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04/05/2015

La littérature plus forte que la dictature

"Comme tous les totalitarismes, gourmands de salmigondis idéologique, celui-ci (le régime du Colonel Kadhafi) avait altéré non seulement le langage, en le farcissant de termes qui accompagnaient son emprise sur les esprits (et en interdisant les langues étrangères, vecteurs de liberté, au prétexte d'anti-impérialisme et de nationalisme arabe exacerbé), mais également en bouleversant le calendrier. Le comput kadhafiste commençait à la date du décès de Mahomet, en 632 (et non avec l'hégire du prophète de la Mecque à Médine, dix ans plus tôt) et il comportait des années solaires, alors que les mois hégiriens sont lunaires".

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"Il en va de même de la langue arabe : par-delà la dictature grammaticale du "Guide", son pourchas délirant des idiomes étrangers, de l'amazigh ou des dialectes, la civilisation arabe, dans l'épaisseur historique de sa littérature, a servi de refuge face aux slogans superficiels destinés à mobiliser les masses abêties. Dans ce pays où le système éducatif a été ravagé, des gens modestes s'expriment avec élégance, citent la poésie classique et témoignent d'une connaissance du patrimoine littéraire à faire pâlir les ressortissants d'autres États arabes bien mieux dotés en institutions culturelles".

(Extrait de "Passion arabe" de Gilles Kepel, Gallimard, 2013, chapitre Libye).

03/05/2015

La langue pour se plaindre et obtenir justice, et la langue des dictateurs

"... et le comptoir d'embarquement résonne de violentes altercations entre passagers indignés et employés. Toutes les disputes suivent le même schéma : après quelques cris en dialecte, le client frustré recourt au français pour faire valoir ses droits bafoués - comme si le registre sémantique de cette langue garantissait un meilleur accès à la justice et à l'équité que le parler tunisien, vecteur ici des blocages, bakchichs et autres passe-droits. Et c'est en français également que les employés tancent in fine les passagers, leur reprochant leurs cris et leur comportement indigne d'un pays civilisé".

"Ce pays avait déifié la langue arabe au point d'interdire toute autre écriture dans l'espace public, sur les panneaux de signalisation routière comme sur les devantures des magasins. Au sommet de son délire, Kadhafi avait même exigé que les passeports des étrangers soient intégralement traduits en arabe pour y apposer un visa d'entrée libyen.

Aujourd'hui, les premières inscriptions que je vois (sans savoir les déchiffrer) sont rédigées en tifinagh, l'alphabet réinventé par les militants berbères au moment d'en fonder le nationalisme, dans les années 1960. Évoquant la graphie phénicienne, il a été recomposé à partir des écritures touarègues anciennes préservées par le climat sec du désert et l'éloignement des prédations arabes, à l'abri des sables.

Très peu d'Imazighen - les hommes libres, comme se nomment dans leur langue les berbères - sont capables d'en lire les glyphes. Mais leur affichage a valeur de revendication culturelle, surtout dans la Libye au sortir de l'arabisme exclusif du despote déchu".

(Extrait de "Passion arabe" de Gilles Kepel, Gallimard, 2013, chapitre Libye).

 

02/05/2015

C'était Alexandrie...

"Le Club grec est un bâtiment bas qui a connu des jours plus glorieux. Même en cette journée dominicale, il ne rassemble plus que quelques tablées d'habitués, des joueurs de jacquet égrotants, de vieilles femmes qui échangent des commérages en grec, et quelques autres plus jeunes, qui sont venues accompagnées de leur mari égyptien et parlent arabe avec eux.

À l'entrée, la liste affichée des membres du club, classés par ancienneté sur une feuille Excel, voit les noms grecs se raréfier au profit des patronymes égyptiens typiques, coptes mais aussi musulmans. Elle est désormais rédigée en anglais".

"Sans doute Cavafy et Tsirkas ont-ils hanté ces lieux, mais rien ne marque, dans cette salle où seule demeure la mémoire hiérarchisée de la richesse, la trace du passage des meilleurs auteurs de l'hellénisme moderne, désargentés. La communauté, autrefois florissante, ne compte plus que quelques centaines d'âmes et beaucoup de trépassés, dont les cimetières occupent de vastes espaces mitoyens".

"Il est la quintessence du Franco-Levantin... Cette espèce menacée, en voie de disparition, désignait la sub-culture de l'Alexandrie cosmopolite et de la vallée du Nil. Ses différentes composantes, minoritaires d'origine sud-européenne, arménienne, chaldéenne, maltaise, libano-syrienne...ainsi qu'Égyptiens cultivés, communiquaient en ce français nilotique, à la mélodie italienne. Il était faufilé d'expressions particulières démarquées de l'arabe, comme "bonne arrivée" et l'on y comptait en piastres - un étudiant désargenté n'avait pas la piastre -".

(Extraits de "Passion arabe" de Gilles Kepel, Gallimard, 2013, chapitre "Égypte").