Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

18/01/2021

"Ceux de 14" (Maurice Genevoix)

Comme chacun sait, Maurice Genevoix était un écrivain « animalier » et campagnard (Raboliot…), amoureux de la nature, qualité qui lui a valu son Prix Goncourt dans les années 20 (il y a un siècle) et c’était ainsi que le voyait le grand public, jusqu’au moment où, les commémorations de la Grande Guerre de 14-18 approchant, on se rappela qu’il avait écrit un monument littéraire consacré à ses mois passés près de Verdun comme sous-lieutenant : « Ceux de 14 ».

En fait « Ceux de 14 » est la compilation révisée par l’auteur en 1945 de ses cinq récits « Sous Verdun » (1916), « Nuits de guerre » (1917), « Au seuil des guitounes » (1918), « La boue » (1921) et « Les Éparges » (1923). L’ensemble forme un gros volume de 860 pages dans l’édition de 2013 de Flammarion.

J’ai mis presqu’une année à le lire, une année de pandémie, de confinement, de couvre-feu, causée par un virus qui nous a rappelé la grippe dite espagnole de 1918-1919.

Les cendres de Maurice Genevoix ont été transférées au Panthéon le mercredi 11 novembre 2020.

Il était par ailleurs le beau-père du regretté Bernard Maris, tombé sous les balles des terroristes islamistes en janvier 2015.

J’ai rendu compte de ma lecture de « Sous Verdun » le 26 mars 2020 et de « Nuits de guerre » le 2 avril 2020. Entre temps, bien sûr, j’ai lu nombre d’autres livres – et non des moindres : « Les Misérables », « L’accent de ma mère », etc. – et j’en ai parlé également dans ce blogue.

Il me reste des choses à écrire sur « La boue » et sur « Les Éparges », mais disons tout de suite que la fin du récit est grandiose ; cela tient aux deux qualités majeures de l’œuvre : le fond est poignant, dramatique et malheureusement répétitif mais Maurice Genevoix en rend compte froidement, sans pathos, sans récriminations ni révolte, en mettant toujours en avant l’humain, la solidarité, le sacrifice consenti (même l’ennemi, s’il est appelé « les Boches », n’est jamais haï ni méprisé) ; la forme quant à elle est sobre, concise, et pourtant poétique, parfois presque lyrique.

L’édition de Flammarion dont je parlais comporte une belle préface de Michel Bernard et, en postface, un dossier dans lequel Florent Deludet s’interroge sur la vérité historique dans le chef d’œuvre de Maurice Genevoix, en le confrontant à des témoignages de compagnons de guerre. Tout concorde, et « Ceux de 14 » est bien lui aussi un témoignage de ce qui s’est vraiment passé.

Quelle meilleure présentation et quel meilleur hommage à cette somme que cette lettre de J.-B. Favatier, ancien officier de la 12èmecompagnie du 106èmerégiment d’infanterie, à l’auteur, datée du 1erjuillet 1923 ?

« Parmi vos anciens camarades de combat, nombreux sont sans doute ceux qui vous ont déjà exprimé l’émotion ressentie à la lecture de vos poignants souvenir de guerre. Est-ce par l’intensité des souvenirs personnels qu’elles éveillent – je ne sais – mais, à mon humble avis, mes pages qui viennent de paraître sur les Éparges, dans la Revue de Paris, dominent tout votre œuvre de guerre. J’ajoute, sans aucune intention de flatterie, que chez aucun écrivain, sauf Dorgelès peut-être, je n’ai lu semblable évocation des heures, à la fois sublimes et misérables, dont le souvenir, hélas, est déjà presque estompé.

Vos combattants ne jouent aucun mélodrame patriotique ou humanitaire, l’horreur dans laquelle ils vivent, si c’est vivre que de traverser de tels cauchemars, n’est masquée ni travestie par aucune déclamation. Ni bravaches ni révoltés mais braves gens pacifiques dont la profonde résignation à l’inévitable se hausse par instants jusqu’au sacrifice volontaire le plus pur : voilà comment j’ai connu mes hommes et comment je les retrouve avec émotion dans votre plume.

Mais j’admire surtout que, dans le charnier des Éparges – le plus effroyable, j’en puis témoigner, de tous ceux de la guerre, Verdun compris –, vous avez pu conserver à la fois la résistance physique et la liberté d’esprit indispensables, pour inscrire d’aussi minutieuses notations. Car ces souvenirs ne sont pas uniquement œuvre de mémoire, et moins encore d’imagination, il y a des détails vécus qui ne trompent pas » (page 876).

On apprend dans le dossier qu’il y a eu plusieurs livres et mémoires écrits par des acteurs de cette terrible épreuve. Émergent ceux de Henri Barbusse (« Le feu »), de Roland Dorgelès (« Les croix de bois ») et le roman de Jean Giono (« Le grand troupeau »). J’ai lu les deux derniers.

En tant que témoignage, le récit de Maurice Genevoix est supérieur, par son ampleur et la qualité de son style littéraire, à celui de Roland Dorgelès.

En tant que roman, le livre de Jean Giono est à part, et tout simplement magnifique.

01/01/2021

"L'accent de ma mère" (Michel Ragon) : critique IV

À quatre-vingt-un ans, la mère de Michel Ragon vit dans une maison de retraite (on ne parle pas encore d’EPADH) en pays de Retz (dépendant anciennement du comté du Poitou, lui-même partie du duché d’Aquitaine, mais conquis par le duché de Bretagne à l’époque du célèbre Gilles de Rais). Quand elle ne reçoit pas de courrier, elle s’écrit… Voici le texte très émouvant de sa « Lettre à moi-même », datée du 1erjanvier 1974 : « Jour semblable aux autres, seule dans ma chambre, sans famille pour égayer ma solitude ; je suis descendue une heure et demie à la télévision qui m’a fatigué le cerveau. J’attends demain pour avoir des nouvelles de mon fils qui doit être rentré à Paris venant de R… Tristes journées que les jours de fête pour les personnes seules, un peu d’ambiance parmi les pensionnaires mais ce ne sont que des étrangers que l’on côtoie tous les jours. Voilà la vie du troisième âge avec ses complications de santé, surtout, qui ne font qu’augmenter. Triste vie,  triste âge, et qu’il faut pourtant accepter » (page 167).

04/12/2020

"L'accent de ma mère" (Michel Ragon) : critique III

Racontées de façon réaliste mais surtout détaillées dans l’annexe du récit, l’épopée des insurgés et l’histoire de la répression en Vendée sont effrayantes. On y parle des colonnes infernales de Turreau (page 353) et de la thèse d’un certain Louis-Marie Clenet (page 377), dont je trouverai par hasard le livre « Les colonnes infernales », justement. Pour l’heure, Michel Ragon fait un parallèle entre les paysans vendéens qui échouent à prendre Nantes (succès qui leur aurait ouvert la voie vers Paris) et sa mère qui arrive dans la même ville, sur un coup de tête, avec l’idée qu’elle allait exiger une place chez ces « messieurs importants » (page 107). Tandis qu’elle dévore les romans de Delly, notre auteur découvre Jean-Jacques Rousseau et Baudelaire.

Modéré, soucieux d’objectivité, Michel Ragon remonte dans l’Histoire jusqu’à l’époque de Richelieu qui voit nos Vendéens obligés d’émigrer au Canada ; c’est là qu’ils fondront l’Acadie, qui sera soumise également, mais par les Anglais cette fois, aux massacres et à la déportation ; c’est l’occasion d’une nouvelle et intéressante leçon de vocabulaire, puisque les deux cent mille Acadiens parlent, aujourd’hui encore, le dialecte vendéen et d’une certaine façon la langue de Rabelais (page 122).

La « longue marche » des Vendéens ne durera que soixante-six jours, du 18 octobre au 23 décembre 1793, et fera dire au Général Westermann : « Il n’y a plus de Vendée, elle est morte sous notre sabre libre, avec ses femmes et ses enfants. Je viens de l’enterrer dans les marais et les bois de Savenay » (page 131). Quelle horreur ! Et tout cela au nom de la liberté et du progrès ?

Cela étant le jeune homme a ses premiers émois amoureux et subit les crises d’une mère possessive, qui l’accuse d’abandon. Mais c’est l’Occupation et, prenant le maquis, il se découvre « pour la première fois Vendéen ». Et, à vingt et un ans, il quitte Nantes pour Paris. C’est la rupture avec sa mère qui durera trente ans, jusqu’à la mort de cette dernière, seulement entrecoupée de ses lettres hebdomadaires et de quelques courts séjours dans la capitale. Il s’éloigne de ce fait de la Vendée et commence une nouvelle vie tout aussi misérable.

Revenant à sa mère au chapitre 9, il continue à analyser sans concession son caractère et son comportement, notant des détails comme par exemple cette manie de tout conserver, en vrac ; il a retrouvé une boîte à chaussures pleine sur laquelle elle avait inscrit : « Petits papiers ne pouvant servir à rien » (page 163). C’est aussi l’occasion de se rappeler son passé : « Sans aucun doute, ce qui me paraît le plus long, dans ma vie, c’est mon enfance, une interminable enfance triste, avec d’interminables journées de pluie, de solitude dans le grenier à la recherche des souvenirs de mon père qui, eux, gardaient encore une aura ensoleillée. Entre mes deux femmes en noir (ma grand-mère et ma mère, le grand-père ne figurant qu’en fond de décor), que de journées grises (…) Mais qui n’a pas connu la lenteur du temps provincial, le ciel si souvent gris, le regard furtif derrière les rideaux soulevés de la fenêtre, la rue où ne passe âme qui vive, le silence si oppressant que les cloches de l’église sont enfin la preuve que l’on est encore de ce monde ; qui n’a pas connu cette civilisation rurale aujourd’hui disparue dans la pétarade des motos et des voitures, dans la tonitruance des transistors et où l’on n’est plus jamais seul puisque l’écran de la télé vous relie au reste du monde ; qui n’a pas connu la solitude du pauvre dans un monde où chacun se renferme, se referme, ne sait pas ce qu’est l’ennui » (page 163). Depuis la mort de sa mère, il est retourné vivre en partie à la campagne et il voit la différence avec la ville : « À la campagne, au contraire, et même aujourd’hui avec un meilleur chauffage des maisons, avec un bon éclairage, avec tout le confort intérieur urbain, l’hiver reste hostile. Visiblement hostile. La pluie fouette les vitres, le vent secoue les volets, la toiture semble parfois devoir céder aux coups de masse de la tempête, l’orage effraie, l’inondation menace, la neige bloque la circulation. La boue est collante, la pluie cinglante, le vent hurleur. Et les arbres restent si longtemps sans feuilles, la terre labourée demeure si longtemps sans herbe. La marche du temps semble arrêtée. Cette impression d’arrêt du temps devient angoissante. Et j’ai froid. De plus en plus froid. C’est mon propre hiver interminable qui s’approche. Il a quitté ma mère pour s’abattre sur les épaules » (page 165). Je crois voir et sentir mon petit coin d’Auvergne, dont je refuse l’hiver… On est loin des euphoriques retours à la terre et des insouciants séjours confinés en télétravail !