04/09/2015
Dis-moi quel jargon tu parles, je te dirai qui tu es
Un article datant de deux ans (septembre-octobre 2013) dans la revue interne d'un grand groupe industriel de l'énergie a attiré mon attention : il concerne le jargon d'entreprise.
En voici quelques extraits : "L'entreprise parle une langue à part. Une façon de manifester son identité et son savoir-faire, tout en facilitant les échanges entre salariés. mais une dérive touche l'ensemble des métiers et des niveaux hiérarchiques : la propagation d'expressions obscures, alambiquées et souvent vides de sens, qui paralysent les non-initiés".
"Pour beaucoup de collègues, notre terminologie est ancrée dans les comportements, et peu importe qu'elle paraisse indigeste vu de l'extérieur".
"La Maison de l'outil et de la pensée ouvrière de Troyes montre que, dès le Moyen-Âge, chaque corporation d'artisans avait son propre jargon. En clair, les mots font partie des outils et des codes par lesquels chaque métier exprime son identité propre. Et le fait d'emprunter le discours attaché à sa spécialité professionnelle ne fait que perpétuer une tradition. Cependant l'apparition de grandes entreprises employant plusieurs centaines ou milliers de personnes a contribué à l'avènement d'une nouvelle couche langagière".
"Le parler de l'entreprise fonctionne comme un véritable ciment entre les différents métiers du Groupe". "De ce lien naît une véritable culture à part entière".
"Partager un vocabulaire constitué pour partie d'acronymes permet aussi de dialoguer et de se comprendre beaucoup plus vite".
Mais "… se dissimule parfois une démarche plus ou moins consciente d'exclusion. Pour s'adapter à un environnement lexical qui ne fait l'objet d'aucun mode d'emploi, les nouvelles recrues, les stagiaires et parfois même les clients, doivent fournir un effort. À l'obligation de mémoriser quantité de nouveaux termes s'ajoutent des risques de confusion".
Pour certains, "Il n'y a pas de meilleur apprentissage que l'immersion au sein des équipes et le compagnonnage exercé spontanément par les collègues".
Pour d'autres, il faut absolument créer et enrichir de véritables "lexiques internes" (acronymes, noms de directions et de départements, vocabulaire fonctionnel, nom de baptême des projets informatiques…).
Le Groupe constitue ainsi progressivement un abécédaire pédagogique et ludique qui complète le livret d'accueil.
"Expliciter la signification immédiate du vocabulaire de l'entreprise afin de le rendre accessible au plus grand nombre est une chose. Lutter contre la jargonite outrancière et les effets de mode en est une autre… Une charte sémantique pourrait inviter chacun à s'exprimer avec des mots simples, courants et compréhensibles par tous… C'est à travers une démarche d'exemplarité que l'on réussira à modifier les habitudes".
Ce blogue ne dit pas autre chose depuis plus d'un an !
Exemples de dérives citées dans l'article : wording, ASAP, REX, process, B to B, débriefer, brainstorming...
La situation, surtout vis-à-vis des clients, a été jugée suffisamment préoccupante pour que le Groupe confie à un institut de sondage la mission d'évaluer son impact sur l'image de l'entreprise. Les axes de progression détectés sont l'explication des raisons de l'augmentation des tarifs, un supplément de disponibilité pour apporter des réponses claires et la sécurité de installations.
03/09/2015
Irritations XIX : dans les rubriques "Société" de la Presse de l'été
Entendu à la radio : "Ce film est devenu complètement culte". Le substantif "culte" déjà accolé frauduleusement à "film" dans l'expression "branchée" : "film-culte", est ainsi employé comme un adjectif...
Naturellement les journalistes ont baptisé d'un nom franglais l'évolution (inquiétante pour les métiers traditionnels) permise par internet et par les bases de données connectées : "l'ubérisation"...
Donnant la parole au patron de Facebook-France le 1er septembre 2015, l'insupportable Léa Salamé avait plein la bouche du vocabulaire à la mode autour des réseaux dits sociaux : "On like dans Facebook".
Le 24 juillet 2015, Marianne se lâchait complètement dans l'un de ses marronniers de l'été : "Famille Milliardaires low cost" (il n'y a pas de "s" à Famille à cause de la référence au jeu des sept familles, je suppose). Florilège du vocabulaire censément accrocheur de l'article de Valérie Hénau : "le marketing de la décote VIP", "elle adule les rich and famous", "le storytelling d'un quotidien", "la mise en ligne de son braggie - selfie destiné à faire bisquer les copains, de to bras -, le mauvais restau avec people, la win et la niaque, jeunes femmes (on dit it-girls), la grand-mère all-inclusive, une grande fan des resorts, le fils yuccie (young urban créatives), normcore, un vélo vintage, ses dehors chipos, le père share, une erreur de casting, ses ailes de jet-setteur, la reine des outlets chic, un magasin d'usine smart, booster son train de vie, pool party, jet set time, et bien sûr les happy few !
C'est tellement ridicule et irritant cette façon d'écrire pour attraper le bobo que ça en devient pitoyable ou alors c'est du second degré...
Allez, pour se refaire une santé, un coup d'œil dans le rétroviseur : suite à l'Académie de la Danse voulue et créée par Louis XIV, et qui a codifié la danse au XVIIème siècle, les écoles du monde entier emploient encore le vocabulaire français pour désigner les pas (entrechats, etc.), dixit Arte dans son émission sur le Roi-Soleil et les Arts (27 août 2015.
Ce qui illustre bien, une fois de plus, l'impact sur la langue d'une domination (militaire et culturelle comme celle de la France au XVIIème siècle ou en Algérie, ou économique comme celle des Américains aujourd'hui). À noter cependant que les jeunes Vietnamiens ne parlent plus ni français ni anglais...
07:00 Publié dans Actualité et langue française, Franglais et incorrections diverses | Lien permanent | Commentaires (0)
02/09/2015
Mes lectures de l'été 2015 (III) : L'été 76
J'ai déjà parlé longuement des livres "Ma bibliothèque" de Cécile Ladjali et de "Ce pays qu'on abat" de Natacha Polony et dit tout le bien que j'en pensais.
Mon avant-dernière lecture de l'été, c'était justement "L'été 76" de Benoît Duteurtre. Ici, la structure est "linéaire", c'est-à-dire que l'histoire - autobiographique - est racontée chronologiquement. Elle concerne une tranche de la vie de l'auteur (les années 1976 et 1977), pendant laquelle il est sorti de l'adolescence et a pris des options pour sa vie future (abandonner l'idée d'être médecin et se consacrer à la musique et au journalisme).
Le parcours de B. Duteurtre m'a touché parce qu'il passait ses vacances d'enfant dans les Vosges sur les hautes chaumes, révérait Jean Giono (Que ma joie demeure, Le chant du monde) et appréciait Jules Verne, Arsène Lupin, Boris Vian, puis Léo Ferré, Led Zeppelin et Pink Floyd. Tout(e) une époque !
Il y a trois thèmes essentiels dans son livre : sa découverte de la contestation (en l'occurrence gauchiste) à travers Hélène, cette jeune fille de deux ans son aînée, sa découverte de l'amour platonique (du moins pour Hélène car deux fins de phrases sibyllines à la fin du livre éveillent des doutes sur son goût inconditionnel pour les femmes) et la découverte de sa passion pour la musique, très éclectique en l'occurrence (de Debussy à Deep Purple).
Rien à dire sur son style d'écriture ; il est simple, correct, sans effets particuliers. J'ai noté l'orthographe de la phrase "quelqu'un… qui pourrait m'ouvrir tout grand les portes du succès" (page 74). Mon (fameux) résumé d'orthographe indique que "tout" s'accorde toujours devant une consonne (Voir mon billet du 18 juillet 2014 "Tout, tout est fini entre nous"). L'ennui, c'est que les adjectifs employés adverbialement, comme ici "grand" qui peut se lire "grandement" ou "largement" sont invariables (H. Berthet donne comme exemple "Des arbres haut perchés"). L'affaire est donc complexe. Mon intuition m'aurait néanmoins fait écrire "toutes grandes"… L'un de mes lecteurs a-t-il une opinion ? Ou alors j'écris à l'Académie !
Deux ou trois passages - hors narration - sont excellents : en premier lieu, l'analyse des 30 glorieuses et de la crise issue de la restriction du pétrole, et le sentiment que chacun a de vivre entre deux époques (tout le chapitre 7, page 64).
Au total, un livre agréable à lire, qui vaut surtout par son témoignage sur une époque et sur une tranche de vie d'un adolescent dont nous avons été proches, quelques années avant ou après, mais qui ne restera pas dans nos mémoires.
B. Duteurtre a écrit aussi "Le voyage en France" en 2001, qui a eu un certain retentissement. Une prochaine lecture ?
09:39 Publié dans Duteurtre Benoît, Écrivains, Littérature, Livre | Lien permanent | Commentaires (0)