18/01/2016
Marcel, Antoine et moi (à propos de "Du côté de chez Swann")
Il y a de nombreuses années, quand je travaillais dans la R&D (Recherche et Développement) industrielle, j'ai eu un excellent stagiaire de DEA (le Master 2 actuel), qui utilisait couramment une expression qui m'énervait au plus haut point. Pour parler d'un composant électronique de marque X ou Y (ne faisons pas de publicité rétrospective), il disait : "le composant de chez X" ou "le composant de chez Y". C'était cette juxtaposition de "de" et de "chez" qui me semblait incorrecte, tout cela pour dire que le composant en question provenait du fabricant X ou du fabricant Y… Dans mon esprit, le français comporte assez de bizarreries et d'exceptions aux règles qu'il ne fallait surtout pas en ajouter. J'ai gardé cette irritation pour moi à l'époque, me disant que ces foutus scientifiques ne faisaient décidément aucun effort pour parler correctement (et ne parlons pas d'expression écrite…). Par ailleurs, il est vrai que je n'avais pas sous la main d'expression correcte qui aurait pu faire l'affaire...
Les années ont passé...
J'ai découvert Antoine Compagnon, dont j'ai déjà parlé dans ce blogue. Professeur de littérature moderne au Collège de France, il est spécialiste de Proust et a publié "À la Recherche du temps perdu" dans la collection Folio. Il a aussi animé sur France Inter, il y a deux ans, une série de chroniques : "Un été avec Proust".
Et là, ça devient drôle !
Dans son cours au Collège de France en 2013, pour le centenaire de la publication de la Recherche, il souligne l'instabilité de ce texte que nous considérons comme un monument de la littérature française, dont chaque phrase serait "intouchable". Or Proust a modifié jusqu'au dernier moment son roman : la première partie, centrée sur le personnage de Swann, n'a été publiée qu'au bout de cinq épreuves (les fameux "placards" envoyés par l'imprimeur et que Proust raturait et corrigeait abondamment à chaque fois).
Trois éléments "instables" ont été particulièrement étudiés : le titre général de l'œuvre ("À la recherche du temps perdu"), le titre des parties principales et la fameuse première phrase ("Longtemps je me suis couché de bonne heure").
Et A. Compagnon de consacrer une longue analyse au titre du premier volume publié : "Du côté de chez Swann". Il rapporte d'abord que cette expression a choqué les premiers relecteurs des épreuves, auxquels Proust demandait un avis, et a continué de choquer, dans la mesure où elle est plutôt rare et peut même sembler incorrecte. Proust lui-même a fini par douter et ne l'a défendue que mollement, prétextant seulement qu'il était trop fatigué pour trouver un autre titre !
Ainsi donc, la bizarrerie de cette expression a indisposé d'autres personnes que moi… J'ai repensé à mon agacement de l'époque...
A. Compagnon commence par noter l'asymétrie formelle entre deux titres de la Recherche : "Du côté de chez Swann" d'abord, puis "Le côté de Guermantes".
Ensuite il s'interroge sur le sens des différents articles et conjonctions présents dans le titre : "de chez", est-ce correct ? "du côté", que représente le "du" ? Il nous rappelle le titre de Maurice Barrès : "Du sang, de la volupté et de la mort", tout aussi ambigu.
"Du côté de" signifie "dans la direction de" ; et "chez" vient du latin "casa", la maison. Dans le langage parlé, on rencontre "du côté de chez nous", et c'est d'ailleurs dans des dialogues que quelques rares auteurs avant Proust (comme George Sand) l'ont employé. Jamais dans la langue écrite...
Il semble que le titre vienne d'un ami de Proust, Maurice Rostand, le fils d'Edmond, ou en tous cas, ait été encouragé par lui. Mais le mystère reste entier de savoir comment donc il est arrivé sous la plume de Marcel Proust.
Dernier élément : Antoine Compagnon, exposant devant ses auditeurs du Collège de France la problématique qu'il va traiter, s'exprime ainsi : "Ce titre "Du côté de chez Swann" est-il... "bien de chez nous" ?".
Amusant, non, comme quasi-lapsus ?
07:31 Publié dans Livre, Règles du français et de l'écriture | Lien permanent | Commentaires (0)
14/01/2016
Alain Mabanckou au Collège de France
Alain Mabanckou, romancier francophone, essayiste et enseignant en Californie, né en République du Congo, prix Renaudot 2006, vient d'être nommé, à 49 ans, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire de création artistique (les Arts incluant la littérature) pour l’année 2015-2016.
Cette chaire couvre un vaste domaine ; en voici les titulaires depuis 2005 :
- Tony Cragg - Les objets parlent (2013-2014)
- Karol Beffa - Musique : art, technique, savoir (2012-2013)
- Gilles Clément - Jardins, paysage et génie naturel (2011-2012)
- Anselm Kiefer - L'art survivra à ses ruines (2010-2011)
- Jacques Nichet - Le théâtre n'existe pas (2009-2010)
- Pierre-Laurent Aimard - Paramètres et dimensions de l’interprétation musicale (2008-2009)
- Pascal Dusapin - Composer : Musique, paradoxe, flux (2006-2007)
- Christian de Portzamparc - Architecture : figures du monde, figures du temps (2005-2006)
Le nouveau cours, intitulé « De la littérature coloniale à la littérature négro-africaine », commencera fin mars 2016. En voici le programme :
http://www.college-de-france.fr/media/alain-mabanckou/UPL...
J’ai déjà parlé de M. Mabanckou dans ce blogue ; relire le billet du 20 mai 2015 : http://lebienecrire.hautetfort.com/archive/2015/05/21/bra...
A. Mabanckou, formé à Brazzaville et à Paris (DEA de droit des affaires !), n'en est pas moins sévère avec la France, avec ses élites littéraires et avec sa (supposée) condescendance envers les autres littératures francophones.
Il dit aussi "Si vous voulez comprendre Paul Claudel, il est intéressant de lire les poèmes de Léopold Sédar Senghor" et souligne l'apport de l'univers de la littérature africaine (qu'il appelle "littérature négro-africaine") dans le concert de la mondialisation.
N'est-ce pas une belle illustration de la francophonie : des convictions, des revendications, des rancunes sans doute mais tellement de points communs (dont la liberté d'expression) entre francophones d’origine très diverses ?
Qui bene amat bene castigat !
07:30 Publié dans Actualité et langue française, Écrivains, Francophonie, Littérature, Mabanckou Alain, Roman | Lien permanent | Commentaires (0)
11/01/2016
Comment peut-on être français ?
« Il n'y a qu'en France, ou aux États-Unis, que l'on croit que les « valeurs » conditionnent l'existence d'un peuple, alors que la langue, la culture ou la familiarité avec une région sont bien plus importantes.
À cet égard, il est insupportable que nous ayons à subir, à tout propos, le chantage inculte de Manuel Valls et consort sur les « valeurs de la République ».
Qui sont ces gens pour nous dire ce que nous devons être ? Ne savent-t-ils pas que la France a précédé la République et qu'on a été Français avant d'être républicain ? Les plus grands écrivains français, de Balzac à Saint-Exupéry en passant par Baudelaire et Giono, n'étaient pas républicains et leur renommée est néanmoins universelle.
Être Français n'est, ni plus ni moins valeureux qu'être Italien ou Américain, il n'y a pas lieu d'en avoir honte, ni d'en tirer une fierté déplacée. Je suis Français si mes parents le sont ou si je le suis devenu par la naturalisation ou le droit du sol, voilà pour la réalité effective, mais aussi si je me sens lié à ce pays et impliqué par lui, voilà pour la réalité affective. Ce lien peut être très incarné, l'amour des paysages de France ou plus cérébral, l'amour de la langue. Il peut être religieux ou historique. Mais ce qui compte avant tout est d'être concerné.
Or certains sont moins concernés par la France que consternés par ce qu'elle représente à leurs yeux. Ils sont les citoyens d'un pays qu'ils n'aiment plus et que parfois ils abhorrent. Mais après tout, nul n'est obligé d'être Français. Pourquoi ces gens ne renoncent-ils pas à une nationalité qui n'a pas de sens à leurs yeux ? Ce n'est pas que ces gens soient contre la solidarité nationale ; au contraire, ils la réclament à cor et à cri, mais ce cri est utilitaire, voire alimentaire.
Et puis il y a ces hexagonaux qui ne prisent plus un pays indigne d'eux. Eux sont universels ou citoyens du monde. La France est trop limitée pour ces esprits dont la pensée rayonne depuis New York à New Delhi. Mais pourquoi s'en soucient-ils autant alors ? Pourquoi ne renoncent-t-ils pas à vouloir que la France, qui ne les mérite décidément pas, leur ressemble ? Cette morgue étayée depuis tant d'années explique aussi le score massif du FN.
Face à cette situation dramatique les Français doivent renouer un lien affectif avec un pays, la France, qui n'est pas un territoire administratif ou une idéalité abstraite. C'est ce lien sensible qu'il faut assumer, sans chauvinisme ni haine de soi et qui n'implique nullement de tourner le dos à l'Europe ou au vaste monde. « Je ne serais pas plus homme pour être moins français » écrit Malraux.
Non la France n'appartient pas à tout le monde, contrairement à ce que prétend Danielle Mitterrand, mais à ceux qui s'en sentent les responsables parce qu'ils en sont les héritiers ».
C’est l’avis de Paul-François Paoli, chroniqueur littéraire au Figaro et essayiste (Article publié dans le Figaro Vox, le 16 décembre 2015). Son dernier essai « Quand la gauche agonise » paraîtra le 25 janvier 2016 aux Éditions du Rocher.
07:30 Publié dans Actualité et langue française, Essais, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0)