08/06/2015
Adieu, Bernard… On t'aimait et on l'aime, ta France (IV)
Quand il s'agit d'essais (et non pas de romans ou de poèmes, bien sûr), j'aime les "entonnoirs", c'est-à-dire les thèses magistralement démontrées, à partir des prémisses et de la compilation des données, jusqu'à la synthèse finale.
J'avais un collègue, il y a une dizaine d'années, qui était un redoutable débatteur, une mécanique déductive implacable ; j'avais remarqué que, si par malheur (ou par bonheur, c'est selon…), on acquiesçait à ses hypothèses, qu'il présentait benoîtement avec force explications et motivations, alors on était condamné, par la logique, à accepter les conclusions qu'il en tirait ; on se retrouvait acculé, devant la puissance de sa démonstration.
Rien de tel dans le livre de Bernard Maris "Et si on aimait la France"...
Une grosse moitié de l'ouvrage est empreinte de nostalgie et de sentiments positifs à l'égard du pays éternel qu'il a connu dans son enfance et qu'il aime. C'est sa déclaration "avec le cœur"… On se dit qu'on va se régaler avec les souvenirs d'une sorte de Tillinac de gauche...
Eh bien, pas du tout.
Avec le chapitre "Adieu, Vidal de la Blache", Bernard Maris convoque Le Bras et Todd, puis Christophe Guilluy et attaque la question démographique et sociale, avec, à la clé, plusieurs prises de position non conformistes.
Dans un premier temps, cela reste positif, optimiste, voire idéaliste, dans la ligne de Le Bras et Todd : "Du fait de sa diversité, la France est condamnée à la tolérance", "La France éternelle explique toujours la modernité, forcément parce que la mémoire des villages et des hameaux de l'ancienne France a pénétré les villes", "Ce n'est donc pas la ville à la campagne qui a détruit la salubre morale de nos ancêtres, c'est la campagne à la ville qui a fait pénétrer jusque chez les bobos, et sans doute les banlieusards, la douceur de nos paysages et la couleur des moissons", "Il existe une vie humaine et sociale des profondeurs, indépendante de l'actualité économique et politique mise en scène par les médias, qui échappe à la perception du monde rétrécie qui sert d'évangile à l'instruction des élites (à savoir : l'économisme)".
Et tout d'un coup, patatras : "Mais le problème de l'âme de la France… c'est qu'elle n'a plus de corps où se poser. Elle est condamnée à errer, comme un fantôme qui ne peut être apaisé. Autrefois elle avait la ville et la campagne… Aujourd'hui ?".
Et à ce point, le ton du livre bascule. Il reprend les observations de C. Guilluy dans "Fractures françaises" (Champs - Flammarion, 2013), dont la principale thèse : les banlieues des grandes villes sont aidées depuis des années (1973…) à coup de milliards, sans beaucoup de résultats probants mais aujourd'hui le problème majeur, ce sont les zones périurbaines, la périphérie, les petites villes, où règnent la pauvreté, la désindustrialisation, le chômage, les pavillons, les ronds-points et… le vote d'extrême-droite.
Autre thèse intéressante : la question sociale (pouvoir d'achat, chômage…) a été remplacée, par les politiques et les médias, par la question "ethnique", sur laquelle il est plus facile de causer et de polariser l'attention. "La lutte pour l'égalité laisse place à celle pour la diversité". Apparemment, B. Maris ne croyait pas trop à l'image des banlieues que véhiculent les médias (violence à l'américaine, problèmes dus à l'immigration, etc.) mais pour lui les émeutes ne débouchent jamais sur une demande sociale. En revanche, il croyait aux trafics et aux mafias, qui veulent avant tout préserver leur tranquillité, et il déplorait que cette partie de la population s'occupe plus de "la famille" que de la nation...
Il louait les efforts de la République et en premier lieu des policiers et des enseignants.
Et le livre se termine sur le constat, mi-figue, mi-raisin, de l'échec de la République dans les banlieues et ailleurs ; il se rappelle que, dans son enfance, on disait "On est en république" à tout bout de champ et conclut : "Quel espoir donne aujourd'hui aux enfants et aux jeunes gens ce cri joyeux poussé par les générations de leurs parents et grands-parents ?".
Le 2 janvier 2015, Bernard Maris n'avait pas la réponse ; il ne l'aura jamais. Et nous ?
07:30 Publié dans Actualité et langue française, Histoire et langue française | Lien permanent | Commentaires (0)
07/06/2015
Adieu, Bernard… On t'aimait et on l'aime, ta France (III)
Impossible de résumer le dernier livre de Bernard Maris "Et si on aimait la France", tellement il contient de considérations sur l'histoire, la politique, la démographie, la culture… avec des références nombreuses à Vidal de la Blache, Pierre Chaunu, Emmanuel Todd et Hervé Le Bras, et d'autres.
On y balance entre France éternelle et France mondialisée, entre France des paysans et France des villes, entre France centre du monde et France repliée sur elle-même, entre France de l'amour courtois et France qui attend 1969 pour la loi Neuwirth, entre France très peuplée et reine d'Europe au XVIIIè siècle et France dépeuplée cinquante ans plus tard...
Il insiste sur l'importance primordiale de la démographie et sur l'avance de la France quant au respect dû aux femmes, aux enfants et à la promotion de "l'amour éternel" (le mariage d'amour, qui remplace le mariage "politique" d'antan).
Avec, en fil d'Ariane, les souvenirs "d'En-France" de Bernard Maris, fils et petit-fils de gens du peuple, élevé dans le Sud-Ouest.
"Dans le soir parfumé, dans les derniers feux de la IVème république, en été, on sortait les chaises dans la rue, on discutait et on riait.
Les gros chevaux à ferrer renâclaient à côté sous le hangar. Le parfum des tilleuls est l'un des plus enivrants que je connaisse, avec celui, particulièrement sucré, des buddléïas, les arbres à papillons.
Mais la plus belle, la plus puissante des odeurs était celle du foin ou du blé coupé. "La moisson de nos champs lassera les faucilles…". L'odeur de la fenaison signifiait "promesse"… de rencontre, d'aventure, de sourire féminin. En été, on allait de fête de village en fête de village, et ça dansait, dansait, buvait et se querellait parfois...
Travailler à la ferme me semblait le plus beau destin. La Saint-Jean, les moissons, les ouvriers agricoles italiens beaux comme des dieux et ruisselants de poussière de blé et de sueur, les grands festins, les blagues en patois et la piquette qui coulait, avec l'eau-de-vie. J'adorais l'eau-de-vie dans le café. J'avais dix ans. Je suivais les grands dans les fêtes, tremblais dans les bagarres.
La nuit, le ciel vibrait d'étoiles, et toujours ce parfum affolant du blé coupé suivait les braillards qui rentraient".
C'était Bernard Maris.
06/06/2015
Adieu, Bernard… On t'aimait et on l'aime, ta France (II)
Le dernier livre de Bernard Maris est, encore plus que les précédents, brouillon, foisonnant, percutant, sautillant mais plein d'anecdotes, de références historiques et littéraires, et de générosité, de curiosité, de tolérance, sans pour autant manquer de conviction ni de coups de gueule.
On sent qu'il a été écrit d'un trait, sans la possibilité de relire, de corriger, de simplifier - et pour cause -. D'où un style un peu débridé, parfois elliptique, et un récit à cent à l'heure.
Y abondent des allusions à l'actualité de 2014-2015, qui évidemment auront du mal à résister au temps qui passe. Par exemple :
"… Aurélie Filippetti, ministre de la culture, osa répondre en citant le poète : Aimez, vous qui vivez ! On a froid sous les ifs… J'irai par la forêt, j'irai par la montagne - Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
Fille d"immigrés italiens, agrégée de lettres (NDLR : encore une…), écrivain, elle est aussi un produit de la méritocratie républicaine...
… Interrogée sur Patrick Modiano, la ministre de la culture Fleur Pellerin, qui succéda à Aurélie Filippetti, dit qu'elle ne l'avait pas lu et qu'elle ne lisait pas de livres. Elle n'avait pas le temps, trop occupée - à la culture sans doute…".
Bernard Maris, à la recherche d'une sorte de définition de la France, en tous cas de celle qu'il aimait, s'esbaudit que deux millions de Français aient suivi le cortège funéraire de Victor Hugo et que, des dizaines d'années plus tard, ils soient encore des centaines de milliers (pas les mêmes…) à suivre le cercueil de Sartre, qui pourtant ne les avait pas ménagés.
Écrire, une passion française ?
"Mourir pour une virgule, écrit quelque part Cioran, qui n'avait qu'une peur, voir la langue française disparaître, la peur de Beckett, la peur d'Andreï Makine...
Tout bon Français s'est enivré à la littérature. Tocqueville dit que la noblesse française préféra se tourner vers les lettres que vers le commerce, contrairement à sa voisine anglaise… D'où, en France, l'explosion des salons et la vanité des bourgeois, eux aussi tentés par la littérature…".