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05/06/2015

Adieu, Bernard… On t'aimait et on l'aime, ta France (I)

Bernard Maris, économiste cultivé, iconoclaste et vulgarisateur (aucun pléonasme dans tout cela…), préparait depuis décembre 2014 un essai sur la France.

Le 2 janvier 2015, il en a envoyé les 140 premières pages à son éditeur, "dont il était content" (des pages en question…). Ce dernier écrit "Elles nous ont plu. Passionnés".

Le 7 janvier, il était assassiné dans les locaux de Charlie Hebdo...

Si on aimait la France.jpg

 

 

 

Le livre "Et si on aimait la France" est paru aux éditions Grasset, en avril, comme il l'avait prévu. Je me suis jeté dessus. Ce sont les dernières paroles d'un humaniste plein d'humour, dont on avait encore besoin.

 

 

 

 

Il y parle de la langue française, bien sûr, parce que France et langue française sont intimement liées.

Et surprise - mais est-ce vraiment surprenant ? - il enfourche le cheval de bataille des défenseurs de l'école républicaine : "Quel historien s'interrogera un jour sur le carnage que fut l'enseignement en France des années 70 à nos jours ? J'en étais resté à mon modèle d'instituteur, et à la lettre de Camus au sien, Louis Germain, à qui il avait aussitôt pensé juste après sa mère en recevant son Nobel : Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j'étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé.

Je me doutais bien qu'ici ou là les choses d'allaient pas très bien, qu'on arrivait plus à faire parler correctement ni à faire lire les enfants, encore moins à les intégrer, pour jargonner comme un sociologue ou un homme politique, que la France était mal classée en termes d'acquisition de sa propre langue - ne parlons pas des autres - ou des maths, elle qui a toujours produit les plus grands mathématiciens...

… Économiste, je suis aux premières loges pour constater les ravages de la conceptualisation, cette maladie qui interdit de s'exprimer autrement que dans un style administratif, qui oblige les Français interrogés à la télé à parler façon télé (rien de tel qu'un gendarme interrogé sur un événement pour comprendre), dans un sabir à jamais coupé du trésor de la langue ; cette langue qui permet (encore) de vitupérer l'époque au comptoir, entre Français bavards et râleurs".

À propos du gendarme, je me rappelle que, dans mon entreprise, j'avais interpellé la Direction de la Communication qui venait de créer un bulletin vidéo mensuel, dans lequel les salariés (souvent des techniciens) étaient interrogés sur leur métier ou sur l'actualité technique ; ils s'exprimaient en effet de façon à la fois ampoulée et incorrecte, ces types de trente à quarante ans, exactement "comme à la télé". Naturellement, j'attends toujours la réponse des communicants...

Allez, vous reprendrez bien un peu de France ! Miss France.jpg

04/06/2015

Cécile, ma sœur (XI)

Cécile Ladjali analyse, à la page 64 de son livre « Mauvaise langue », les difficultés à l’écrit de ses élèves. Elle passe sur les fautes d’orthographe, de ponctuation, de construction… pour s’intéresser aux « empêchements ».

« J’appelle empêchement ce que les lycéens s’interdisent de faire à l’écrit, alors qu’ils ont bien souvent en eux le souvenir, la marque d’un dépôt, même ténu, telle une fine couche de poussière, d’un modèle lu.

Ayant deviné qu'il existait là une réalité enfouie sur laquelle je pouvais compter, j'ai toujours imposé aux élèves de beaucoup lire. Parfois même, j'exige d'eux qu'ils apprennent des pages par cœur. N'importe quelles pages… Des poèmes, des tirades de théâtre, des incipit de roman.

Ils sont toujours furieux et les premiers à revendiquer leur autonomie intellectuelle, leur devoir de penser par eux-mêmes, plutôt que de se contenter de répéter sans comprendre la parole des autres. Tous les arguments pouvant alimenter une petite philosophie du moindre effort sont alors déclinés.

Si j'accorde une place prépondérante au "par cœur", c'est parce que je nourris la conviction que la mémoire des textes est ce qui structure notre être en profondeur jusqu'à la mort. Les exemples d'hommes ou de femmes ayant survécu dans des conditions extrêmes grâce au souvenir d'un texte appris par cœur à l'école et qui, le temps de la récitation, les aidèrent à se détourner de l'enfer, sont aussi nombreux que bouleversants".

On pense à Primo Levi à Auschwitz, à Chalamov en Sibérie… mais il y a des exceptions qui confirment peut-être la règle : Mikis Théodorakis a composé de la musique et a utilisé comme partition les murs de sa prison ; quant à Évariste Galois, il a finalisé sa théorie des corps commutatifs.

Tout cela pour dire que ce paragraphe sur le "par cœur" est un peu grandiloquent et inutilement "dramatisé". Mais je suis d'accord sur le fond : que ce soit en littérature, dans l'apprentissage des langues ou en musique, il faut apprendre par cœur, parce que cela permet de se dégager de la chose écrite, de s'imprégner du sujet, de l'emporter partout avec soi et… d'exercer sa mémoire pour apprendre d'autres textes.

J'ai déjà parlé, pour ce qui me concerne, de "Brave New World"… Il y a eu aussi "Lucius Catilina, nobili genere natu...", "Es ist der Vater mit seinem Kind…".

Et d'ailleurs on apprend bien par cœur les tables de multiplication.

La cigale et la fourmi.jpgN'est-ce pas magique d'entendre Fabrice Lucchini réciter les Fables de La Fontaine ?

 

03/06/2015

Natacha ne lâche pas l'affaire

Dans le Marianne du 15 mai 2015, Natacha Polony écrit au Président qui renie Jules Ferry. La belle n'a pas froid aux yeux, qu'elle a sombres et perçants.

"… Ce qui est en train de se mettre en place est la phase terminale et métastasée de l'entreprise de démolition de l'école républicaine, outil d'émancipation d'un peuple de citoyens, au profit d'une fabrique de consommateurs-producteurs adaptables aux aléas du marché du travail en économie mondialisée".

Bigre. Elle passe rapidement sur la question des langues anciennes, sur les classes bilangues et sur les programmes d'histoire, pour se concentrer sur la philosophie de la réforme "prolongement de toutes celles qui ont précédé depuis trente ans" et "copié-collé de la réforme du lycée de la présidence Sarkozy". Elle en accuse, bien entendu, les "experts" de la rue de Grenelle, ceux que l'on appelle les pédagogistes, et la "vulgate imprégnée d'idéologie managériale et de culte de l'évaluation".

On apprend que les fameuses "compétences", qui sont censées remplacer les connaissances et les savoirs, ont fait leur entrée dans l'école à l'occasion de la loi Fillon de 2005. Et c'est ici qu'arrive l'argument intéressant et que, personnellement, je n'avais encore lu nulle part.

"Évaluation des compétences, valorisation des acquis, tout ce vocabulaire issu du management s'est imposé à tous les échelons du système sous la pression des instances internationales, OCDE et Union européenne, qui considèrent l'éducation comme un critère de performance dans le cadre d'une économie mondialisée. En 1995, le livre blanc de la Table ronde des entreprises européennes, un des lobbys gravitant à Bruxelles, estimait d'ailleurs que l'éducation doit être considérée comme un service rendu aux entreprises.

 

Les travailleurs sur une poutrelle dans le vide.jpg

 

Tout ce qu'il faut pour fabriquer des ignorants satisfaits, à l'aise à l'oral, mais ne maîtrisant ni la langue française ni le monde qui les entoure.

Un savoir qui vaut par lui-même et non comme un prétexte au déploiement de compétences diverses s'exprimant à travers des projets interdisciplinaires, seuls capables de faire supporter l'ennui qu'inspirent les chefs d'œuvre de la littérature ou la connaissance du règne d'Henri IV".

Dans le même dossier, Alain Bentolila, linguiste qui est déjà intervenu dans le débat et a souvent été cité, conclut son article un peu laborieux sur les dangers du numérique à l'école, nouvelle lubie du Président en quête de réforme, par ces mots : "Croyez-vous vraiment dans le pouvoir du numérique de changer le destin des élèves fragiles ? Ou bien est-ce là le dernier gadget de responsables à court d'idées qui, après la suppression du redoublement, l'abandon des notes et l'improvisation théâtrale, nous servent le numérique pour calmer les inquiétudes des enseignants et des parents ?".