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04/11/2020

"Principal de collège ou imam de la République ?" (Bernard Ravet) : critique

En 2017, Bernard Ravet, ancien instituteur et principal de collège, au terme d’une carrière bien remplie, publia son livre de souvenirs et de réflexions, « Principal de collège ou imam de la République » (éditeur KERO).

Il avait été, comme nous tous, secoué par les attentats à Charlie Hebdo et à l’Hyper Cacher (en janvier 2015) et c’est l’intervention de son ami, l’inspecteur général de l’Éducation nationale Jean-Pierre Obin devant une commission sénatoriale qui le décida à témoigner de ce qu’il avait vécu dans ses postes successifs dans plusieurs collèges de Marseille. Le massacre du 13 novembre 2015 au Bataclan libéra sa parole définitivement.

Son livre fit un certain bruit, dans la ligne du fameux « Les territoires perdus de la République » de Georges Bensoussan et du rapport de Jean-Pierre Obin enfin rendu public. Pour deux raisons sans doute : d’abord l’utilisation finalement ambiguë du mot « imam » dans son titre ; c’est presque un jeu de mot, puisque Bernard Ravet voulait signifier que, confronté à l’entrisme et à la pression grandissants du religieux dans les établissements scolaires, son rôle de rempart, de « défenseur et illustrateur » des valeurs de la République s’apparentait à celui que joue l’imam pour l’islam (politique), alors que le Ministère le rémunérait pour être simplement principal de collège. À noter que l’auteur parle du « religieux » et de « familles musulmanes » mais, sauf erreur, ne prononce jamais le mot « islam ». Bref, cette expression « imam de la République » a pu laisser penser que le principal était obligé, dans un contexte « islamisé » d’en adopter certains codes ; erreur d’interprétation, c’était l’inverse, il essayait de ne rien lâcher, tout en restant bienveillant face à la précarité.

Ensuite parce que son réquisitoire vise avant tout l’inertie, le déni, le manque de courage et le célèbre « pas de vague » de son Administration, accusée de laisser seuls et sans défense les enseignants aux prises avec des situations délicates d’envahissement des lieux physiques et des esprits, par des affirmations contraires aux valeurs républicaines et laïques. Certains ont dû se sentir visés, d’autant plus que suite au témoignage de M. Obin, le pudique anonymat n’était plus de mise.

Le parcours de notre auteur, de son enfance dans un milieu modeste de la Croix-Rousse jusqu’à son dernier poste dans un collège « huppé » tout près des collines de Marcel Pagnol, en passant par ses années d’instituteur et de formateur dans la région lyonnaise et les difficultés de ses directions de collège dans les quartiers difficiles de Marseille, est impressionnant et touchant par sa cohérence, son engagement et sa sincérité.

Toujours bienveillant, mais ferme, passionné par sa mission républicaine, il a montré beaucoup de sang-froid, de détermination et d’esprit d’initiative dans des circonstances qui en ont découragé plus d’un et il a toujours cherché à innover, à « monter des projets » et à mettre en valeur les progrès et les réussites, aussi petits aient-ils été.

Sa mission en tant que principal de collège, il considérait que, selon les moments et les lieux d’exercice, elle oscillait entre « ancien instit », « pédagogue offshore », « directeur d’ONG » et « commissaire de police » : « C’était difficile, complexe, éreintant mais possible. Jusqu’à ce que je bute contre un adversaire d’une nature tout autre : Dieu. Face à la montée de l’emprise du religieux sur les quartiers, il me fallut devenir imam de la République » (page 31).

Retraité en 2015, il a mis deux ans à faire décanter cette expérience et en a tiré un livre alerte, facile à lire et qui tient en haleine. À vrai dire, on ne comprend pas le titre avant le chapitre 5, le dernier ; jusque là, c’est le récit assez classique d’un chef d’établissement confronté à des élèves difficiles et qui mise sur l’ouverture sur le quartier pour « embarquer » tout le monde dans une démarche éducative et culturelle (car la culture – et son partage équitable entre tous – est l’une de ses obsessions). Cela n’est pas tout à fait exact car, page 112, on lit déjà : « Les manifestations d’appartenance religieuse semblent être, à tous les niveaux du système, la classe, l’établissement, l’académie, l’objet d’une sorte de refoulement ou de déni généralisé de la part de beaucoup de personnels et de responsables : chacun commençant généralement par déclarer qu’il n’y avait pas matière à nous déplacer car il n’y avait rien à observer ou il ne se passait rien dans sa classe, son établissement ou son secteur de responsabilité » et « La contestation des enseignements (…) : Rousseau est contraire à ma religion explique par exemple à son professeur cet élève d’un lycée professionnel en quittant le cours. Molière et en particulier Le Tartuffe sont également des cibles de choix : refus d’étudier ou de jouer la pièce, boycott ou perturbation de la représentation. Il y a ensuite les œuvres jugées licencieuses (exemple : Cyrano de Bergerac), libertines ou favorables à la liberté de la femme, comme Madame Bovary ou encore les auteurs dont on pense qu’ils sont étudiés pour promouvoir la religion chrétienne (Chrétien de Troyes) »  (citations extraites du rapport de M. Obin).

La pédagogie passionne M. Ravet : « Certains savoirs et savoir-faire peuvent commencer à s’acquérir de manière autonome, dès lors qu’on parvient à motiver l’élève, à l’engager de manière vivante dans les apprentissages. Nous ne sommes pas très loin de l’idée de la classe inversée, dont on parle tant aujourd’hui avec la montée de l’usage des Mooc, les cours massifs en ligne : la leçon est en quelque sorte apprise avant le cours, lequel permet de vérifier la solidité des acquisitions et de revenir spécifiquement sur ce qui n’a pas été compris » (page 147). NDLR : c’est moi qui ai souligné certains passages de l’extrait du livre pour signaler ma perplexité et même mon scepticisme devant ces méthodes « modernes », qui m’ont tout l’air de ressembler à une tentative de se passer des enseignants ou en tous cas d’en réduire le nombre. Tentative tout à fait en phase avec la RGPP lancée par M. Sarkozy, bien qu’originaire des États-Unis (ben voyons).

Ravet présente quelques-uns des projets proposés par ses enseignants « militants », volontaires et enthousiastes, et qu’il a soutenus et mis en musique. Il a sollicité souvent pour cela son réseau, que manifestement il avait su constituer et entretenir. Section rugby, comédie musicale, participation à des cérémonies et à des concours… On peut être perplexe devant certains des thèmes choisis, comme par exemple de demander aux élèves « de transcrire sous forme plastique ce qu’ils ressentent quand eux-mêmes font la traversée pour retourner au bled» ! « Ceux qui ne l’ont jamais effectuée sont invités à l’imaginer » (page 175). On est loin de Rousseau, Molière, Rostand et Flaubert, mais bon…

Vers la fin du livre, il nous confie qu’il a craqué. « Cessons de rêver. De courir après une utopie. De nous bercer de mots. Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est d’un soutien massif pour gérer au quotidien une situation de crise » (page 221).

« J’ai fini par partir. Par quitter ces collègues de quartiers populaires auxquels mes racines, mes convictions, mon parcours m’attachaient si intensément » (page 223).

Sa conclusion – son testament professionnel – tient en cinq convictions :

  • ce ne sont pas les moyens qui manquent, ce sont des enseignants et des personnels engagés, capable d’impulser des projets, qui soient autant des travailleurs sociaux que des enseignants (tiens, cela fait penser à la crise sanitaire et à l’hôpital…).
  • l’éducation n’est pas une science mais un art, qui suppose une interaction entre un professeur et son public. Il rêve d’une École nationale supérieure des arts de la pédagogie.
  • Il faut attribuer des primes à l’innovation (abondement des projets par le Ministère)
  • Les établissements doivent être plus autonomes, sans bien sûr être abandonnés à eux-mêmes.
  • Il faut en finir avec la loi du silence qui pèse sur l’impact du religieux dans certains établissements : « Depuis plus de dix ans, le fanatisme frappe à la porte de dizaines d’établissements » (page 233).

Au total, voilà donc un livre très intéressant, sans effet de manche, sans rancœur ni pessimisme, qu’il faut lire parce qu’il vient du cœur et qu’il fait des propositions.

Merci M. Ravet. Souhaitons pour vous et pour nous que la lumière (et le courage ?) jaillisse dans les cerveaux de ceux qui peuvent agir, et que la situation s’améliore vraiment ! Enfin…

15/10/2020

Irritations linguistiques LXVII

Je viens de retrouver un article de « La Tribune », sous la plume de Michel Cabirol, daté du 28 juin 2017. Il concerne l’ancienne Direction des Constructions navales. Son PDG, Hervé Guillou, tenait vraiment beaucoup au changement de nom de son groupe en dépit du manque d'enthousiasme de son conseil d'administration. Fini donc DCNS, place à Naval Group, un nom anglo-saxon. Certains administrateurs de l'État (Direction générale de l'armement et l'Agence des participations de l'État) auraient évoqué un manque de transparence, voire de déloyauté sur la méthode de la direction de DCNS.

"Nous avons besoin d'un trait d'union entre notre passé et notre vocation, la mer et les bateaux", a expliqué Hervé Guillou à des journalistes.

Avant Hervé Guillou, plusieurs grands patrons du secteur ont souhaité changer le nom de leur groupe pour « impulser une nouvelle dynamique » : Thales (ex-Thomson CSF), Airbus (ex-EADS), Safran (ex-Snecma et Sagem), Nexter (ex-GIAT Industries), ODAS (ex-Sofresa). Pour Naval Group, le coût de cette opération va s'élever à près de trois millions d'euros, dont les deux tiers seront nécessaires pour le changement de la signalétique du groupe et un tiers pour la communication.

On pense aussi à Vivendi, Véolia, ENGIE et tant d’autres…

Pour Hervé Guillou, « DCNS » n'évoquait rien à l'étranger, ni chez les jeunes. "Notre société manquait de lisibilité à l'international et chez les jeunes quand on cherchait à recruter de nouveaux talents". Avec Naval Group, c'est "simple, international et intelligible dans toutes les langues" (surtout en anglais !, NDLR), a pour sa part estimé la directrice de la communication de Naval Group, Claire Allanche.

"La création d'une marque forte, fédératrice, incarnant en un seul mot notre vocation et notre héritage, forgé au cours de 400 ans d'innovation navale, répond à deux défis majeurs : d'une part, accroître notre rayonnement à l'international, pour développer notre leadership et conquérir de nouveaux marchés dans un contexte de durcissement du paysage concurrentiel ; d'autre part, attirer les talents et fidéliser nos collaborateurs est un enjeu essentiel pour garantir, dans le domaine naval, le renouvellement des compétences critiques nécessaires au soutien durable de la souveraineté de la France et de ses partenaires", a ajouté le patron du nouveau Naval Group, ce qui est une façon emphatique, beaucoup moins concise, de dire la même chose.

Bref, c’est toujours le même baratin ; on dépense des millions pour du superficiel, en se justifiant par la nécessité de répondre à la concurrence, d’attirer les jeunes, d’améliorer son image, etc. ; bref tout est bon pour donner du lustre à une réformette, qui cache en fait une impuissance (Google et Amazon se sont-ils demandé si leur marque « parlait » aux clients du monde entier ?) et parfois un souhait de faire oublier le passé (avec un nouveau nom, on redémarre à zéro).

Quelle est donc cette mésestime de soi – tellement française – qui fait que l’on recherche sans cesse un vernis anglo-saxon ?

D’autant que le pouvoir d’évocation d’un nom est très variable selon les gens ; Éric Zemmour mentionne chaque fois que « ENGIE » le fait penser aux Rolling Stones et à rien d’autre…

Dans l’économie mondialisée libre-échangiste, où la concurrence est effectivement féroce et où tous les coups semblent permis, on peut néanmoins comprendre que les David gaulois cherchent à exister face aux Goliaths d’Outre-Atlantique et d’ailleurs… mais il y a pire, il y a l’américanisation de l’intérieur, celle qui ne répond à aucune menace concurrentielle, celle qui n’est que soumission et vassalité volontaires !

Ainsi la Gendarmerie Nationale – dont la mission régalienne s’exerce en situation de monopole (pour l’instant…) – vient-elle de créer une nouvelle section baptisée « Cold cases » qui sera chargée de reprendre l’analyse des affaires classées sans avoir été élucidées ; l’impact des séries télévisées américaines est ici flagrant : on utilise le vocabulaire que les gens sont supposés avoir intégré, abreuvés qu’ils sont de feuilletons policiers bricolés industriellement à Hollywood. En fait, on considère que les gens ne comprendraient pas une autre terminologie (par exemple : « affaires classées »). Je tiens cette information du bulletin de France Inter le 11 octobre 2020, à 8 h 30, bulletin au cours duquel le nouveau nom a été martelé dix fois, afin qu’on se le mette bien dans la tête et qu’on ne risque pas de le franciser (auquel cas, les policiers d’élite concernés se sentiraient sans doute dévalorisés…).

12/10/2020

"Les Misérables (tome II)" (Victor Hugo) : critique V

La virtuosité de Victor Hugo est omniprésente dans « Les Misérables », dans les descriptions de lieu, dans la narration des événements (rappelons-nous Waterloo dans le Tome I) mais surtout quand il nous brosse des portraits (virtuosité que l’on trouve dans Balzac bien sûr et particulièrement chez Henry James). C’est la diversité des procédés et la fluidité du style qui nous enchantent, sachant qu’il peut être féroce, comme quand il peint Mlle Gillenormand, une vieille fille bigote (page 338).

« En fait de cant, mademoiselle Gillenormand l’aînée eût rendu des points à une miss. C’était la pudeur poussée au noir ».

« Le propre de la pruderie, c’est de mettre d’autant plus de factionnaires que la forteresse est moins menacée ».

« (Elle) restait des heures en contemplation devant un autel rococo-jésuite dans une chapelle fermée au commun des fidèles, et y laissait envoler son âme parmi de petites nuées de marbre et à travers de grands rayons de bois doré.

Elle avait une amie de chapelle, vieille vierge comme elle, appelée Mlle Vaubois, absolument hébétée, et près de laquelle mademoiselle Gillenormand avait le plaisir d’être une aigle. En dehors des agnus dei et des ave maria, Mlle Vaubois n’avait de lumières que sur les différentes façons de faire les confitures. Mlle Vaubois, parfaite en son genre, était l’hermine de la stupidité sans une seule tache d’intelligence ».

À propos, je ne vous ai pas parlé du cant ! Ce mot masculin vient de l’anglais mais dérive du latin cantus, le chant. Bizarrement il signifie, selon le Larousse universel de 1922 : « affectation hypocrite ou exagérée de pudeur, de respect des convenances, fréquente surtout chez les Anglais » (sic !).

Avec la description du salon de madame de T. (page 356), on se croit chez Chateaubriand : « (…) le marquis de Sassenay, secrétaire des commandements de madame de Berry, le vicomte de Valory, qui publiait sous le pseudonyme de Charles-Antoine des odes monorimes, le prince de Beauffremont qui, assez jeune, avait un chef grisonnant, et une jolie et spirituelle femme dont les toilettes de velours écarlate à torsades d’or, fort décolletées, effarouchaient ces ténèbres, le marquis de Coriolis d’Espinousse, l’homme de France qui savait le mieux la politesse proportionnée, le comte d’Amendre, bonhomme au menton bienveillant, et le chevalier de Port-de-Guy, pilier de la bibliothèque du Louvre, dite le cabinet du roi, etc. ».