05/10/2017
"L'enfant noir" (Camara Laye) : critique II
Laye connaît la concordance des modes et des temps : « Jusqu’ici ma grand-mère avait toujours exigé que je passasse la fête chez elle, à Tindikan » (page 84). « Mais c’était une conquête très lente, presque désespérée, si lente et si désespérée qu’il arrivait que le train dépassât à peine le pas d’homme » (page 136). Sa langue n’est pas foisonnante, inventive, lyrique comme celle de Ahmadou Kourouma ; elle est classique, rigoureuse, précise : « De la porte de la concession, je les avais regardé passer, avec leur cortège de griots, de balaphoniers et de guitaristes, de sonneurs de tambour et de tam-tam » (page 85). Ce qui n’exclut pas la poésie ni l’émotion : « À la nuit tombée, la presqu’ile de Conakry se découvrit, vivement illuminée. Je l’aperçus de loin comme une grande fleur claire posée sur les flots ; sa tige la retenait au rivage. L’eau à l’entour luisait doucement, luisait comme le ciel ; mais le ciel n’a pas ce frémissement ! Presque tout de suite, la fleur se mit à grandir, et l’eau recula, l’eau un moment encore se maintint des deux côtés de la tige, puis disparut » (pages 137-138).
Comme dans « Les soleils des Indépendances », on est ici chez les Malinké. Et l’islam est omniprésent mais discret.
Quand l’écolier part en train rejoindre son établissement technique à Conakry, il traverse des régions aux dialectes différents : le peul d’abord, puis le soussou, qu’il ne maîtrise aucunement (contrairement au malinké). Et par certains deux langues sont pratiquées à égalité : le français et l’arabe (en l’occurrence pour lire le Coran dans le texte).
L’amitié – ou l’amour innocent – pour Marie est le sujet de quelques-unes des plus belles pages du roman. « C’est que je n’étais pas le seul à aimer Marie, bien que je fusse seul peut-être à l’aimer avec cette innocence : au vrai, tous mes compagnons aimaient Marie ! Quand las d’écouter des disques, las de danser et nos devoirs terminés, nous partions nous promener et que je prenais Marie sur le cadre de ma bicyclette, les jeunes gars de Conakry et plus spécialement mes compagnons d’école et les collégiens de Camille Guy nous regardaient passer avec des regards d’envie. Tous eussent voulu avoir Marie pour compagne de promenade, mais Marie n’avait point d’yeux pour eux, elle n’en avait que pour moi. Je ne me le rappelle pas par vantardise, encore qu’à l’époque je fusse assez fiérot de ma chance ; non, je m’en souviens avec une poignante douceur, je m’en souviens et j’y rêve, j’y rêve avec une mélancolie inexprimable, parce qu’il y eut là un moment de ma jeunesse, un dernier et fragile moment où ma jeunesse s’embrasait d’un feu que je ne devais plus retrouver et qui, maintenant, a le charme doux-amer des choses à jamais enfuies ». Et plus loin : « Car Marie aussi n’aimait rien tant que de s’asseoir ici et de regarder la mer, de la regarder jusqu’à n’en pouvoir plus » (page 155). Suit une très belle description des impressions ressenties par les deux jeunes gens devant le spectacle de la mer, que je vous laisse découvrir. « Personne n’a jamais été si proche de mon cœur que Marie, personne ne vivait dans mon cœur comme Marie » (page 157). Superbes pages…
Au total, ce livre bien écrit et chaleureux est un témoignage touchant sur la vie d’un enfant de la Haute-Guinée dans les années 40, qui mêle respect des traditions et des croyances, travail et surtout une incroyable solidarité entre les êtres.
« (…) Nous prenons tous un jour ce chemin qui n’est pas plus effrayant que l’autre… L’autre ?... L’autre, oui : le chemin de la vie, celui que nous abordons en naissant, et qui n’est jamais que le chemin momentané de notre exil… (page 170).
07:30 Publié dans Écrivains, Laye Camara, Littérature, Livre, Roman | Lien permanent | Commentaires (0)
02/10/2017
"L'enfant noir" (Camara Laye) : critique I
Cet été 2017, j’ai lu six ou sept livres, très variés. Parmi eux, « L’enfant noir » (Plon, 1953) de l’écrivain guinéen Camara Laye. Cette autobiographie était citée plusieurs fois dans le panorama de la littérature africaine brossé par Alain Mabanckou dans son cours au Collège de France. Il signale que ce livre, description d’un pays idyllique et tourné sur ses traditions, a été critiqué au motif qu’il fallait, à la fin de la période coloniale, critiquer l’Homme blanc et se concentrer sur le général et non sur l’histoire individuelle. Il le prend comme exemple par ailleurs à propos de la photo de couverture : un enfant ougandais sur une route (plus vendeur) pour la réédition préfacée par A. Mabanckou lui-même, alors que sur l’édition originelle, le titre était en blanc sur un fond noir – chez Pocket, c’est ni l’un ni l’autre : un jeune Noir photographié de près, avec sa veste ocre.
Autant le titre me semble mal choisi (aujourd’hui on aurait sans doute dit : « Une enfance noire »…), autant le propos est poétique, émouvant, chaleureux (et même plein de bons sentiments et d’amitié). Ce petit livre (180 pages chez Pocket) commence par les jeux d’un enfant près de la case de sa mère et s’arrête au moment où Camara prend l’avion pour la France. Sa petite amie, Marie, pleurait…
Cet épilogue fait dire à A. Mabanckou que « L’enfant noir », comme 99 % de la littérature africaine, écrits à l’extérieur du continent, est un roman de mobilité (vers l’Europe en l’occurrence).
Voici donc quelques extraits de ce livre. Et d’abord une curieuse expression : « Après quoi on le laissa aller avec sa courte honte et son derrière en feu » (page 78). D’où vient donc cette expression « avec sa courte honte » que je n’avais rencontrée qu’une seule fois auparavant, dans l’avant-propos d’une thèse d’État en traitement du signal ? Voici ce qu’en dit le Dictionnaire Littré sur internet :
Courte honte : refus, affront, insuccès. Il en a eu la courte honte.
« Qu'il serait pris ainsi qu'au trébuchet Et s'enfuirait avec sa courte honte » [La Fontaine, Confid.]. L'explication de cette locution paraît être : une honte avec laquelle on demeure court, on est arrêté court.
Et le Wiktionnaire écrit : Insuccès
- « Pour laisser le marquis avec sa courte honte »
(Hauteroche, Bourg. de qual., III, 1)
- « Tu me vois avec ma courte honte »
(Thomas Corneille, D. Bertr. de Cigarral, IV, 2)
- « Le chat court, mais trop tard, et bien loin de son compte,
N’eut ni lard ni souris, n’eut que sa courte honte »
(La Motte, Fabl., IV, 8)
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28/09/2017
"Ça ne peut plus durer" (Joseph Connolly) : critique II
Jubilatoire, je vous disais, mais pas uniquement.
Car il y a au moins deux autres niveaux de lecture dans ce livre apparemment fait pour les vacances au Portugal. Il y a la construction elle-même : imparable ! Cette soirée fatale au couple que Jeremy forme avec Anne va déclencher une cascade de catastrophes (relationnelles) en retour ; ça va partir dans tous les sens pour Nan, Jake, Susie, Sammy, Hugo et j’en passe : ruptures, vaisselle cassée (et pas toujours sur le sol…), beuveries, réconciliations provisoires… La déflagration est nucléaire. Mais l’univers dans Joseph Connolly n’est pas en expansion perpétuelle : il trouve le moyen « de revenir au thème » comme dans les improvisations de Pink Floyd, et l’événement probablement imaginaire à l’origine du divorce de Jeremy va finalement se produire vraiment au moment où il retrouve Anne, désespérée par le cynisme, la goujaterie et le machisme du patron (Max, qui ressemble à l’éditeur de Belmondo dans « le Magnifique »). Du grand art !
Et ce n’est pas tout. Au risque d’attirer un sourire d’incrédulité sur le visage de mes lecteurs, je ne crains pas d’affirmer qu’il y a un troisième angle sous lequel apprécier ce livre, plus profond à ce titre que « Vacances anglaises » : l’observation très fine des mœurs de la bourgeoisie aisée, des rapports humains, des difficultés de communication entre les hommes et les femmes, et même un brin de philosophie comme quand l’un des personnages se dit que, quand il n’est pas quelque part, ce quelque part n’existe pas… On pourrait ajouter : « quelque part… » !
Voici un extrait de cette eau : « Je ne sais pas si vous êtes déjà sorti avec ce genre de fille – ça n’a rien d’agréable, je peux vous le dire. Elles sont, oh, comment expliquer ça… ? Elles sont avec vous, ouais – mais jamais vraiment ? Vous voyez ? Je veux dire, vous êtes là tant que vous êtes là, mais tout peut arriver, n’importe quand, parce qu’elles passent leur temps à regarder par-dessus leur épaule. Et quelquefois – dans une soirée par exemple – par-dessus la vôtre » (page 170). Moi, ça me fait penser à quelqu’un de précis.
Il y a les considérations sur les pubs, sur les buveurs de bière qui passent plus de temps à en parler qu’à la boire et sur la façon dont les classes populaires considèrent, par exemple, la libération des mœurs, le changement des unités de mesure, l’ordinateur et la messagerie électronique et même la littérature. Reg, le chauffeur de taxi, parle de « L’amant de Lady Chatterley » : « Je peux vous dire – de votre vie, jamais vous ne pourrez lire une pareille somme de foutaises, quelque chose d’aussi ennuyeux, d’aussi pénible ; je ne comprends absolument pas pourquoi tout le monde faisait un tel foin autour de ça, ni aucun d’entre nous, d’ailleurs (…) Denny m’avait marqué ce qui était théoriquement les meilleurs passages, et je les avais clipsés sur la planchette à l’avant de ma mob. De sorte que, au lieu de réfléchir au meilleur trajet pour Mansion House ou Guildhall, je me disais Mais bon Dieu, quand est-ce que cette pauvre cloche va enfin se décider à s’envoyer en l’air, hein ? Effarant que la mob et moi n’ayons pas fini en purée » (page 292).
Une quinzaine d’années avant le Brexit, il fulmine contre le changement supposé de la devise ancestrale : « Parce que dieux du ciel – les livres, elles sont bonnes pour l’abattoir, vous savez – et je vais me retrouver à devoir me dépatouiller avec des écrus ou je ne sais quelle autre imbécillité que les Boches sont en train de nous imposer mine de rien, à nous, pauvres Anglais » (page 293).
Donc au total, sauf si vous détestez les histoires un peu lestes, le langage un peu cru et l’étalage des turpitudes de vos contemporains, précipitez-vous sur ce livre et régalez-vous !
Quant à moi, il me reste à lire le quatrième opus, paru en 2001, « SOS »…
07:30 Publié dans Connolly Joseph, Écrivains, Littérature, Livre, Roman | Lien permanent | Commentaires (0)