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29/08/2016

L'été Dutourd de France (VI) : le sens des mots

Le sens de certains mots évolue ; d’autres voient un sens différent s’ajouter à leur sens originel ; indépendamment de l’américanisation de notre lexique et de notre syntaxe, la langue se transforme ; on peut en prendre acte ou bien, comme Jean Dutourd, le refuser, revenir à l’étymologie et pester.

Ainsi page 31 : « L’usage de l’adjectif sophistiqué dans le sens de compliqué, savant, à la pointe de la technique, etc., est particulièrement absurde (…). En français, sophistiqué n’a qu’un seul sens : qui tient du sophisme (…). Sophistiqué se dit encore d’une substance falsifiée ou frelatée ». Le sophisme est un faux raisonnement qui a quelque apparence de vérité.

« (…), besogneux ne vient pas de besogne mais de besoin. Le besogneux est un homme qui est dans la gêne, un indigent. Le mot d’ailleurs s’écrivait jadis besoigneux. Puis le i est tombé aux alentours de 1850 et la confusion s’est installée. Comme quoi les réformes de l’orthographe sont des choses à manier avec précaution » (page 50). 

« Fiable se traduit en français par sûr (…).

Crédible : pourquoi dire d’un homme qu’il est crédible, alors que, jusque vers 1970, il se contentait d’être sérieux ? On n’a pas encore importé de l’américain le mot incrédible, pour désigner un farceur ou un sauteur mais soyons tranquilles ; cela viendra (NDLR : eh non, quinze ans plus tard, ce n’est pas le cas).

Laxiste : on n’a que l’embarras du choix pour la traduction : coulant, faible, indulgent, conciliant, clément, débonnaire, facile, bonhomme.

Chacun de ces mots exprime une nuance particulière. Tuer les nuances, c’est passer une langue au badigeon » (page 57). 

« Le sens de fruste est effacé (…). Au XIXème siècle, fruste a pris le sens de grossier, mal équarri, sous l’influence du mot rustre, sans doute, qui l’a si bien mangé que personne aujourd’hui ne connaît plus sa signification initiale (…). D’ailleurs, on voit souvent imprimé le mot frustre (NDLR : avec deux r), qui n’existe évidemment pas dans la langue française mais illustre bien la façon dont un bon vieux mot a fini par se transformer en barbarisme » (page 116). J’avoue que je me pose à chaque fois la question au moment de prononcer le mot… mais je pense que la confusion vient de la proximité avec frustré (d’ailleurs, aujourd’hui, plus personne n’accepte d’être frustré, même les gens frustes ; mais c’est une autre histoire). 

À mi-chemin entre la résistance au franglais, l’amour des mots anciens et corrélativement la rectification obstinée du sens des mots, Jean Dutourd s’attaque, sur un ton semble-t-il amusé, à l’américanisme gay (page 222) et en profite pour placer deux mots que le Hachette, dictionnaire de notre temps, ne connaissait pas en 1991 : « bougrerie » (sodomie, originellement « hérétique », au sens religieux, viendrait de « bulgare », attesté en 1172…) et « tribadisme » (lesbianisme, saphisme) mais qui sont attestés depuis le Moyen-Âge ou la Renaissance. Je ne résiste pas au plaisir de reproduire ici la définition de « tribade » donnée par le Larousse en deux volumes de 1922 (l’année de la disparition de Proust…) : « du grec tribas, dos ; femme qui entretient un commerce charnel contre nature avec des personnes de son sexe ». Quant à la tribo-électricité, elle a rapport avec le frottement (du grec tribein, frotter). 

Il raille nos gouvernants de l’époque (1999…) pour leur emploi de « fratrie » dans le sens de « état des frères et sœurs dans une même famille », alors que pour lui, c’est « une petite communauté de moines ou de sectateurs » ou « certaines associations communales de bourgeois ou d’artisans » (page 221). Et aussi pour l’invention du substantif « porte-parolat ».

18/08/2016

Arnaud et François parlent bien

François Bayrou.jpgFrançois Bayrou cherche souvent ses mots ; certains y voient une difficulté d’élocution ou pire une vacuité de la pensée ; mon diagnostic est différent : il veut par-dessus tout bien parler, parler une langue correcte, châtiée, bien balancée. Je l’ai entendu récemment sur France Inter interrompre une phrase mal embouchée et en reprendre la construction pour qu’elle soit exprimée en bon français.

Mais mon coup de cœur du jour va à Arnaud Montebourg. Interrogé longuement par Marianne dans le numéro du 8 juillet 2016, il dit, à propos de la restauration démocratique qu’il appelle de ses vœux : « Il est donc nécessaire de construire un autre équilibre des pouvoirs. Qu’ont inventé les Grecs au Vème siècle avant Jésus-Christ ? La reddition des comptes. Où est-ce que ça existe en Europe ? Partout ! Y a-t-il une exception ? Oui, la France ! Il faut rendre des comptes et installer des systèmes de contrôle démocratiques sérieux ».

Arnaud Montebourg.jpgOui, vous avez bien lu ! Arnaud Montebourg utilise le terme « reddition de comptes » comme substantif de « rendre des comptes » ! Nous sommes donc deux, Arnaud et moi, à parler comme cela ; quel bonheur de ne pas être seul et d’être en si prestigieuse compagnie !

Le plus étonnant est que la plupart des francophones s’en étonnent. On parle bien de la reddition d’une armée qui se rend ; rendre des comptes, c’est pareillement, faire de la reddition de comptes.

 

Morale de ce billet : il n’y a plus que les agrégés de lettres et les (vrais) avocats qui parlent français.

11/08/2016

L'été Dutourd de France (IV) : le jargon de prestige

Jean Dutourd a inventé le terme (je n’ose pas parler de « concept ») de « jargon de prestige ». On ne peut pas dire qu’il ait eu beaucoup de succès et, à ma connaissance, il n’a été repris par personne. De quoi s’agit-il ?

C’est une façon pédante d’employer des mots français, soit improprement, soit à la place d’autres plus simples ou plus pertinents, pour faire savant ou moderne ; c’est une manifestation directe de l’une des causes évidentes du franglais et du charabia : le snobisme.

Jean Dutourd rappelle ainsi que le « courrier » n’est pas une lettre mais l’ensemble des lettres qu’apporte le facteur (page 28). Soit dit en passant, qui, dans dix ans, saura encore ce qu’est un facteur ?

Donc, écrire « j’ai bien reçu votre courrier », uniquement parce que « courrier » peut sembler plus beau, plus vaste, plus chic que « lettre », qui ferait popote et familial, est fautif ou aberrant. C’est du jargon de prestige.

Autre exemple : croyant bien faire, croyant faire instruit, certains écrivent «  croire en mes sentiments… ». Or on peut croire en Dieu, en la patrie, en la France… Mais on ne peut croire qu’à des sentiments, fussent-ils distingués !

On peut sans doute inclure dans cette catégorie le remplacement de mots anciens et simples comme « professeurs » et « élèves », par « enseignants » et « apprenants » (page 68). Jean Dutourd y voit le besoin de compenser le fait que les professeurs ne sauraient plus comment enseigner et que les élèves n’apprendraient plus grand-chose. C’est excessif sans doute ; il y a plutôt une dévalorisation, une dévaluation du sens des mots, le souhait de faire du neuf avec du vieux et surtout le besoin de chacun de se pousser du col, de se montrer plus beau, plus noble, plus enviable qu’on ne l’est en réalité (d’où les techniciens de surface, les agents administratifs… à l’heure des dirigeants drogués aux options d’achat d’actions et des courtiers perfusés aux bonus).