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19/10/2014

Point de vue d'un informaticien de haut vol (I)

Je vous ai déjà parlé de Bertrand Meyer. Chef d’un groupe d’études en informatique, il a fondé une revue francophone, « Techniques et sciences informatiques » (TSI), puis spécialisé en programmation par objets, il a dirigé une gazelle en Californie.

Il a écrit en 1984, un éditorial retentissant dans sa revue, intitulé « Sur quelques questions de langue », dans lequel il abonde dans le sens des points de vue développés dans ce bloque et dont le seul défaut, en vérité, est d’aborder tellement de sujets connexes, qu’il me serait difficile de les couvrir tous en un seul billet. C’est pour cette raison que je vais vous les présenter en plusieurs successifs.

Et d’abord, ses constats de rédacteur en chef d’une revue scientifique de haut niveau.

« On pourrait, avec des extraits d’articles soumis à TSI depuis trois ans, constituer un petit musée des horreurs et en publier le catalogue…

Nombre d’ingénieurs ou de chercheurs, dont certains sont au demeurant fort brillants, n’éprouvent tout simplement aucun goût pour les questions de langue. On les imagine, lycéens, remettant des copies propres à faire hurler leurs professeurs de français, mais qu’importe : ils étaient bons en maths. Comment s’étonner ensuite de recevoir des propositions d’articles bourrées de fautes d’orthographe et d’impropriétés, mal articulées, mal construites, sans introduction, sans conclusion ?

 

Les raisons ?

 

Il y a bien entendu la spécialisation du savoir moderne et la coupure introduite dès l’enseignement secondaire entre les littéraires et les scientifiques…

Un autre élément est une certaine désaffection pour la langue, participant d’un désenchantement général… curieuse pourtant à une époque de retour aux racines.

Les supports de communication modernes, radio et télévision (NDLR : en 1984, on ne parlait pas encore de textos ni d’internet…) doivent eux être mis en cause : non seulement ils privilégient la langue parlée, alors que l’écrit constituait avant eux le support essentiel de communication de masse… mais… l’audiovisuel favorise la vitesse au détriment de la profondeur, la formule-choc aux dépens de l’analyse équilibrée, le néologisme clinquant au lieu du terme éprouvé.

L’américanomanie ambiante joue aussi son rôle : il serait bien étonnant que les informaticiens fussent les seuls à parler un français non pollué à une époque où les sportifs ont pour commanditaires des sponsors et où le sigle de l’UCLA est l’un des plus populaires pour décorer les chemises des Parisiens. (NDLR : ça ne vous rappelle pas ma prof. de gym. ?) »

18/10/2014

L'informatique au chevet de la langue

On sait que l’informatique, née aux États-Unis pendant la deuxième guerre mondiale, a sa responsabilité dans la dégradation de la langue française :

§  d’abord parce que tout le vocabulaire, depuis bit jusque delete, batch ou dump, a été importé tel quel dans notre langue ;

§  ensuite parce que les Américains, même lors de la deuxième révolution informatique qu’a été internet dans les années 80, se sont bien gardé de permettre aux langues autres que l’anglais de s’écrire avec leurs caractères diacritiques (à, ç, etc. ; cf. les adresses mél.) ;

§  enfin, parce que nos informaticiens eux-mêmes, se sont montrés pour la plupart peu enclins à écrire dans la langue des Classiques ; ceux qui n’ont jamais lu une notice ou un manuel écrit par un développeur ne peuvent pas percevoir totalement l’ampleur du problème (et encore, quand ils écrivent…) ; n’est pas Bertrand Meyer qui veut…

Cela étant, l’outil informatique existe et il est d’une redoutable efficacité pour manipuler des nombres ou des mots. L’informatique linguistique permet ainsi de mesurer des fréquences dans la langue ; par exemple, combien de mots en « on » redoublent-ils le « n » final ou combien y a-t-il de mots avec « ù » en français ?

 

Je vous avais signalé, dans les chapitres sur la réforme de l’orthographe de 1990, que les Académiciens s’étaient appuyés sur de telles mesures pour proposer certaines régularisations.

Voici des éléments plus précis tirés d’un article de Maurice Gross dans la revue « Pour la science » (n°139 de mai 1989). Son laboratoire de Paris VII a compilé un dictionnaire électronique de 60000 entrées, qui avec les conjugaisons donne plus de 500000 formes du français.

 

« ù » ne s’emploie que dans le mot «  » (et permet de le distinguer de la conjonction « ou ») ; c’est très utile mais cela fait quand même cher (un caractère supplémentaire dans l’alphabet et éventuellement une touche supplémentaire sur nos claviers) pour uniquement un mot ; et c’est moi qui vous le dis !

« à » n’est utilisé que dans sept mots : à, , déjà, deçà, delà, holà et voilà

On écrit cela mais celui-là… ce n’est pas très cohérent, avouons-le.

 

L’accent circonflexe permet de distinguer « du » (contraction de « de le ») et « dû » (du verbe devoir). Comme « due » ne risque pas d’être ambigu, on l’écrit sans accent ; logique. Mais le français n’a pas distingué le substantif le dû et le participe passé dû. Et comme « tu » est également ambigu (« tu ne t’es pas tu »), on aurait pu écrire le participe passé de taire : « tû » ! A contrario, « dûment » et « indûment » ne sont pas ambigus mais prennent l’accent…

 

Les spécialistes de l’informatique linguistique, notant qu’il y a dans une langue naturelle, des dizaines de milliers de mots qui sont ambigus (le mot « raison » a trente acceptions différentes, par exemple), considèrent qu’il n’y avait pas lieu de privilégier quelques cas (à, dû…) dans la masse immense du vocabulaire. Mais c’est l’histoire du français…

 

L’informatique a permis au laboratoire d’évaluer par exemple l’effet de la suppression des voyelles… Pour les mots suffisamment longs, il y a souvent correspondance unique entre le mot et son squelette sans voyelle, ce qui fait qu’il est reconnaissable.

Le laboratoire du CNRS a également étudié la suppression des accents, auxquels nous sommes si attachés dans ce blogue. Que se passerait-il, donc, si nous nous mettions à écrire comme certains avec les majuscules non accentuées ? Sur les 500000 formes répertoriées dans le dictionnaire électronique, il apparaît 50000 ambiguïtés nouvelles (ainsi « mange » et « mangé » deviendraient-ils tous les deux « MANGE »). Certaines ambiguïtés seraient difficiles à lever, d’autres moins : par exemple, « MANGES » (qui représenterait à la fois « manges » et « mangés »), étant obligatoirement accompagné de « tu » ou de « toi », ne donnerait pas trop de difficulté.

Moins radicale, une étude a évalué l’impact d’une réduction des accents à un seul (que l’on écrirait alors « ¯ » ou « ı ») : seules 50 ambiguïtés nouvelles seraient introduites ! C’est peu, reconnaissons-le, mais l’Académie n’a pas osé aller jusque là.

 

Le laboratoire a identifié, par ailleurs, 300 situations dans lesquelles la même graphie se prononce de différentes façons : par exemple, « ti » se prononcent dans cinq verbes comme dans « initier » et dans cinq autres verbes comme « châtier ». Et il existe 44 mots comme « partie » et 57 mots comme « inertie ».

Il est donc capable d’évaluer la perte d’information qui serait occasionnée par la disparition de certaines lettres redondantes ou de certains signes diacritiques, ce qui contribue à dépassionner le débat, même si « l’orthographe est le visage des mots ».

Et Maurice Gross de conclure son article de 1989 : « Nul amant n’accepte sans émoi qu’un esthète chirurgien prétende à changer le visage de l’aimée… Mais, après coup (NDLR : de bistouri…), tout le monde s’en trouve bien et même y découvre les charmes d’un amour rénové ».

17/10/2014

Le piano et les loups d'Hélène

Dans une brocante, j’avais déniché un livre quasiment neuf, avec sur sa jaquette un beau visage (féminin) aux yeux bleus ; son titre, également, m’avait accroché : « Leçons particulières », au sens, j’imagine, de « leçons de piano », puisque l’auteur (l’Assemblée nationale et les bobos écriraient « l’auteure ») en est Hélène Grimaud, ex-enfant prodige du piano et concertiste réputée.

C’est un livre assez récent (2005), dans lequel elle raconte sa sortie d’un « coup de déprime ».

J’ouvre le livre et je commence à lire.

Quelques premières formules sont alléchantes : « Dans le carré de ma fenêtre, le ciel était en fleurs et pétillait d’étoiles ».

En bas de la première page, qui est la page 11 en l’occurrence, je lis : « Je me suis souvenue qu’enfant j’avais tailladé le tronc d’un chêne… ». Pour l’accord du participe passé (souvenue), il a fallu que je vérifie dans le Bescherelle ; Hélène a raison, « se souvenir » étant un verbe « essentiellement pronominal », il se conjugue avec l’auxiliaire être et son participe passé s’accorde avec le sujet [seule exception : s’arroger].

Ensuite elle écrit : « toute interrogation sur la musique avait une réponse : non pas dans le regret du passé, mais dans la création de l’avenir ». Je n’ai rien compris à cette phrase sur le fond mais elle m’a bien plu car Hélène emploie, comme il se doit, les mots « le passé » et « l’avenir », et non pas « le futur » comme tant de journaleux gangrenés par le future anglais.

Dans l’absolu, j’aurais préféré qu’elle n’employât pas de « , » avant « mais », comme il se doit avec la fameuse série « Mais où et donc Or-ni-car »…

 

Ça s’est dégradé quand elle a parlé d’un « agenda » pour évoquer l’enchaînement infernal de ses concerts. Pour moi, un agenda est, en français, un calepin dans lequel on note ses rendez-vous quand on n’y préfère pas un téléphone mobile. L’Agenda 21, c’est du franglais.

 

Page 18, elle oublie la concordance des temps et des modes : « parce que je pressentais que là… je ressaisirai ce sens profond qui m’échappait… ». Il eût fallu écrire : « je ressaisirais »…

 

Et plus loin : « L’Afrique avait dû être dessinée par un séraphin greffier, attentif à noter le story-board de la Genèse ». Story-board sans italiques…

Et le « bocal à hot dogs », « qu’on arrosait de ces grands mugs de café aqueux et tiède », « le serveur… portait deux cheese-cakes… » et encore « Alawa, ma louve absolue », « il a en charge la protection du tigre de Sibérie… ».

 

J’en suis à la page 24 et déjà j’ai du mal…

 

« Je ne vois pas pourquoi j’irai chercher les ennuis » ; j’aurais écrit « j’irais chercher… » (page 132).

« un lac dont la fortune des résidants… » ; j’aurais écrit « des résidents » (page 134).

« pourquoi toute cette haine autour de nous ? cette mauvaiseté ? » ; tiens un nouveau mot… (page 137). Mon Hachette n’en parle pas…

« Ce qui fait signe en direction d’un manque… » ; cette formule me fait trop penser au snob « cela fait sens » décalqué de l’américain, pour qu’il trouve grâce à mes yeux (page 138).

Mais, page 183, elle adopte l’orthographe rectifiée de 1999 : « le modelé de son visage fut dissout dans l’ombre ».

Vous allez me dire : « Elle ne fait qu’écrire la langue de chez nous et, en plus, elle est souvent à Washington et à New-York ».

Certes mais toutes ces années de Conservatoire pour cela ?

 

Et son style, qu’en dire ?

Il n’est pas quelconque ; il est agréable à lire, inventif, varié, bien que souvent abscons et chargé de figures excessives. En voici quelques exemples :

« L’amour est un oubli qui se souvient »… je ne sais pas pourquoi, cela me fait penser à un poème de Léonard Cohen : « A kite is a victim you are sure of ».

« l’oubli une mémoire qui, d’avoir été en rapport avec l’éternité, laisse une trace ». Comprenne qui pourra !

« l’art dit ce que les mots, qui ne savent pas tout ce qui est, qui ne savent pas étreindre parfaitement ce que les êtres éprouvent au plus intime de leur cœur, ne peuvent pas toujours exprimer ».

Elle force un peu parfois sur les figures de style : « comme si d’être une femme m’obligeait à répudier les notes pour les noces, et d’être musicienne la plume pour le piano ».

« Dans le Nord extrême, sous le soleil, les vents poudrent l’air d’effervescence lumineuse et ardente. Au sud, par sirocco, il tend sur les têtes un grand dais de gaze blanche et continue, ondulant d’un horizon à l’autre. À l’est il est bleu à gueules d’argent et verdit l’azur de sève et de soie. À l’ouest, sur les côtes, par grandes bourrasques, il ratisse les nues comme le jardinier les feuilles d’automne, etc. ». Vous avez reconnu Hambourg, sans doute.

 

Enfin, le fond : quel livre Hélène Grimaud a-t-elle voulu écrire ?

C’est manifestement, suite à une crise, un ras-le-bol, une dépression, une réflexion sur les grands thèmes de la vie ; c’est une quête de sens, qu’elle a organisé comme un voyage (en Italie), avec des rencontres plus ou moins allégoriques : le Professeur (qui lui donne une boîte à musique à remettre à un jeune homme à Hambourg), Béatrice (c’est Dante ou Pétrarque, je ne sais plus ?) et l’Inconnu et le Collectionneur. Il y a du Paulo Coelho chez Hélène, ce n’est pas ma tasse de thé…

Cela se veut philosophique, initiatique, métaphorique… j’y perds quant à moi mes derniers mots de latin. C’est l’histoire d’une renaissance.

 

Arrivé sans peine ni ennui à la dernière page de ces Leçons particulières, pas particulièrement originales mais bien construites et bien écrites, et qui se terminent bien, je me dis que l’auteur est sympathique et sa philosophie positive, généreuse, œcuménique. Ce n'est déjà pas si mal.