21/11/2016
"Comment peut-on être français ?" (Chahdortt Djavann) : critique I
C'est présenté comme un roman ou même un conte mais, vu le parcours de son auteur, Chahdortt Djavann, on ne peut pas s'empêcher d'y voir un peu ou beaucoup d'autobiographie.
Comment peut-on être français ?" est l'histoire d'une jeune Iranienne, qui après avoir rêvé de Paris si longtemps franchit le pas et vient en France. Sa découverte de la Ville éternelle et de la vie des Français, ajoutée à l'obtention inespérée de sa carte de séjour sans délai, est un émerveillement.
Elle ne connaissait Paris que par les livres : "dans les Misérables, Le Père Goriot, Les trois mousquetaires, Notre-Dame de Paris ou L'âme enchantée, qu'elle avait lus et relus pendant les longs après-midi chauds et humides de son adolescence" (page 12).
Mais bientôt viennent les désillusions, la solitude et surtout l'incapacité qu'elle croit culturelle et définitive de s'approprier la langue française, malgré un travail acharné, des cahiers et des cahiers noircis de mots à apprendre, des phrases psalmodiées matin et soir... trop de vocabulaire nouveau, trop de conjugaisons, trop d'exceptions et de bizarreries... Et plus que cela, le français est autant précis et exact que le farsi (le persan) est poétique et vague.
"Avec sa grammaire aux structures implacables, elle se prêtait extraordinairement à la démonstration, à l'analyse. Elle était la langue même de la littérature. Une langue maîtresse, une maîtresse, une traîtresse. Il fallait se plier aux exigences des articles, obéir à la grammaire" (page 120).
"C'est dans la langue que tout s'enracine, se disait-elle. Si les Français ne parlaient pas français, ils ne seraient pas des Français. Sa patrie à elle serait la langue. Cette patrie qui l'excluait, la bannissait. Cette patrie qui dénonçait sans pitié sa condition d'exilée" (page 72).
"Une langue n'existe que dans un lieu, dans un pays, dans le cœur et la bouche des gens qui l'a parlent, elle raconte l'histoire d'un peuple, traduit le monde où elle vit, dit la vie, la vie des gens" (page 114).
Au détour de la page 54, encore un coup de la synchronicité : rappelez-vous que mon billet littéraire précédent parlait d'André Gide et de sa "Porte étroite" ; et quel est le premier livre français que lit Roxane, la jeune Iranienne arrivée à Paris ? "La symphonie pastorale" !
C. Djavann intercale des souvenirs de l'enfance de Roxane dans les péripéties de son initiation laborieuse à la vie parisienne. Cette enfance a été baroque mais pas malheureuse. C'est plus tard que les raisons de partir vont devenir impérieuses.
À bout de patience et de souffrance, Roxane a l'idée folle de s'adresser à Montesquieu, auteur, comme chacun sait, des fameuses "Lettres persanes", en lui écrivant des lettres qu'elle envoie à des adresses réelles au nom des écrivains qu'elle est en train de lire (Molière, Voltaire, Hugo). Roxane en effet suit des cours de littérature française en Sorbonne.
07:30 Publié dans Djavann Chahdortt, Écrivains, Littérature, Livre, Roman | Lien permanent | Commentaires (0)
17/11/2016
Mélanges
Il y a des traductions de l’anglais au français qui tapent dans le mille ; elles sont rares mais elles tombent à pic (avant que le franglais ne s’impose) et, tout en gardant l’idée de base, elles ont un fondement local (mode de vie, habitude, inconscient collectif, voire tradition, mais surtout structure de la langue et vocabulaire, bien français).
On connaît « logiciel » et « matériel », « jardinerie », « texto », « tablette », etc. Dans un autre registre, peu reluisant il est vrai, j’ai pêché « biture express » pour traduire un travers importé d’Albion : binge drinking (Marianne du 20 décembre 2013). Ça dit bien ce que ça veut dire, non ? Dans le même article, on trouve néanmoins de nombreuses formules anglomaniaques comme celle-ci : « cette comédie a repris les codes du teen-movie type American Pie ». Nobody’s perfect !
Dans le même hebdomadaire mais daté du 28 octobre 2016, Benoît Legemble écrit deux fois « satisfaire à son inclinaison pour la philosophie religieuse », dans un article sur le philosophe russe Léon Chestov. Ce journaliste doit déplorer l’inclination trop forte de sa descente de garage…
Régis Debray, lui, fait cette déclaration surprenante : « Il m’arrive de penser que la France a plus à craindre d’une américanisation achevée de ses mœurs, de ses idées et de ses institutions, que d’une islamisation. Et de me demander même si pointer du doigt l’islamisation n’est pas une façon de cacher la réalité de l’américanisation ». Mais à bien y réfléchir…
L’américanisation a débuté à la Libération, en 1945, avec les chewing-gums et les cigarettes. Elle n’a fait que croître et embellir. À côté, l’anglomanie du temps de Proust était une aimable plaisanterie. Elle s’est attaquée depuis plusieurs années à notre Droit (le plaider-coupable, les transactions, la primauté des contrats…), tendant à instituer un « Droit planétaire » à la mode américaine (rappelons-nous les marins bretons obligés de faire le déplacement de Chicago pour demander réparation des dégâts causés à leurs côtes par le naufrage de l’Amoco Cadiz ; rappelons-nous aussi BNP Paribas lourdement sanctionné pour avoir commercé en dollars en Iran, sous embargo uniquement américain…), a submergé notre organisation économique avec le néolibéralisme de Milton Friedmann relayé à partir de 1980 par Ronald Reagan et Margaret Thatcher et quelques années après par les technocrates de Bruxelles, est en train de modifier notre Code du Travail, avec la fameuse inversion de la hiérarchie des normes, révolution copernicienne imposée au prix de 49.3 successifs, a envahi nos écrans de télévision (sur les 16 chaînes « gratuites » de TNT, combien passent chaque soir des « séries » américaines produites à la chaîne, justement ?), met au pas les banques européennes, affrontent maintenant nos constructeurs automobiles sous prétexte de contournement des tests anti-pollution…
À propos, ai-je déjà rappelé qu’avant les années 70, « série » se disait « feuilleton » et « saison », « épisode » ?
Ai-je déjà signalé que « versatile » signifie « qui change d’avis comme de chemise » et non pas « polyvalent » comme l’anglais mal traduit nous le fait croire de plus en plus ?
D’Alain Bentolila, professeur de linguistique à Paris-Descartes, cette déclaration dans un article sur les agressions de professeurs dans les lycées (Marianne, 21 octobre 2016) : « Or la langue est justement faite pour s’expliquer, elle est faite pour argumenter avec autant de fermeté que de tempérance. Mais dès lors que les mots viennent à manquer, alors ce sont les coups qui partent ». Suit tout un paragraphe pour contredire l’idée que les élèves concernés « n’auraient pas les moyens intellectuels de se doter d’une langue puissante et efficace » (NDLR : on ne sait jamais ce que les lecteurs peuvent penser et retenir d’un article de journal, et les anathèmes courent vite sur les réseaux sociaux, a dû se dire Alain Bentolila…). Et il ajoute : « L’école et la famille n’ont pas su (ou pu) transmettre cette capacité spécifiquement humaine de transformer pacifiquement le monde et les autres par la force des mots ». Et plus loin « L’humiliation de ne pas maîtriser ce qui fait le propre de l’homme (…) conduisent inéluctablement à l’agression ». Comprendre, c’est (souvent) excuser…
16:05 Publié dans Actualité et langue française, Franglais et incorrections diverses | Lien permanent | Commentaires (0)
14/11/2016
"La porte étroite" (André Gide) : critique II
On est loin du romanesque – ou alors c’est du roman psychologique – on est loin aussi d’un livre de souvenirs… c’est une œuvre classique, par son style aussi bien que par son thème : les tourments croisés de l’amour terrestre et de la foi religieuse. Et l’on pense à la « Symphonie pastorale » du même Gide (pour qui « La porte étroite » était le pendant de son « Immoraliste »), au « Lys dans la vallée » de Balzac, voire aux tragédies du XVIIème siècle et aux romans de Mme de La Fayette. Amateurs d’actions, de mystères, de rebondissements, et même de poésie, s’abstenir.
Ces « tempêtes sous un crâne » et même sous deux crânes, paraîtront bien désuètes et ne passionneront sans doute guère nombre de lecteurs d’aujourd’hui. C’était une époque où les jeunes filles cousaient et brodaient docilement au salon, se lassaient de fiançailles trop longues (si elles sont courtes, « cela permet de faire comprendre – oh ! discrètement – qu’il n’est plus nécessaire de chercher pour elles »), où l’on se fiançait ou plutôt où l’on était fiancé souvent sans pouvoir donner son avis, où correspondance et rapports entre les jeunes gens n’étaient acceptés que dans cette situation. Et, à cette époque, certains jeunes, exaltés, s’interdisaient le bonheur qui semblait à portée de leurs mains et semblaient s’adonner à ce que l’on appellerait aujourd’hui du masochisme, au nom de sentiments élevés et d’une haute exigence spirituelle. Tandis que d’autres, dociles, se soumettaient à la dictature des convenances et de la bonne éducation, refoulant leurs passions et leurs aspirations profondes. Ridicule, tout cela ? Peut-être. Dépassé ? sans aucun doute. Mais peut-on se réjouir de l’impatience, de la légèreté, de l’égoïsme modernes, à l’œuvre dans les mêmes circonstances ?
L’écriture classique et fluide de Gide n’exclut pas quelques bizarreries, comme par exemple cette phrase page 49 : « Déjà la plupart des champs étaient vides, où la vue plus inespérément s’étendait »… On peut dire à cette occasion que Gide était un passionné des adverbes. Ainsi, page 54 : « Et je me remémorais inquiètement nos paroles » et page 63 : « Elle était au fond du verger, cueillant au pied d’un mur les premiers chrysanthèmes qui mêlaient leur parfum à celui des feuilles mortes de la hêtraie. L’air était saturé d’automne. Le soleil ne tiédissait plus qu’à peine les espaliers, mais le ciel était orientalement pur », et encore page 65 : « Mais le sourire qui l’illuminait restait si sereinement beau… », page 73 « mes mains qu’elle pressa pathétiquement dans les siennes » et « Hum ? fit ma tante interrogativement »...
Rien que dans la moitié de la page 75, je trouve : précisément, tristement, clairement, doucement. La page 81 nous assène : fixement, confusément, violemment et immensément. À la page 82, c’est hostilement, anxieusement, furieusement. « Tout me paraît dérisoirement provisoire » (page 111). « Alissa était déplaisamment colorée » (page 116). Et encore « incurablement » (page 121). Mais, à vrai dire, ce qui surprend, c’est sa propension à inventer des adverbes comme « inquiètement » ou peut-être à en utiliser de peu connus.
Pour le reste la langue est belle et sure, usant de toutes les possibilités d’enchevêtrement et de circonvolution des phrases : « Il me plaisait que cette habitude quasi monacale me préservât d’un monde qui, du reste, m’attirait peu et qu’il m’eût suffi qu’Alissa pût craindre pour m’en apparaître haïssable aussitôt » (page 66). « Je ne pus retenir ma plainte, montrant du deuil de quel bonheur mon malheur d’aujourd’hui se formait » (page 141).
André Gide mène son récit vers son implacable dénouement avec virtuosité et on le quitte la gorge nouée.
Au terme de ce billet, je m’étonne d’avoir consacré autant de lignes à un récit lu cet été et que j’ai dû relire pour en retrouver mes impressions initiales. Je ne dirai rien de plus de ses rebondissements, des états d’âme de ses protagonistes ni bien sûr de son épilogue. « La porte étroite » traite avec subtilité et élégance des passions humaines éternelles et témoigne d’une époque révolue où l’on ne lésinait pas sur les principes (en tous cas, la trame du roman tourne autour d’eux, ceux de la société bourgeoise européenne de la fin du XIXème siècle, à l’exception près de l’infidélité de la sensuelle tante Lucile). Et ses personnages sont loin d’être ridicules ou antipathiques ; même si l’on ne comprend plus leurs choix, on les respecte, à un siècle de distance, et l’on n’est pas loin de les admirer, par comparaison.
« Elle passa ses mains sur son visage et il me parut qu’elle pleurait…
Une servante entra, qui apportait la lampe ».
07:30 Publié dans Écrivains, Gide André, Littérature, Livre, Roman | Lien permanent | Commentaires (0)