morceaux choisis :
"Comme l'avouent ouvertement certaines entreprises de l'immobilier, du catering ou de la sécurité, l'arrivée des réfugiés peut tourner au jackpot".
"Le réfugié business ne fait que commencer".
"Aujourd'hui… ils portent aux nues le travail à la maison (home office)…".
Mais, sans conteste, la palme revient aux articles "mode" ou "culture". Ainsi trouvait-on, dans le Marianne du 12 juin 2015, les beaux néologismes ou franglicismes suivants :
"S'agit-il du pendant veggie à la célèbre tenue en steaks de Lady Gaga ?"
"Le succès des chaussures orthopédiques et des semelles plates-formes évoquant davantage la drag queen frappée de hallux valgus…".
"La tendance fugly (de fashion pour mode et de ugly pour affreux) n'est certes pas tout à fait nouvelle".
"… les mutantes de Givenchy, piercées et bijoutées…".
"Si l'on en juge par les aliens bigleux en tissu qui peuplent les boutiques de cadeaux de naissance branchées".
"La fameuse nouvelle école des designers bûcherons, dream-catchers indiens…"
On a envie d'écrire : and so on...
Le plus drôle est que le même article proclamait dans son exorde, à propos de l'art, de la mode, du design et de la gastronomie : "Sous couvert d'humour, d'originalité, d'exploration des limites, tout est bon pour offenser les normes et promouvoir l'aberration"… Offenser donc, en passant, le français de Molière et promouvoir le franglais décomplexé !
04/09/2015
Dis-moi quel jargon tu parles, je te dirai qui tu es
Un article datant de deux ans (septembre-octobre 2013) dans la revue interne d'un grand groupe industriel de l'énergie a attiré mon attention : il concerne le jargon d'entreprise.
En voici quelques extraits : "L'entreprise parle une langue à part. Une façon de manifester son identité et son savoir-faire, tout en facilitant les échanges entre salariés. mais une dérive touche l'ensemble des métiers et des niveaux hiérarchiques : la propagation d'expressions obscures, alambiquées et souvent vides de sens, qui paralysent les non-initiés".
"Pour beaucoup de collègues, notre terminologie est ancrée dans les comportements, et peu importe qu'elle paraisse indigeste vu de l'extérieur".
"La Maison de l'outil et de la pensée ouvrière de Troyes montre que, dès le Moyen-Âge, chaque corporation d'artisans avait son propre jargon. En clair, les mots font partie des outils et des codes par lesquels chaque métier exprime son identité propre. Et le fait d'emprunter le discours attaché à sa spécialité professionnelle ne fait que perpétuer une tradition. Cependant l'apparition de grandes entreprises employant plusieurs centaines ou milliers de personnes a contribué à l'avènement d'une nouvelle couche langagière".
"Le parler de l'entreprise fonctionne comme un véritable ciment entre les différents métiers du Groupe". "De ce lien naît une véritable culture à part entière".
"Partager un vocabulaire constitué pour partie d'acronymes permet aussi de dialoguer et de se comprendre beaucoup plus vite".
Mais "… se dissimule parfois une démarche plus ou moins consciente d'exclusion. Pour s'adapter à un environnement lexical qui ne fait l'objet d'aucun mode d'emploi, les nouvelles recrues, les stagiaires et parfois même les clients, doivent fournir un effort. À l'obligation de mémoriser quantité de nouveaux termes s'ajoutent des risques de confusion".
Pour certains, "Il n'y a pas de meilleur apprentissage que l'immersion au sein des équipes et le compagnonnage exercé spontanément par les collègues".
Pour d'autres, il faut absolument créer et enrichir de véritables "lexiques internes" (acronymes, noms de directions et de départements, vocabulaire fonctionnel, nom de baptême des projets informatiques…).
Le Groupe constitue ainsi progressivement un abécédaire pédagogique et ludique qui complète le livret d'accueil.
"Expliciter la signification immédiate du vocabulaire de l'entreprise afin de le rendre accessible au plus grand nombre est une chose. Lutter contre la jargonite outrancière et les effets de mode en est une autre… Une charte sémantique pourrait inviter chacun à s'exprimer avec des mots simples, courants et compréhensibles par tous… C'est à travers une démarche d'exemplarité que l'on réussira à modifier les habitudes".
Ce blogue ne dit pas autre chose depuis plus d'un an !
Exemples de dérives citées dans l'article : wording, ASAP, REX, process, B to B, débriefer, brainstorming...
La situation, surtout vis-à-vis des clients, a été jugée suffisamment préoccupante pour que le Groupe confie à un institut de sondage la mission d'évaluer son impact sur l'image de l'entreprise. Les axes de progression détectés sont l'explication des raisons de l'augmentation des tarifs, un supplément de disponibilité pour apporter des réponses claires et la sécurité de installations.