05/05/2015
Passion arabe, chronique des années 2011-2013
Gilles Kepel est connu par ses interventions à la télévision en tant qu'expert de la géopolitique des pays arabes, du Maghreb au Moyen-Orient.
De 2011 à 2013, à partir des "révolutions" populaires que l'on a appelées le "Printemps arabe", il a multiplié les visites dans les pays concernés : Égypte, Tunisie, Libye, mais aussi Israël et l'Arabie Saoudite, et d'autres.
Arabophone, comprenant apparemment certains dialectes, il a rencontré nombre de responsables, politiques, associatifs ou religieux.
Cela a fourni la matière de son livre "Passion arabe", dont je vous ai donné plusieurs extraits dans des billets précédents.
Son Journal est passionnant d'abord parce qu'il éclaire l'actualité récente, vue des acteurs et spectateurs et non plus des Occidentaux que nous sommes ; on apprend beaucoup de choses sur l'envers des événements que la télévision nous a montrés : la chute de Kadhafi, l'ascension d'Ennahrdha, les Frères musulmans, l'influence des Saoudiens...
Également parce que Gilles Kepel ne juge pas, ne prend pas parti, tout en retranscrivant des propos que manifestement il n'approuve pas.
Et enfin parce que les questions de langue l'intéressent et qu'il y voit la manifestation des évolutions du pouvoir et des peuples : l'arabe bien sûr, avec ses différentes variantes régionales, mais aussi le français, qui perdure malgré l'arabisation, et le berbère, antérieur aux deux précédentes.
Pour qui s'intéresse au destin du Maghreb et du Moyen-Orient, qui s'interroge le développement du salafisme, qui veut comprendre les différences de conviction ou de stratégie entre les mouvements islamistes, et qui, in fine, craint l'importation de ces conflits dans les démocraties occidentales, ce livre bien écrit (malgré quelques formules syntaxiques étranges et un vocabulaire qui demande parfois le recours au dictionnaire) est à lire. Et il se lit bien.
Il est accompagné de deux volumes beaucoup moins épais : "Passion française" (enquête dans les banlieues) et "Passion en Kabylie", le tout chez Gallimard, en 2013.
Voici ce que dit de lui Wikipedia :
Il est diplômé d'arabe et de philosophie, il a deux doctorats, en sociologie et en science politique. Il a aussi enseigné à la New York University en 1994, à l'université Columbia, également à New York, en 1995 et 1996, et comme titulaire de la chaire Philippe Roman (professor of History and International Relations) à la London School of Economics en 2009-2010.
Auteur de nombreux ouvrages, depuis son premier livre Le Prophète et Pharaon : les mouvements islamistes dans l'Égypte contemporaine, paru en 1984, ses publications sont traduites dans le monde entier.
Dans son ouvrage Jihad (2000), il étudie le développement de l'islam politique, et considère que sa radicalisation est un signe de déclin plutôt que de montée en puissance. Il maintient sa thèse dans la mise à jour après les attentats du 11 septembre 2001, et la poursuit en 2004 avec Fitna, dans lequel il présente l'islamisme comme une forme de guerre civile au cœur de l'islam.
Il collabore régulièrement au Monde, au New York Times, à La Repubblica, El País et à plusieurs médias arabes.
Depuis janvier 2012, Gilles Kepel tient une chronique le jeudi matin sur la radio France Culture intitulée Le monde selon Gilles Kepel consacrée au monde arabe contemporain après les révolutions et bouleversements de l'année 2011.
Il est membre du haut conseil de l'Institut du monde arabe et directeur des études au programme sur le Koweït (Kuwait Program) à l'IEP.
En mars 2012, il est nommé pour deux ans au Conseil économique, social et environnemental dans la section du travail et de l'emploi en qualité de personnalité associée.
10:20 Publié dans Actualité et langue française | Lien permanent | Commentaires (0)
04/05/2015
La littérature plus forte que la dictature
"Comme tous les totalitarismes, gourmands de salmigondis idéologique, celui-ci (le régime du Colonel Kadhafi) avait altéré non seulement le langage, en le farcissant de termes qui accompagnaient son emprise sur les esprits (et en interdisant les langues étrangères, vecteurs de liberté, au prétexte d'anti-impérialisme et de nationalisme arabe exacerbé), mais également en bouleversant le calendrier. Le comput kadhafiste commençait à la date du décès de Mahomet, en 632 (et non avec l'hégire du prophète de la Mecque à Médine, dix ans plus tôt) et il comportait des années solaires, alors que les mois hégiriens sont lunaires".
…
"Il en va de même de la langue arabe : par-delà la dictature grammaticale du "Guide", son pourchas délirant des idiomes étrangers, de l'amazigh ou des dialectes, la civilisation arabe, dans l'épaisseur historique de sa littérature, a servi de refuge face aux slogans superficiels destinés à mobiliser les masses abêties. Dans ce pays où le système éducatif a été ravagé, des gens modestes s'expriment avec élégance, citent la poésie classique et témoignent d'une connaissance du patrimoine littéraire à faire pâlir les ressortissants d'autres États arabes bien mieux dotés en institutions culturelles".
(Extrait de "Passion arabe" de Gilles Kepel, Gallimard, 2013, chapitre Libye).
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03/05/2015
La langue pour se plaindre et obtenir justice, et la langue des dictateurs
"... et le comptoir d'embarquement résonne de violentes altercations entre passagers indignés et employés. Toutes les disputes suivent le même schéma : après quelques cris en dialecte, le client frustré recourt au français pour faire valoir ses droits bafoués - comme si le registre sémantique de cette langue garantissait un meilleur accès à la justice et à l'équité que le parler tunisien, vecteur ici des blocages, bakchichs et autres passe-droits. Et c'est en français également que les employés tancent in fine les passagers, leur reprochant leurs cris et leur comportement indigne d'un pays civilisé".
"Ce pays avait déifié la langue arabe au point d'interdire toute autre écriture dans l'espace public, sur les panneaux de signalisation routière comme sur les devantures des magasins. Au sommet de son délire, Kadhafi avait même exigé que les passeports des étrangers soient intégralement traduits en arabe pour y apposer un visa d'entrée libyen.
Aujourd'hui, les premières inscriptions que je vois (sans savoir les déchiffrer) sont rédigées en tifinagh, l'alphabet réinventé par les militants berbères au moment d'en fonder le nationalisme, dans les années 1960. Évoquant la graphie phénicienne, il a été recomposé à partir des écritures touarègues anciennes préservées par le climat sec du désert et l'éloignement des prédations arabes, à l'abri des sables.
Très peu d'Imazighen - les hommes libres, comme se nomment dans leur langue les berbères - sont capables d'en lire les glyphes. Mais leur affichage a valeur de revendication culturelle, surtout dans la Libye au sortir de l'arabisme exclusif du despote déchu".
(Extrait de "Passion arabe" de Gilles Kepel, Gallimard, 2013, chapitre Libye).
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