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20/02/2017

"Les Misérables T1" (Victor Hugo) : critique VI

La deuxième partie du tome I a comme titre « Cosette » mais son livre premier s’appelle « Waterloo » et le récit bascule. Finie (provisoirement) l’histoire morale et un peu difficile à croire d’une rédemption et du martyre d’une enfant ; Hugo nous fait entrer sans crier gare dans la grande Histoire et dans une épopée qui l’a impressionné.

« C’est dans ce jardin, plus bas que le verger, que six voltigeurs du 1er léger, ayant pénétré là et n’en pouvant plus sortir, pris et traqués comme des ours dans leur fosse, acceptèrent le combat avec deux compagnies hanovriennes, dont une était armée de carabines. Les hanovriens bordaient ces balustres et tiraient d’en haut. Ces voltigeurs, ripostant d’en bas, six contre deux cents, intrépides, n’ayant pour abri que les groseilliers, mirent un quart d’heure à mourir.

On monte quelques marches, et du jardin, on passe dans le verger proprement dit. Là, dans ces quelques toises carrées, quinze cents hommes tombèrent en moins d’une heure. Le mur semble prêt à recommencer le combat. Les trente-huit meurtrières percées par les anglais à des hauteurs irrégulières, y sont encore. Devant la seizième sont couchées deux tombes anglaises en granit. Il n’y a de meurtriers qu’au mur sud ; l’attaque principale venait de là. Ce mur est caché au dehors par une grande haie vive ; les français arrivèrent, croyant n’avoir affaire qu’à la haie, la franchirent, et trouvèrent ce mur, obstacle et embuscade, les gardes anglaises derrière, les trente-huit meurtrières faisant feu à la fois, un orage de mitraille et de balles ; et la brigade Soye s’y brisa. Waterloo commença ainsi.

Le verger pourtant fur pris. On n’avait pas d’échelles, les ffrançais grimpèrent avec les ongles. On se battit corps à corps sous les arbres. Toute cette herbe a été mouillée de sang. Un bataillon de Nassau, sept cents hommes, fut foudroyé là. Au dehors le mur, contre lequel furent braquées les deux batteries de Kellermann, est rongé par la mitraille.

Ce verger est sensible comme un autre au mois de mai. Il a ses boutons d’or et ses pâquerettes, l’herbe y est haute, des chevaux de charrues y paissent, des cordes de crin où sèche du linge traversent les intervalles des arbres et font baisser la tête aux passants, on marche dans cette friche et le pied enfonce dans les trous de taupes. Au milieu de l’herbe on remarque un tronc déraciné, gisant, verdissant. Le major Blackman s’y est adossé pour expirer. Sous un grand arbre voisin est tombé le général allemand Duplat, d’une famille française réfugiée à la révocation de l’édit de Nantes. Tout à côté se penche un vieux pommier malade pansé avec un bandage de paille et de terre glaise. Presque tous les pommiers tombent de vieillesse. Il n’y en a pas un qui n’ait sa balle ou son biscayen. Les squelettes d’arbres morts abondent dans ce verger. Les corbeaux volent dans les branches, au fond il y a un bois plein de violettes.

Bauduin tué, Foy blessé, l’incendie, le massacre, le carnage, un ruisseau fait de sang anglais, de sang allemand et de sang français, furieusement mêlés, un puits comblé de cadavres, le régiment de Nassau et le régiment de Brunswick détruits, vingt bataillons français, sur les quarante du corps de Reille, décimés, trois mille hommes, dans cette seule masure de Hougomont, sabrés, écharpés, égorgés, fusillés, brûlés ; et tout cela pour qu’aujourd’hui un paysan dise à un voyageur : Monsieur, donnez-moi trois francs ; si vous aimez, je vous expliquerai la chose de Waterloo ! » (pages 414 et 415).

Comment mieux décrire cette scène horrible, faite de bravoure, de folie meurtrière et de sacrifices inutiles ? Hugo mêle ses explications d’observateur à distance à ses impressions de voyageur dans un paysage désolé et calme, et avec quelle maestria ! Vocabulaire choisi, références historiques, rythme de la phrase, accumulation de qualificatifs, toutes les facettes de la langue sont mises à profit pour nous faire découvrir, pas à pas, comme avec une caméra, tous les recoins de ce décor assoupi qui vit tant d’hommes tomber. 

Après le terrain, la réflexion et l’analyse. Quelques dizaines de pages plus loin, Hugo se penche sur le mystère qui subsiste : « La bataille de Waterloo est une énigme » (page 458).

16/02/2017

Encore plus de publicité à la télévision ? Merci Bruxelles !

Il est fascinant – et effrayant – de voir comment une doxa économique mise au point (ou remise au goût du jour) dans les années 60, à savoir l’ultra-libéralisme, peut prospérer et continuer à envahir irrésistiblement notre cadre de vie et à modifier nos modes de vie, des dizaines d’années plus tard. Il est vrai que ce phénomène n’existe que parce que quelques milliers de personnes à travers le monde – soubresauts ou non, crises ou non, catastrophes écologiques ou non – l’entretiennent avec foi et fougue, la Commission européenne sise à Bruxelles n’étant pas la dernière militante envoûtée…

Il est probable que Milton Friedmann et son École de Chicago n’ont jamais envisagé un tel succès dans l’espace et dans le temps, qui s’apparente à une victoire « par KO » sur toute autre approche socio-économique (protection à la Bismarck en Allemagne, Conseil national de la résistance en France, État-providence, New Deal aux États-Unis, welfare state en Grande-Bretagne, etc.) depuis la chute du Mur de Berlin.

Il n’est que de lire, pourtant, le livre de Naomi Klein « La stratégie du choc – la montée d’un capitalisme du désastre » (2007) pour comprendre les dégâts à travers le monde, de ce mode d’organisation qui s’apparente à la liberté du renard dans le poulailler. On sort sonné de la lecture de cette volumineuse enquête peu citée, et pour cause… 

Télévision.jpgTrêve de généralités, venons-en aux faits, relatés dans Les Échos du 13 février 2017, sous la plume de Derek Perrotte.

La Commission européenne a proposé l’an dernier, dans le cadre de la révision de la directive sur les services de médias audiovisuels, un texte sur la publicité à la télévision qui est en cours d’examen au Parlement.

Que prévoit ce texte ?

Ni plus ni moins que de remplacer le plafond actuel de douze minutes de publicité par heure, par un plafond de 20 % du temps total d’antenne entre 7 h et 23 h (vous aurez compris la plage : 7 h, vous vous levez et allumez la télé ; 23 h, vous éteignez la télé et vous vous couchez ; vous êtes cernés). 

Vous vous rendez compte ? Le plafond actuel est déjà énorme ! Douze minutes (neuf minutes en France pour les chaînes de la TNT) de millions de cerveaux disponibles chaque heure qui passe, disponibles pour absorber en vrac belles filles dans belles voitures, belles filles avec beaux flacons de parfum, nourriture pour chiens et chats, nettoyants divers pour lieux d’aisance, pizzas et sandwichs américains dégoulinants de sauce, protections diverses pour bébés et jeunes femmes dans le vent, etc. 

Comme vous savez compter, vous avez vu que le pourcentage (12/60=1/5=20 %) resterait le même mais qu’au lieu de s’appliquer à chaque heure que Dieu fait, il s’appliquerait à l’avenir à toute la période de consommation quotidienne potentielle. Pour ceux qui ont fait des « mathématiques spéciales », c’est un peu la même chose que la convergence simple et la convergence absolue…

L’idée, l’astuce ou l’entourloupe (rayer les mentions inutiles) est que dans le nouveau système, les chaînes de télé pourraient concentrer la pub aux heures de forte audience et ainsi en tirer plus de revenus. C’est ce que le Commissaire européen appelle « améliorer la compétitivité ». Compétitivité de qui, de quoi ?

Eh bien des chaînes ! Plus de pub vendue plus cher par les chaînes aux annonceurs, c’est plus de rentrées d’argent pour les chaînes, au détriment des pauvres téléspectateurs-consommateurs-vaches à lait, littéralement abasourdis par les tombereaux de spots débiles qui leur tomberont dessus entre la poire et le fromage et avant chaque émission.

Publicité femme allo,gée.jpg

Comble de la débilité, l’un des objectifs affichés serait qu’elles « comblent une partie de leur retard sur les chaînes américaines, qui diffusent elles jusqu’à 20 minutes de pub par heure » ! Ainsi donc, voilà bien l’objectif que l’on nous assigne : faire aussi bien que les Américains dans ce qu’ils ont de plus contestable et de plus insupportable (la société du hamburger, du ketchup et du pop-corn, vautrée devant un écran débitant des sornettes et des blagues à deux balles). 

Année après année, la Commission européenne persiste à nous ultra-libéraliser à la mode anglo-saxonne (dorénavant sans les Anglais…) et signe. Il y a quelques mois, elle avait par exemple failli couler le camembert authentique de Normandie… Vous imaginez, vous, le camembert coulant ? 

Ce n’est pas tout pour la pub à la télé. Il s’agirait de ramener de 30 à 20 minutes le délai minimal entre deux coupures publicitaires des films, téléfilms et programmes d’information. Il s’agirait aussi de faciliter le recours au « placement de produit » (vous savez, le héros de votre feuilleton préféré qui boit du soda X, porte des lunettes Y et s’habille en Z, et le fait savoir bien haut) et au « parrainage de programmes » (vous savez, ces pubs hors coupure publicitaire qui s’amoncellent juste avant le début de votre émission préférée).

Selon l’étude d’impact de la Commission (payée par nous, évidemment), cette réforme gonflerait de 2 à 15 % les recettes des radiodiffuseurs. 

Et tout cela, cette réforme comme toutes les autres qui vont dans le même sens, pour quoi ? Pour une meilleure santé, pour le progrès du savoir, pour l’enrichissement culturel, pour plus de confort, pour une vie meilleure en bref ? Pas du tout ! Pour et uniquement pour augmenter les recettes des entreprises du fameux « paysage audiovisuel ». Dont elles feront quoi ? On n’en sait rien. Financer plus de création européenne ? Financer plus d’enquêtes sur les scandales à répétition ? Sans doute pas…

Naturellement, l’équation est faussée à la base puisque regarder des programmes ne coûte quasiment rien au téléspectateur, mis à part l’achat de son téléviseur et la redevance annuelle. Faisons un petit calcul, en laissant de côté l’information qui, elle aussi, est quasiment gratuite sur internet. Soit une famille de quatre personnes qui devrait, en l’absence de télévision, aller au cinéma chaque soir et au spectacle chaque mois. Il lui en coûterait par mois : 9 € x 4 x 30 + 70 € x 4 = 1360 €, soit 16320 € par an.

Au lieu de cela, la petite famille passe chaque jour de l’année, en moyenne, quatre heures devant la télévision pour 400 € / 365 = 1,1 € pour quatre personnes, soit 6,8 centimes par heure par personne. Ça ne peut pas coller. Qui va payer la différence ? Les fabricants en payant la pub et en se remboursant avec le prix de leurs produits, et, au bout de la chaîne, c’est le cas de le dire, le téléspectateur en acceptant de s’abrutir. 

Publicité laver son cerveau.jpgL’affaire est-elle classée ? Non, pas tout à fait car même à Bruxelles on connaît la courbe en cloche. Si l’on sature de publicité les heures de pointe, on affaiblira l’incidence des publicités (le mieux est l’ennemi du bien, trop d’impôt tue l’impôt, etc.). Ainsi donc, ce n’est pas l’inconfort ou la saturation du téléspectateur qui préoccupe les services bruxellois mais bien l’efficacité du dispositif sur le temps de cerveau disponible ! Ce qui n’empêche pas la commission du marché intérieur d’ajouter que cet affaiblissement serait « au détriment des consommateurs » ! Autre frein au délire publicitaire, l’essor de la télévision à la demande (et là on retrouve notre équation, parce que le téléspectateur paye pour éviter le harcèlement). 

Il paraît que la France prônerait le statu quo et serait donc opposée à cette modification des plafonds. Tant mieux, mais on sait ce qu’il en est de la fermeté française à Bruxelles et à Strasbourg…

Quel rapport de tout cela avec le blogue ?

La pub, c'est autant de temps en moins pour la lecture !

(V.2 du 18 février 2017)

13/02/2017

"Les Misérables T1" (Victor Hugo) : critique V

Nos terminologues chargés de franciser des mots « nouveaux » connaissaient-ils, en baptisant @ en français, cette tirade de Tholomyès dans les Misérables ?

arobe.jpg« Et la preuve, señoras, la voici : tel peuple, telle futaille. L’arrobe de Castille contient seize litres, le cantaro d’Alicante douze, l’almude des Canaries vingt-cinq, le cuartin des Baléares vingt-six, la botte du czar Pierre trente » (Tome I, page 186). Mais où Hugo va-t-il chercher tout cela ? C’est au détour de quelques petits chapitres qui font figure d’intermède destiné à faire entrer Fantine en scène, un peu comme le fait Dumas. Mon Larousse de 1922 indique que « arrobe » ou « arobe » est un nom féminin qui désigne « une mesure de capacité pour les liquides, usitée en Espagne et en Portugal, contenant de 10 à 16 litres » et aussi « le nom de différents poids variant de 12 à 15 kilogrammes ». 

Plus loin, on lit « Le propre de l’amour, c’est d’errer. L’amourette n’est pas faite pour s’accroupir et s’abrutir comme une servante anglaise qui a le calus du scrobage aux genoux »… 

Et toute cette tirade de Tholomyès est un morceau de bravoure, un hymne aux jeunes filles en fleur et au marivaudage (pages 186-187). 

Beaucoup plus loin – page 381 – on retrouve Fantine, qui attend maintenant le retour de son enfant placé chez les Thénardier. Et Hugo lui fait employer cette syntaxe qui m’a toujours semblé incorrecte : « mon enfant qu’on a été me chercher exprès à Montfermeil », « comme vous êtes bon d’avoir été me la chercher ! », au lieu de « être allé » (l’auxiliaire être étant un verbe d’état et non pas d’action).

Avec les Misérables, Hugo est un écrivain populaire qui subjugue son public par des mots simples, des rebondissements imprévisibles et des descriptions emphatiques, où il use et abuse du contraste, de la répétition, de l’accumulation, du paradoxe, voire de l’oxymore : « À l’instant où le regard de Madeleine rencontra le regard de Javert, Javert, sans bouger, sans remuer, sans approcher, devint épouvantable. Aucun sentiment humain ne réussit à être effroyable comme la joie ». « Le contentement de Javert éclata dans son attitude souveraine. La difformité du triomphe s’épanouit sur ce front étroit. Ce fut tout le déploiement d’horreur que peut donner une figure satisfaite ». « La probité, la sincérité, la candeur, la conviction, l’idée du devoir, sont des choses qui, en se trompant, peuvent devenir hideuses, mais qui, même hideuses, restent grandes ; leur majesté, propre à la conscience humaine, persiste dans l’horreur. Ce sont des vertus qui ont un vice, l’erreur. L’impitoyable joie honnête d’un fanatique en pleine atrocité conserve on ne sait quel rayonnement lugubrement vénérable ». « Rien n’était poignant et terrible comme cette figure où se montrait ce qu’on pourrait appeler tout le mauvais du bon » (pp. 386 et 387). 

Il est clair que l’on pourrait, sans trahir le fond, l’exprimer avec plus d’économie de moyens rhétoriques ! Mais Hugo, outre qu’il songeait sans doute à « délayer » son récit pour des raisons économiques, faisait ici profession d’éducateur des foules.