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30/09/2022

"Le démon de minuit" (Hervé Bazin) : critique I

Hervé Bazin, pour schématiser à l’intention des plus jeunes, c’est l’exacte « génération Mitterrand : 1911-1996. Il était le petit-neveu de René Bazin (1853-1932), autre écrivain, dont je vais vous dire quelques mots en ouvrant ma vieille anthologie « Les romanciers français 1800-1930 » de Des Granges et Pierre, paru chez Hatier en 1936 : « René Bazin est un écrivain catholique, absorbé par les problèmes de la morale intérieure et par ceux de la vie collective (…) C’est un peintre de la province. Paysagiste de haute valeur, il a décrit des aspects très divers de la campagne française ». Ses œuvres : « La terre qui meurt » (sur l’exode rural), « Les Oberlé » (sur le conflit « ethnique » en Alsace annexée)…

Mais revenons à notre Hervé Bazin, qui présida l’Académie Goncourt ; il est surtout connu pour la trilogie autobiographique « Vipère au poing », « La mort du petit cheval » et « Le cri de la chouette », mais il a écrit de nombreux autres ouvrages : « L’huile sur le feu », « Qui j’ose aimer », « Le matrimoine », « Au nom du fils », « Les bienheureux de la désolation » (sur le curieux destin des habitants d’une petite île anglaise de l’Atlantique Sud)... et, donc, « Le démon de minuit ».

Hervé Bazin, sans faire partie des « grands » de notre littérature, est agréable et intéressant à lire, parce qu’il raconte à chaque fois « quelque chose » et parce qu’il aborde souvent des thèmes « sociétaux » ou « psychologiques » qui nous parlent. C’était le cas de sa trilogie qui met en scène une marâtre méchante, injuste, partiale, j’ai nommé Folcoche, qui est devenue un stéréotype… et un enfant mal aimé et maltraité qui, lui, attire toute notre compassion.

C’est le cas aussi de « Démon de minuit » paru chez Grasset en 1988. Le titre annonce la couleur puisqu’il renvoie à l’expression connue « le démon de midi » qui s’empare des (encore) jeunes hommes de 40 ans (le midi de leur existence) – et pourquoi pas des (encore) jeunes femmes de 40 ans (les fameuses cougars) – et qui les jette sur les traces de femmes (respectivement d’hommes) plus jeunes – disons, des beautés de 25 ans… Ici, l’homme en question est beaucoup plus âgé (c’est plus grave, diront certains). Gérard, donc, est cet historien qui a épousé Alice à 29 ans (elle avait 23 ans), puis Solange à 51 ans (elle avait 30 ans), et enfin Yveline à 70 ans. Yveline à ce moment-là en a 34… La trentaine de sa compagne est donc une condition sine qua non de la vie en couple pour notre historien. En somme sa compagne ne vieillit quasiment pas !  Il faut que tout change pour que rien ne change… Quant aux femmes délaissées, on n’en saura pas grand-chose, on est loin de « La première épouse » de Françoise Chandernagor.

Ce genre de situation – un homme de 70 ans main dans la main avec une jeune femme de 34 ans – était sans doute peu courant en 1988 et devait choquer. Aujourd’hui, avec l’augmentation de l’espérance de vie et avec l’évolution des mœurs, ce n’est sans doute plus le cas. Le problème néanmoins est que Gérard est cardiaque – où est la poule, où est l’œuf ? – et que son mode de vie de jeune homme n’est guère compatible avec sa santé d’homme du troisième âge. Il est par ailleurs passionné par les coquillages rares et il est prêt à faire des kilomètres pour agrandir sa collection.

13/09/2022

"Un jardin pour mémoire" (Jacques Lacarrière) : critique IV

« Un jardin pour mémoire » est sans doute à l’image de son auteur : cultivé, touche-tout, un peu philosophe, un peu poète, partant dans tous les sens (mais avec, toujours, l’intuition du sens de son avenir), un peu superstitieux, un peu encyclopédique, parfois foutraque, souvent iconoclaste. La première lecture laisse une impression de savant bavardage, avec trop de longueurs, de redondances, de redites (la preuve, je ne pensais y consacrer que quelques lignes de mon blogue !). Mais, en rédigeant la « critique », sept mois après, je me dis que ce récit autobiographique, qui raconte un passage à l’âge adulte d’un jeune homme des années 40, ne manque pas de charme ni d’intérêt, ne serait-ce que comme témoignage de ce qui fut l’adolescence de… nos parents.

La mélancolie ni la nostalgie de l’homme devenu adulte et qui médite dans les ruines de Palmyre (qu’il trouve alors équivalentes, quant aux traces des siècles passés, aux fresques de Lascaux et qui, depuis, sauf erreur, ont subi les outrages irréparables des fous de Daech) n’en sont absentes… Alors revenons une dernière fois à la belle Éléonore.

« - Mais toi, tu auras été la première, celle qu’on n’oublie jamais.

- Toi aussi, tu sais, tu as été le premier. Il n’y aura que deux hommes dans ma vie : toi et lui.

(…)

Je l’ai vraiment su ce jour-là, à cette minute-là, grâce, si je puis dire, au choix d’Éléonore : ma vie n’avait plus rien à faire ici, à Orléans. Je ne devais plus m’attarder, le monde tout entier m’attendait. Éléonore m’avait donné sa tendre amitié, son exigence et sa sincérité. À moi de m’en aller sans drame et sans éclat. Elle et Cyprien avaient besoin d’une arche. Moi, je n’avais besoin que d’un fleuve ou que d’un chemin, pourvu qu’il mène vers la mer ou vers un autre monde. Je pourrais presque dire où, quel jour, à quelle heure au juste, a pris fin mon adolescence. C’est à cet instant que la Loire me souffla en ces mots de rives et d’écumes, de sables et de remous, en son fluide chuchotement : ton chemin te conduira au-delà de la mer. Le mien s’arrête là. Je ne peux te guider plus loin. Je n’ai qu’un seul langage, mais la mer en a mille. À toi de les apprendre. À toi de continuer sans moi. Oublie pour un temps le jardin, le tilleul et Éléonore. Oublie la ville et ton pays. Et va où ton destin commence : juste au-delà du mur aux framboisiers » (page 133).

La fin de l’histoire d’amour juvénile semble indolore, sereine, sans pathos mais au contraire empreinte de beaucoup de maturité. Lors de la cérémonie de mariage d’Éléonore, notre futur écrivain joue une transcription de Debussy au violon mais, de retour chez lui… Je ne priverai pas le potentiel lecteur de l’épilogue ! Qu’il sache seulement qu’il figure page 193 de l’édition de Nil d’août 1999…

PS. Jacques Lacarrière a dédié son livre de souvenirs à Raymond Abellio (« qui m’a aidé à découvrir la face cachée du monde »), à Sylvia (« pour toutes les années partagées ») et à Kalou Rimpoché (« qui m’a conduit sur les chemins d’éveil »). Je mentionne ce dernier patronyme comme un clin d’œil à qui saura le voir… Kalou (1905-1989) est considéré comme un pionnier dans la diffusion du bouddhisme tibétain en Occident.

11/09/2022

"Un jardin pour mémoire" (Jacques Lacarrière) : critique III

Autobiographie ou plutôt roman de l’adolescence, ai-je dit… Oui, c’est le côté le plus attachant du livre. Les premiers émois et aussi les rêves d’un avenir passionnant : « Dès que j’imaginais la Grèce, le mur du jardin s’entrouvrait, juste au-delà du tilleul et des framboisiers, pour laisser entrevoir, comme tremblante en l’eau d’un miroir, une contrée lumineuse au ciel d’un bleu intense (…) et je n’avais qu’à fermer les yeux pour voir surgir très souvent un paysage bien précis, la colline de la Pnyx située en face de l’Acropole (…) Quand je me précipitai sur la Pnyx, au cours de mon premier voyage en Grèce, je la vis exactement telle que je l’avais imaginée et j’eus alors le sentiment d’un devoir accompli. Quel devoir ? Être resté fidèle aux visions de mon adolescence » (page 67).

Cette période éprouvante et dangereuse s’achève : « Il avait fallu décider tant de choses par nous-mêmes qu’il n’était plus question d’accepter maintenant sans réagir ou discuter les avis des adultes. Ainsi s’achève l’adolescence : quand on devient enfin maître, non de ses jours et de ses nuits, car cela était déjà possible avant, mais de tous ses désirs et surtout de ses choix d’avenir. C’est à ce moment-là, quand tout autour de nous n’était que ruines, que la ville presque entière était à reconstruire et l’avenir à repenser, que je décidai seul, absolument seul (mais avec la complicité du tilleul) de ce que e ferais de ma vie : être cigale et jamais fourmi » (page 109).

Le style littéraire de Jacques Lacarrière est souvent presque surréaliste, ou plutôt animiste : pour lui les arbres, les fleurs, les fleuves et la nature en général ont une âme et même une personnalité (« Car je suis l’enfant d’un tilleul, de celui qui poussait au milieu du jardin et qui, des mois durant, m’abrita dans ses branches » (page 33). Comme dans son livre « Ce bel aujourd’hui » voir ici ma critique le 1er décembre 2016..., ses considérations iconoclastes, qui semblent forcées (surjouées diraient les journalistes), amusent dans un premier temps mais sont lassantes à la longue : « Un tas de gravats n’est en rien une maison à l’envers, le miroir d’une contre-maison ou d’une anti-maison, mais la négation même de tout habitat » (page 29). Bon, c’est vrai, tout le monde ne peut pas connaître l’entropie et son augmentation à long terme ! Parfois c’est drôle : « Il faut remercier la Providence (…) d’avoir pensé à faire passer la Loire à Orléans » (page 51) ! Il y a bien « Agnès, la Loire et les garçons » de Maurice Genevoix et « Les mouettes sur le Saône » de Jacques Chauviré

La Loire à Orléans.jpeg

« Et tandis que la ville réapprend peu à peu à revivre à son rythme de d’antan, nous, nous passons notre temps à regarder la Loire. Elle est l’image de notre fidélité car la fidélité n’est jamais immobile, elle accompagne sans cesse le mouvement du monde, le déplacement ou la dérive des sentiments, elle est comme le cours d’un fleuve, une eau toujours présente qui n’est jamais la même. Nous regardons la Loire en fermant à demi les yeux. C’est depuis toujours notre jeu préféré, qui nous permet d’avoir à peu de frais des visions fantastiques… » (page 119). On pense au « Favorite Game » de Leonard Cohen.