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09/09/2022

"Un jardin pour mémoire" (Jacques Lacarrière) : critique II

Ceux qui n’ont pas connu la Libération pensent naïvement que la France s’est trouvée « libérée » au lendemain du 6 juin 1944… Hélas non ! Il a encore fallu bien des combats, bien des destructions et bien des drames pour que la Liberté chérie soit enfin reconquise. Voici par exemple l’exergue du premier chapitre : « Dans la nuit du 19 au 20 mai 1944, l’aviation alliée bombarde pour la première fois la gare de Fleury-les-Aubrais, au nord d’Orléans. Il s’agit de couper dès maintenant les réseaux de communication allemands en prévision du débarquement de Normandie. Mené par des aviateurs américains, ce raid fera de très nombreuses victimes parmi la population civile des quartiers nord de la ville » (page 13).

Ces temps-là, ce furent aussi les « Années de l’étoile jaune. Je n’ai appris que récemment que le jaune était la couleur dévolue aux Juifs pendant le Moyen-Âge parce qu’elle symbolisait l’or et l’usure. Ce qui les contraignait aussi à s’habiller en jaune et à porter des chapeaux jaunes. Pourquoi n’enseigne-t-on jamais cela dans les cours d’histoire ? Le jour où, en classe de première au lycée d’Orléans, l’un de nos camarades arriva un matin porteur d’une étoile jaune, ce fut une surprise générale. Personne ne se doutait qu’il était juif et nul, d’ailleurs, ne s’en serait soucié. Juifs ou pas, nous n’avions tous qu’une seule idée : en finir avec l’Occupation et voir les Allemands déguerpir. Les réalités de la guerre, de la déportation, des camps, rien de tout cela n’était parvenu jusqu’à nous » (page 39).

Notre écrivain aime établir des liens entre les lieux et entre les époques : entre Orléans et Palmyre (l’empereur Aurélien), entre la communion solennelle de son adolescence et les rites de passage des Muria du sud de l’Inde, entre Joachim de Flore et lui (la passion pour l’Apocalypse) et, plus fouillé, entre Sparte et l’Allemagne nazie (l’obsession de forger une race supérieure par une discipline exemplaire mais aussi par la sélection des naissances) : il voit dans le rocher des Apothètes à Sparte « le lieu de naissance de ce que, vingt siècles plus tard, on appellera la Bête immonde » (page 70). C’est l’occasion d’une critique en règle du point de vue de Barrès, qui visita Sparte au début du XXème siècle : « Quiconque n’approuve pas l’idée d’une race supérieure n’est qu’un esprit et un être inférieurs » (sic). Et Jacques Lacarrière de conclure : « Le mythe de la race supérieure s’est effondré une première fois à Sparte. Il s’effondra de nouveau vingt-cinq siècles plus tard, montrant une fois de plus son inanité. Mais le mystère est de savoir pourquoi il renaît sans cesse » (page 71).

Les premiers chars américains arrivent dans les faubourgs d’Orléans le matin du 16 août ; c’est enfin le début de la Libération, la vraie. Il profite de l’après-midi « calme et miraculeuse » pour aller chez Éléonore qu’il surprend en train de jouer au piano la Sarabande de Debussy, « cette musique qui ne cessera plus de hanter les années qui suivront » (page 77). Et c’est la première nuit avec elle.

« Désirs des corps, ruines de la ville et complicité du tilleul. L’amour et le désir ont disparu, les ruines ont disparu. Le tilleul existe toujours » (page 81).

07/09/2022

"Un jardin pour mémoire" (Jacques Lacarrière) : critique I

Jacques Lacarrière (1925-2005) était un personnage et un écrivain éminemment sympathique, par sa simplicité, sa culture et son humour. Avant tout, c’était un passionné de la Grèce antique, et son meilleur livre, « L’été grec », fut un immense succès en 1976. Il a fait d’innombrables récits de ses pérégrinations architecturales au Moyen-Orient (« Au cœur des mythologies », 1985) et de ses promenades de ressourcement à travers la France (« Chemin faisant », 1974).

Philosophiquement, il se décrivait comme « cigale », tout le contraire d’une « fourmi » : chanter, vivre, rêver… mais ne surtout pas prévoir, ne surtout pas amasser. Franchement, sans aller jusqu’à la physiognomonie chère à Balzac, je trouve que le physique de Jacques Lacarrière en disait beaucoup sur son caractère.

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En tous cas, c’est là le message principal de son livre « Un jardin pour mémoire » paru en 1999 (Éditions Nil), qu’il a construit sur le calendrier de la libération d’Orléans (de mai à septembre 1944). Orléans est la ville où il vivait à la fin de la Deuxième guerre mondiale et cette « libération » a correspondu à la fin de son adolescence. Cette période cruciale fut donc le prétexte à une suite de courts chapitres (l’ensemble ne fait guère que 203 pages), dans lesquels il raconte sa passion pour la Loire (le fleuve) et pour le jardin de la rue du Parc ; il évoque aussi son éphémère passion pour Éléonore : « Éléonore habite au centre-ville, loin de mon quartier. Pas facile d’aller la retrouver lorsqu’elle est chez elle la nuit. Le couvre-feu sévit partout, personne ne peut plus circuler. Nos brassards ne sont valables qu’en cas d’alerte. Entre moi et Éléonore, entre mon désir et le sien, il y a l’immensité de la ville et surtout il y a les patrouilles allemandes, les ombres allemandes, toute la nuit allemande » (page 33). Il la traverse cette ville, à ses risques et périls, il connaît l’enjeu « Rejoindre Éléonore » et il connaît le danger. Enfin « Se blottir à l’abri du porche. Attendre que le cœur se calme. Éléonore habite rue Saint-Anne, à deux pas de là. Je suis sorti indemne du labyrinthe. Mon cœur bat toujours très fort mais cette fois ce n'est plus en raison de la peur. Là-haut, au deuxième étage, dans la chambre donnant sur la cour, je sais qu’Éléonore m’attend dans son sommeil » (page 46).

07/02/2022

Des livres illisibles...

Depuis presque huit ans que je tiens la plume dans ce blogue, j’ai analysé et commenté d’innombrables livres, parfois des essais, mais la plupart du temps des romans. Je l’ai fait en passionné de littérature mais en amateur, sans avoir à ma disposition aucun des « outils théoriques » qu’apportent de solides études de lettres modernes ou classiques, ni le dixième de l’expérience de la chose littéraire qui peut caractériser par exemple un Angelo Rinaldi, un Jérôme Garcin ou un François Busnel, sans même parler de Bernard Pivot.

Dans le lot des ouvrages que j’ai lus, guidé par le hasard des découvertes (un cadeau, un moment dans une librairie, un tour dans une brocante ou un salon du livre…, et même un héritage) ou bien par ma méthode inspirée de la bibliothèque de Warburg, il y a eu des feux d’artifices, des éblouissements, des occasions de plaisir ou de détente ; il y a eu aussi des déceptions et des irritations d’avoir passé du temps pour peu de choses.

Mais je n’avais jamais parlé ou si peu de mes échecs de lecture – est-ce mon échec ou celui des auteurs concernés ? Il y en a eu quelques-uns.

Chronologiquement j’ai d’abord buté sur « Mme Bovary » de Gustave Flaubert ; je ne suis pas sûr de l’avoir terminé. Ensuite, échec retentissant : « Femmes » de Philippe Sollers, abandonné au bout d’une cinquantaine de pages, faute de ponctuation. Puis « Voyage au bout de la nuit » de Louis-Ferdinand Céline, que j’ai eu un mal fou à terminer. Et aussi « La route des Flandres » de Claude Simon, par défaut systémique de ponctuation. Dans mes notes, je retrouve « Terre des oublis » de D. Thi Huong, qui m’attend depuis 2008 ;  Et encore le Flaubert de Salambô… J’avais arrêté la lecture de « Un mal sans remède » de Antonio Caballero. Pour d’autres raisons, ça bloque aussi dans « La Gana » de Fred Deux. Aujourd’hui, c’est « Le carnet noir » de Lawrence Durrell sur lequel je me décourage au bout de trente pages absconses !

 

Au total, je m’inquiète pour mes capacités de lecture car au moins deux de ces écrivains sont considérés comme des stylistes de la langue de premier plan, voire des révolutionnaires de l’écriture. Quant à Durrell, c’est pour moi l’un des plus grands du siècle passé, avec son extraordinaire « Quatuor d’Alexandrie ». J’ai tellement mauvaise conscience que je mets ces livres de côté, en attendant meilleure fortune (c’est-à-dire en leur donnant une seconde chance).

 

Quand j’évoque des livres « illisibles », je ne parle pas de livres moyens, de livres peu intéressants, de livres dont on a seulement un peu de mal à voir le bout ! Sinon, évidemment, il me faudrait inclure « Gaspard des montagnes » de Henri Pourrat, « Les pays lointains » de Julien Green… Avec « L’œuvre des mers » de Eugène Nicole, on frise toutefois la nullité. Comme « Rue des boutiques obscures » de Patrick Modiano, pourtant couronné du Goncourt en 1978 et même du Nobel plus récemment ! Idem pour « La langue maternelle » de Vassilis Alexakis, qui a l’air d’être un disciple du précédent. J’avais noté à l’époque (en 2006) : insipide, bavard, sans objet, creux, en un mot nullissime. Je pourrais citer aussi « Les âmes grises » de Philippe Claudel, inexplicable Prix Renaudot. En 2007, Alain Fleischer a voulu donner une suite à son scabreux mais prenant « L’amant en culottes courtes », sorte de version longue et torride de « À nous les petites Anglaises » ; et ce fut, ultime clairvoyance d’auteur, « Quelques obscurcissements », divagation bâclée et radoteuse. Bien sûr on rechigne à déboulonner ses idoles mais vraiment le « Joseph Balsamo » d’Alexandre Dumas a peu d’intérêt : ce livre pour enfants est long, trop long. (Sur le même sujet, il vaut mieux lire « Le château de Luciennes » de Léon Gozlan, paru en 1847). La trilogie de Naguib Mahfouz, pourtant pittoresque et décrivant bien la vie au Caire entre les deux guerres, n’est pas passionnante. De la même époque (1956), il y a le Quatuor d’Alexandrie, déjà cité, et là, comme on dit « y a pas photo » ! D’André Chamson, j’ai lu sans passion « La neige et la fleur » (1951), bien que les cinquante dernières pages relèvent un peu l’ensemble. En 2012, « Quand la lumière décline » de E. Ruge obtenait l’équivalent du Goncourt allemand : décevant là encore, les chapitres se suivent sans que l’on apprenne grand-chose sur la RDA d’avant et après la chute du mur. « L’histoire contemporaine » d’Anatole France (dont « L’orme du mail » et « Le mannequin d’osier »), ne vaut pas la peine que l’on s’y arrête, bien que son style comme d’habitude soit admirable. Ce n’est pas le seul grand de la littérature qui parfois nous ennuie ou du moins a du mal à nous entraîner dans un livre… Romain Gary avec « Europa » et « Les cerfs-volants » est de ceux-là. Et Émile Zola itou dans « La fortune des Rougon ». Jean-Paul Sartre aussi (« Les mots », c’est barbant) mais est-il un écrivain ? Marcel Proust a été plus prudent – en fait moins solide physiquement ; il a consacré sa vie à un chef d’œuvre, une cathédrale littéraire :« À la recherche du temps perdu », et c’est tout.