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01/01/2021

"L'accent de ma mère" (Michel Ragon) : critique IV

À quatre-vingt-un ans, la mère de Michel Ragon vit dans une maison de retraite (on ne parle pas encore d’EPADH) en pays de Retz (dépendant anciennement du comté du Poitou, lui-même partie du duché d’Aquitaine, mais conquis par le duché de Bretagne à l’époque du célèbre Gilles de Rais). Quand elle ne reçoit pas de courrier, elle s’écrit… Voici le texte très émouvant de sa « Lettre à moi-même », datée du 1erjanvier 1974 : « Jour semblable aux autres, seule dans ma chambre, sans famille pour égayer ma solitude ; je suis descendue une heure et demie à la télévision qui m’a fatigué le cerveau. J’attends demain pour avoir des nouvelles de mon fils qui doit être rentré à Paris venant de R… Tristes journées que les jours de fête pour les personnes seules, un peu d’ambiance parmi les pensionnaires mais ce ne sont que des étrangers que l’on côtoie tous les jours. Voilà la vie du troisième âge avec ses complications de santé, surtout, qui ne font qu’augmenter. Triste vie,  triste âge, et qu’il faut pourtant accepter » (page 167).

28/12/2020

La littérature comme appareil d'optique

Ce lundi 28 décembre 2020, on fête les innocents… ça tombe bien car je veux vous parler du livre de Sandra Lucbert, « Personne ne sort les fusils » (Seuil), qui lui a été inspiré par le procès des anciens dirigeants de France Télécom, qui étaient accusés d’avoir organisé la maltraitance de leurs salariés entre 2006 et 2010 et qui n’ont écopé que de peines légères. Notons en passant qu’à l’époque du procès, en 2019, France Télécom n’existait plus que dans le souvenir des plus âgés… Orange était passé par là ; ça sert aussi à cela les changements de nom (voir le cas de Vivendi, par exemple).

Je ne connais du livre que ce que l’auteur en a dit dans un entretien avec Ève Charrin du journal Marianne le 22 septembre 2020. Elle ne devait initialement écrire qu’un compte rendu pour le syndicat SUD-Solidaires mais « ce qu’elle a vu était insoutenable : il fallait un livre ».

Ce qui m’intéresse dans cette démarche, c’est que Sandra Lucbert utilise la littérature comme méthode d’investigation, pour tenter de répondre aux questions suivantes : « Comment ça tient un corps collectif ? Pourquoi ça tient comme ça ? ».

Et aussi : « Comment peut-on dire des choses pareilles ? », à savoir les mots de M. Didier Lombard, ex-PdG : « Ces suicides, c’est terrible, ils ont gâché la fête » et « Il fallait faire 22000 départs », et encore « Il fallait libérer 7 milliards de cash-flow ».

Pour elle, « le procès France Télécom est l’histoire d’un enlisement grammatical ». Elle considère qu’on a jugé les prévenus avec la même « grammaire » que celle de l’ouverture du capital en 1996, c’est-à-dire avec la langue du capitalisme.

En référence au concept de LTI (Lingua Tertii Imperii, la langue du IIIème Reich) de Victor Klemperer, elle a forgé le concept de LCN (Lingua Capitalismi Neoliberalis). Pas besoin d’être latiniste distingué pour comprendre. Elle déplore donc que ce soit cette langue « hégémonique » qui ait été celle du procès, du côté des victimes comme du côté des anciens dirigeants. Elle en voit les débuts dans la loi de M. Pierre Bérégovoy, « Réforme des structures de financement de l’économie » en 1985. « La technicité escamote les enjeux ». « Elle légitime les exigences contemporaines du capital (…), à savoir la réversibilité de tout à tout instant : engagements, investissements, contrats, notamment salariaux. Ainsi le mot agilité a été mis dans nos bouches (…) La liquidité financière, c’est on prend, on jette ».

Un des conséquences au procès est que « les avocats des parties civiles ont dû utiliser les catégories psychiatriques du manuel diagnostique et statistique de troubles mentaux, mis au point par l’armée américaine et l’industrie pharmaceutique, qui réduit toute souffrance à une déficience de l’individu et attribue par conséquent aux salariés la responsabilité de la destruction qu’ils subissent. Ni les effets du management ni bien sûr ceux des structures de la liquidité financière n’apparaissent quand on parle selon le DSM ».

Et la littérature dans tout cela ? Eh bien, Sandra Lucbert l’utilise pour rendre visibles les mécanismes sociaux. En référence à « Bartleby » de Melville, à « La colonie pénitentiaire » de Kafka et à « Pantagruel » de Rabelais, elle a cherché à « faire apparaître un monde en variant les états de la langue, en combinant différents registres, locuteurs, contextes, échelles ». « Alors seulement on voit, quand les dirigeants parlent, d’où ils le font ». La littérature est utilisée comme « un appareil d’optique, qui fasse voir les structures financières et leurs effets, dans le travail de la prose ».

Impressionnant, non ?

24/12/2020

Il y a un après à Saint Germain des Prés...

Rien à voir avec la magie de Noël, avec nos souvenirs d’enfance, ni avec ce Noël de la COVID-19 et son réveillon sans couvre-feu !

Ce billet est seulement un coup de projecteur sur quelques articles que j’avais gardés « sous le coude » (comme on dit)…

D’abord le « Prenons-les au mot » de Samuel Piquet dans le Marianne du 6 novembre 2020. Il y remarque, force tueries à l’appui, que le mot « neutraliser » remplace maintenant dans les médias le terrible mot « tuer », quand il s’agit de terroristes, qui « rejoignent ainsi la grande famille des morts par euphémisme, constituée par tous ceux qui ont disparu ou se sont éteints ». Étymologiquement, le mot signifiait « rester neutre » ; il a pris le sens de « annuler », « empêcher d’agir » ou « rendre inoffensif » au XVIIIème siècle. Or, de nos jours, on ne « neutralise » un assassin qu’après qu’il a commis un crime… « On le rend inoffensif, certes, mais un peu tard ». Comme d’habitude avec Samuel Piquet, l’humour et la virtuosité littéraire ne sont jamais loin ; il conclut en effet : « Faut-il en conclure qu’une société impuissante à enrayer le terrorisme islamiste cherche à compenser cet échec par les mots ? (…) Ce qui est certain, en revanche, c’est que l’emploi de neutraliser est tout sauf neutre ».

Le même Samuel Piquet a signalé dans le même Marianne – mais celui du 26 juin 2020 – que l’écrivain J.-K. Rowling, que l’on ne présente plus, a subi une campagne d’intimidation sur les réseaux sociaux pour avoir déclaré que seules les femmes ont leurs règles… Devinez donc qui était censé être victime de discrimination ; réponse en bas de ce billet. Toujours est-il que, dans la foulée, un groupe d’employés de Hachette en Grande-Bretagne, a exprimé son refus de travailler dorénavant sur ses romans ! Sanctionnée pour avoir écrit des banalités !

Un malheur n’arrivant jamais seul, la réaction de l’éditeur, en apparence ferme et sensée, apporte quand même sa pierre à l’édifice de la bienpensance généralisée : « La liberté d’expression est la pierre angulaire de l’édition. Nous croyons fondamentalement que chacun a le droit d’exprimer ses propres pensées et croyances (…) Nous ne ferons jamais travailler nos employés sur un livre dont ils trouvent le contenu bouleversant pour des raisons personnelles mais nous faisons une distinction entre cela et le refus de travailler sur un livre parce qu’ils sont en désaccord avec le point de vue d’un auteur » ! Il y avait déjà ces relecteurs que les Américains ont inventés sous le nom de sensitivity readers et qui sont chargés de repérer dans les œuvres les contenus potentiellement offensants ; faudra-t-il que les écrivains s’entourent de relecteurs de leurs déclarations sur les réseaux sociaux ? Comme dit Samuel Piquet : « On n’arrête pas le progrès ».

Et ce progrès-là arrivera un jour ou l’autre en France, malheureusement, n’en doutons pas… De même que les États-Unis nous ont déjà exporté une version à peine adaptée de leur « Black Lives Matter », avec ce mouvement réclamant de déboulonner des statues et de débaptiser des rues  (alors que nous avons déjà nombre de boulevards Nelson Mandela et autres grandes figures universelles). Il est vrai que de ce côté-ci de l’Atlantique, ils sont bien aidés dans leur exportation ! Voir la chronique de Benoît Duteurtre dans le même numéro de Marianne.

Toujours dans le registre du soft power états-unien qui continue à nous américaniser (souvent pour le pire), 75 ans après le débarquement en Normandie, il y a cet autre billet de Benoît Duteurtre, à propos de la réédition bienvenue, par sa fille, des chansons de Guy Béart. Dans un disque d’hommage, Emmanuelle n’a rien trouvé de mieux à faire que de transformer les paroles célèbres de son paternel : « Qu’on est bien dans les bras d’une personne du sexe opposé » et de chanter celle-ci avec Thomas Dutronc – autre fils à papa, si j’ose dire – : « Qu’on est bien dans les bras d’une personne qui nous va » ! Quelle trahison et quelle lâcheté et quelle bienpensance ! Ou alors quel sens de la mercatique (ne pas braquer quelques acheteurs potentiels) !

Oublions ces niaiseries et réécoutons Béart chanter « Vive la rose », « Les grands principes » « L’eau vive » et « Il n’y a plus d’après à Saint Germain des Prés ».

Ah, j’allais oublier… La réponse est : les transgenres.

Bon Noël à tous !