24/06/2015
On n'est pas seuls !
Dans le Marianne du 1er mai 2015, c'est François Mainguy qui prend la plume du Courrier des lecteurs pour s'insurger contre le snobisme et "surtout la soumission au grand capital qui dévore notre économie, voire notre vocabulaire.
Son coup de gueule est intéressant car il a passé "son enfance en Angleterre et sa vie aux quatre coins du monde". Il y a constaté le culte que les étrangers vouent à notre littérature, à nos paysages et à nos traditions, et a contrario "leur déception lorsqu'ils lisent et entendent des mots comme listing, making of, entertainment, shopping, booster, news, soft, last but not least, city". Ses amis québécois "sont plus irrités encore, eux qui savent dire fin de semaine, magasiner et trop (et non pas too much)".
Quinze jours plus tard, le même F. Mainguy, dans le même hebdomadaire, refait exactement le même article, au mot près, mais sous un autre titre ! "Il faut se méfier du parler moderne" au lieu de "Dévorant franglais". Et le plus drôle, c'est que je viens de m'apercevoir de cette redite au moment d'écrire ce billet.
On n'est pas seuls mais pour l'instant, F. Mainguy et lui-même, ça ne fait jamais qu'un seul soldat...
Je ne cède donc pas à un optimisme béat ; d'autant que dans le même numéro de début mai, on pouvait lire, sous le titre "Comment survivre aux horreurs 70 ?", les horreurs suivantes.
"Le macro beautiful", "les pratiques feelgood", "mindfulness", "à part le look", "le total look flower power", "revisité grunge"... N'en jetez plus, sinon les pages "Quelle époque !", voire le journal en entier, un de ces jours !
Le 5 juin 2015, dans la même rubrique, dans une longue revue des méfaits du téléphone mobile, voici le "Bréviaire du kid vicieux" : clashing, bashing, trolling, shaming, phubbing... Je vous passe la traduction, de ces comportements juvéniles qui, me direz-vous, disparaitront avec l'acné du même nom.
Pas si sûr...
07:10 Publié dans Actualité et langue française, Franglais et incorrections diverses | Lien permanent | Commentaires (0)
22/06/2015
Court-circuit sur la transmission
Dans son livre "Ma France", le philosophe allemand Peter Sloterdijk raconte son idylle - jamais consommée - avec notre pays et analyse le curieux destin de la philosophie allemande, qui a été un temps "ingérée", évaluée, puis "régurgitée" par les philosophes français.
Je ne vais pas essayer de vous résumer son article dans le Marianne du 17 avril 2015. Sachez seulement qu'il assène cette assertion : "Le rêve français s'évapore et finalement s'immobilise. Et immobilise toute tentative de penser la vie, l'homme, l'histoire".
Bigre...
Somme toute, c'est assez "allemand" cette façon de nous renvoyer dans nos buts. On songe à la célèbre définition du football par Gary Linneker : "C'est un jeu qui se joue avec un ballon entre deux équipes de 11. Et à la fin, c'est toujours l'Allemagne qui gagne".
Mais ce n'est pas de football que je voulais vous parler ni d'ailleurs de l'amicale rudesse de nos meilleurs ennemis d'Outre-Rhin.
Il se trouve qu'en parlant de Jacques Derrida "grand philosophe à la fois surprenant et inventif", P. Sloterdijk écrit : "C'était sa présence physique qui donnait corps à sa transmission".
Tiens, tiens ! La transmission, dada de notre chère Cécile Ladjali et intitulé du blogue (en panne) de l'avenante Natacha Polony (photos déjà publiées et admirées dans ce blogue).
Et on peut lire ensuite : "Aujourd'hui, on cherche le concret, la productivité ininterrompue d'effets dans le réel. Nous avons vécu l'époque de la mort de Dieu, aujourd'hui nous vivons l'époque de la mort de la bibliothèque, et donc la disparition de la transmission, voire de la filiation".
La bibliothèque ! la bibliothèque et la transmission !
N'est-ce pas étonnant de trouver ces mots qui ont fait l'objet de plusieurs billets dans le blogue ?
Épatants, ces courts-circuits !
08:30 Publié dans Actualité et langue française | Lien permanent | Commentaires (0)
21/06/2015
Y a-t-il plus grave que l'invasion du franglais ?
Sans doute !
D'abord, comme on l'a déjà dit ici, il y a les souffrances, les difficultés de tous ordres, les accidents… Bien sûr. Il y a aussi les évolutions de la société, jugées positives ou non, la micro- et la macro-économie, la bioéthique, naturellement...
Sur le sujet de la langue proprement dit, on peut invoquer le relativisme pour minimiser sa dégradation actuelle. Ainsi mon lecteur FPY m'a-t-il signalé un article du Figaro du 13 avril 1917, reproduit le 18 juillet 2014, intitulé "Le français tel qu'on le parle" et expliquant comment les soldats britanniques communiquaient avec leurs "hôtes" dans la campagne picarde à l'aide d'une sorte de franglais à l'envers, un englench. Par exemple, compree était un mot utilisé par tous pour dire "compris", d'où souvent me no compree ! Il y avait aussi Quand guerre finish, etc. "Il n'y en a plus" était devenu napoo...
Quel rapport avec notre franglais ? quasiment aucun… Les Français ne sont en guerre avec personne sur leur propre territoire (du moins, je ne crois pas…) et de toutes façons, quand ils parlent franglais, c'est avec d'autres Français !
Non, ce que je trouve grave dans le franglais, c'est surtout que cela participe, au-delà du snobisme bébête, d'un renoncement, d'une fascination pour un modèle autre, fascination qui est allée jusqu'à livrer l'Europe de Bruxelles à l'ultra-libéralisme anglo-américain.
Mais sur le même sujet, il y a effectivement peut-être plus grave que l'invasion du franglais (j'ai dit : peut-être) ; c'est la perversion du langage, qu'il soit en bon français ou en jargon.
Alternatives économiques a rendu compte d'un livre récent de François Dupuy, intitulé "La faillite de la pensée managériale" (Le Seuil, 2015) et qui est le tome II de son "Lost in management". Je passe sur la thèse principale ("Sous la pression des objectifs financiers, les dirigeants ne peuvent ou ne veulent plus réfléchir"), pour aller directement aux thèmes qui nous intéressent ici.
Par exemple : "Affirmer que la stratégie de l'entreprise est de devenir numéro 1 du marché, n'est pas une stratégie mais un objectif à atteindre". J'avais déjà pointé la confusion fréquente entre "enjeux" et "objectifs" ; en voilà donc une autre.
"En face (NDLR : des dirigeants, de leurs croyances et de leurs "lubies" ), les salariés ont appris à décoder la vacuité du langage managérial. Trouver des synergies est immédiatement interprété comme des licenciements à venir. Ils savent aussi mesurer l'écart qui sépare les valeurs affichées (loyauté, respect, innovation, travail en équipe…) de la réalité de l'entreprise."
F. Dupuy dénonce une irresponsabilité du discours managérial, capable d'affecter gravement les salariés. La charge est tout aussi sévère contre les business schools. Quant aux cabinets de conseil, impossible de compter sur eux. Apporter une pensée complexe ne fait pas partie de leur business model.
L'auteur plaide pour un retour à la confiance dans les salariés, alors que contrôles, reportings et indicateurs à respecter ont envahi les entreprises.
Vaste programme.