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20/11/2020

"L'accent de ma mère" (Michel Ragon) : critique II

Michel Ragon commente plusieurs photos de son père, en uniforme et en civil. Il s’arrête sur celle d’une promenade au Parc du Pharo à Marseille. Elle date de 1923 et sa mère a noté en 1970 que 47 ans avaient passé depuis la période la plus heureuse de sa vie, qui ne dura que dix-huit mois et à laquelle elle mit pourtant un terme. Retournant en Vendée avec Michel et incitant son mari à quitter l’armée, elle vécut pratiquement seule pendant des années, ce dernier étant sans cesse ailleurs – dans les fermes de sa famille ou dans les noces et les kermesses. Le dimanche soir, il revenait ivre à la maison… « Mon père étouffait dans notre petite ville et ses pas le portaient tout naturellement vers la gare, c’est-à-dire la porte du large. Puis il revenait tristement à la maison (…) Après la mort de mon père, tous les dimanches nous effectuions une promenade en sens inverse » (page 70).

Le souvenir des frasques – et aussi des contes et histoires plus ou moins lestes qu’il raconte – d’Aristide le Cochinchinois, le bambocheur, donne le prétexte à Michel Ragon d’évoquer Rabelais qui vécut au couvent de Maillezais (« Pantagruel passe par Fontenay-le-Comte saluant le docte Tiraqueau, et de là arrivèrent à Maillesays » (page 63).

Et encore une fois, il insiste sur les habitudes polyglottes de ses parents : « Lorsqu’il vivait à Fontenay, mon père parlait son français militaire mâtiné de tournures locales. Mais dès qu’il se trouvait à la campagne, je l’entendais utiliser d’autres mots, qui sont tous dans Rabelais » (page 68). Je me retrouve dans cette résurgence de mots du patois et de l’enfance que Michel Ragon constate aussi chez lui : « En vieillissant, j’ai d’ailleurs tendance à récupérer certains mots, sans le vouloir. Ils me remontent à la gorge et fusent soudain, comme un rot que l’on ne peut éviter. Du moins ils apparaissent ainsi dans le contexte du beau langage, ces mots français déformés ou ces mots patois. Ils détonnent, insolites, sorte d’éructation » (page 100).

Sa mère ne lui trouvant pas d’emploi localement décide d’aller ailleurs, « dans la métropole qui chevauche Bretagne et Vendée, c’est-à-dire Nantes. Lorsque les Vendéens ont un reproche à faire à la nation, c’est à Nantes qu’ils s’adressent. Pas à La Roche-sur-Yon, ville qui n’existe pas puisque créée de toutes pièces par un général de la République devenu usurpateur sous le nom ridicule de Napoléon 1er » (page 104). Nous y sommes ! Le sujet est sur la table : le génocide vendéen (le mot lui-même est contesté).

16/11/2020

"L'accent de ma mère" (Michel Ragon) : critique I

Que voilà un livre magnifique ! On s’attend à une sorte de « Livre de ma mère » (Albert Cohen) ou à un panégyrique comme ceux que nous débitent dans les médias la plupart des vedettes (les stars) : « Ma mère était fantastique ! »,  « Mon père, ce héros ». Eh bien, pas du tout ! De père il n’y a point ; quant à la mère, elle est loin d’être encensée dans ce livre de souvenirs, même si sa façon de parler (au téléphone) donne son titre au récit et constitue même une sorte de métaphore de l’incompréhension qui s’est progressivement installée entre eux…

En plus, c’est loin d’être de simples mémoires ! Même si le personnage de la mère est central, bien d’autres sujets y sont abordés, et en premier lieu la Vendée et le « génocide » de 1793.

L’auteur, qui a tiré le diable par la queue à la suite à une enfance miséreuse, devient critique d’art et, donc, écrivain. Il n’en dit rien mais c’est déjà admirable. C’est en 1980 que Michel Ragon publie, chez Albin Michel, « L’accent de ma mère », sous-titré « Une mémoire vendéenne », qu’il complètera de nouveaux chapitres et d’une Annexe consacrée aux guerres de Vendée dans une nouvelle édition, chez Plon, en 1989.

« Maintenant que ma mère repose, comme on dit, dans le cimetière de la petite ville de mon enfance ; maintenant que je suis retourné, après une si longue absence, dans cette ville qui, curieusement, a peu changé en un temps où tout se transforme siradicalement ; maintenant que j’ai récupéré tout l’héritage de ma lignée, je suis tenté avec ces quelques papiers, ces lettres jalousement conservées, ces photos de famille dont beaucoup de visages me sont totalement inconnus, ces quelques objets…, je suis tenté d’essayer de reconstituer avec eux l’identité culturelle de ma mère et, par là même, celle de ma tribu. Cet album de photos est terrifiant. De tous ces beaux militaires, de toutes ces mariées épanouies, de tous ces bébés joufflus, il ne survit personne, sauf moi » (page 13).

Chacun pense la même chose en pareil cas et, franchement, aimerait laisser un témoignage littéraire aussi remarquable que le sien, surtout publié dans la collection « Terre humaine » ! En l’occurrence, son entreprise fait penser aux mémoires de Marguerite Yourcenar (« Archives du Nord » et les deux tomes suivants), excusez du peu !

J’ai écrit en commençant qu’il n’y avait pas de père ; c’est inexact. Son père était sous-officier dans l’armée coloniale et se distinguera par son incapacité à se fixer (il avait la bougeotte, apparemment).

Le petit Michel a passé son enfance à Fontenay-le-Comte, dans la maison de ses grands-parents maternels. Un grand-père cocher au début du XIXème siècle, puis jardinier ; une grand-mère chambrière, chez le même baron local. Deux personnes modestes qui ont terminé leur vie dans le dénuement. Adolescent, vers 1941, ce fut une maisonnette dans le quartier Saint-Donatien de Nantes, au bord de l’Erdre, où il habita avec sa mère, blanchisseuse, et sa grand-mère. Le jour venu, il fit enterrer sa mère comme elle le souhaitait, avec son père, dans le cimetière de Fontenay mais il se reprocha d’avoir voulu trop bien faire, en commandant une dalle de granit des Pyrénées et une croix en bronze : sa mère n’aurait pas aimé de telles dépenses…

La langue, je l’ai dit, occupe une place importante dans le récit, du moins au début : « En réalité, dans mon enfance, nous parlions mal le français et mal le patois. Aujourd’hui les deux langues sont parlées (NDLR : dans sa famille, je suppose) à la fois sans complexe et dans leur richesse et utilité respectives. Le français est la langue de la modernité, le patois l’expression de la terre, des coutumes villageoises, du vieux fonds culturel » (note du bas de la page 31).

« Puis le souvenir de l’accent de ma mère me revenait, cet insolite accent, cet accent d’une autre langue que celle dans laquelle j’écris. Autre langue, non, disons plutôt langage, patois. Un patois qui, lorsqu’il est parlé dans toute son authenticité, est incompréhensible pour un non-Vendéen. Un patois dont je ne me souviens pas de l’avoir appris et que pourtant je comprends couramment (…). Ma mère était persuadée de ne pas parler patois, et l’idée même qu’elle eût pu parler patois en public l’aurait profondément humiliée, mais sa conversation se truffait de mots vendéens. Parfois, elle s’en apercevait et s’arrêtait sur un de ces mots, en riant, disant : Où est-ce que je suis allée chercher ça ? Ce n’est pas du français. Ça vient d’où ? On se le demande » (page 32).

« (…) Le patois représente ma langue maternelle, ma langue native, alors que le français est une langue acquise et très difficilement acquise, avec beaucoup de coups de règle sur les doigts » (page 32).

Ce qui frappe dans ce livre, c’est la sincérité de son auteur, son objectivité ; là où d’aucuns, devant la photo de leur mère jeune, s’extasieront devant sa beauté ou son élégance, Miche Ragon écrit : « Voici des photos de ma mère jeune fille, le coude droit posé sur l’inévitable sellette, l’air rêveur, le corsage boutonné très haut, à ras du cou, chaussée de bottines montantes. Oui, c’est bien une demoiselle. Mais une demoiselle qui n’a pas de dot » (page 34).

Et aussi : « Pauvre mère, qui avait vingt-deux ans en 1915 et qui va traîner le souvenir de ce fiancé disparu dans la boue des Flandres, qui va déjà faire l’apprentissage du veuvage, jusqu’à ce qu’une nouvelle chance lui soit donnée, en 1922, par la rencontre de mon père. Mais elle a déjà presque trente ans. Une vieille fille (page 35).

« Ma mère, fille d’anciens domestiques à peine sortis de la domesticité, élevée comme une demoiselle mais d’une pauvreté exemplaire. Mon père, revenant en Vendée après quinze ans de baroud colonial, ancien ouvrier agricole engagé à dix-huit ans dans l’infanterie de marine (page 36).

Et comme un leitmotiv revient l’ennui manifesté par sa mère : « Pauvre femme, dont il n’est pas encore question qu’elle soit mère, et qui pendant nos trente années de séparation se plaindra toutes les semaines de son ennui, du mauvais temps, de ses idées noires et quémandera des réponses à ses lettres… » (page 42).

Toutes ces pages consacrées à l’histoire familiale, au mode de vie d’avant la guerre de 39-45, aux anecdotes sur les oncles et les tantes, aux lettres échangées par les futurs époux, à la photo du mariage arrangé, à l’inventaire du contrat, au voyage de noce à Marseille, sa naissance étant suivie d’une séparation provisoire entre ses parents, sont pittoresques et passionnantes. Mais notre écrivain ne se contente pas de narrer, il analyse, comme par exemple à propos de l’obstination de sa mère à faire quitter l’armée à son père : « Mais en même temps, elle ne comprenait pas qu’en voulant faire de mon père un lapin de choux, elle se condamnait à un veuvage prématuré » (page 54).

Et justement, ce père entre vraiment en scène au chapitre 3…

04/11/2020

"Principal de collège ou imam de la République ?" (Bernard Ravet) : critique

En 2017, Bernard Ravet, ancien instituteur et principal de collège, au terme d’une carrière bien remplie, publia son livre de souvenirs et de réflexions, « Principal de collège ou imam de la République » (éditeur KERO).

Il avait été, comme nous tous, secoué par les attentats à Charlie Hebdo et à l’Hyper Cacher (en janvier 2015) et c’est l’intervention de son ami, l’inspecteur général de l’Éducation nationale Jean-Pierre Obin devant une commission sénatoriale qui le décida à témoigner de ce qu’il avait vécu dans ses postes successifs dans plusieurs collèges de Marseille. Le massacre du 13 novembre 2015 au Bataclan libéra sa parole définitivement.

Son livre fit un certain bruit, dans la ligne du fameux « Les territoires perdus de la République » de Georges Bensoussan et du rapport de Jean-Pierre Obin enfin rendu public. Pour deux raisons sans doute : d’abord l’utilisation finalement ambiguë du mot « imam » dans son titre ; c’est presque un jeu de mot, puisque Bernard Ravet voulait signifier que, confronté à l’entrisme et à la pression grandissants du religieux dans les établissements scolaires, son rôle de rempart, de « défenseur et illustrateur » des valeurs de la République s’apparentait à celui que joue l’imam pour l’islam (politique), alors que le Ministère le rémunérait pour être simplement principal de collège. À noter que l’auteur parle du « religieux » et de « familles musulmanes » mais, sauf erreur, ne prononce jamais le mot « islam ». Bref, cette expression « imam de la République » a pu laisser penser que le principal était obligé, dans un contexte « islamisé » d’en adopter certains codes ; erreur d’interprétation, c’était l’inverse, il essayait de ne rien lâcher, tout en restant bienveillant face à la précarité.

Ensuite parce que son réquisitoire vise avant tout l’inertie, le déni, le manque de courage et le célèbre « pas de vague » de son Administration, accusée de laisser seuls et sans défense les enseignants aux prises avec des situations délicates d’envahissement des lieux physiques et des esprits, par des affirmations contraires aux valeurs républicaines et laïques. Certains ont dû se sentir visés, d’autant plus que suite au témoignage de M. Obin, le pudique anonymat n’était plus de mise.

Le parcours de notre auteur, de son enfance dans un milieu modeste de la Croix-Rousse jusqu’à son dernier poste dans un collège « huppé » tout près des collines de Marcel Pagnol, en passant par ses années d’instituteur et de formateur dans la région lyonnaise et les difficultés de ses directions de collège dans les quartiers difficiles de Marseille, est impressionnant et touchant par sa cohérence, son engagement et sa sincérité.

Toujours bienveillant, mais ferme, passionné par sa mission républicaine, il a montré beaucoup de sang-froid, de détermination et d’esprit d’initiative dans des circonstances qui en ont découragé plus d’un et il a toujours cherché à innover, à « monter des projets » et à mettre en valeur les progrès et les réussites, aussi petits aient-ils été.

Sa mission en tant que principal de collège, il considérait que, selon les moments et les lieux d’exercice, elle oscillait entre « ancien instit », « pédagogue offshore », « directeur d’ONG » et « commissaire de police » : « C’était difficile, complexe, éreintant mais possible. Jusqu’à ce que je bute contre un adversaire d’une nature tout autre : Dieu. Face à la montée de l’emprise du religieux sur les quartiers, il me fallut devenir imam de la République » (page 31).

Retraité en 2015, il a mis deux ans à faire décanter cette expérience et en a tiré un livre alerte, facile à lire et qui tient en haleine. À vrai dire, on ne comprend pas le titre avant le chapitre 5, le dernier ; jusque là, c’est le récit assez classique d’un chef d’établissement confronté à des élèves difficiles et qui mise sur l’ouverture sur le quartier pour « embarquer » tout le monde dans une démarche éducative et culturelle (car la culture – et son partage équitable entre tous – est l’une de ses obsessions). Cela n’est pas tout à fait exact car, page 112, on lit déjà : « Les manifestations d’appartenance religieuse semblent être, à tous les niveaux du système, la classe, l’établissement, l’académie, l’objet d’une sorte de refoulement ou de déni généralisé de la part de beaucoup de personnels et de responsables : chacun commençant généralement par déclarer qu’il n’y avait pas matière à nous déplacer car il n’y avait rien à observer ou il ne se passait rien dans sa classe, son établissement ou son secteur de responsabilité » et « La contestation des enseignements (…) : Rousseau est contraire à ma religion explique par exemple à son professeur cet élève d’un lycée professionnel en quittant le cours. Molière et en particulier Le Tartuffe sont également des cibles de choix : refus d’étudier ou de jouer la pièce, boycott ou perturbation de la représentation. Il y a ensuite les œuvres jugées licencieuses (exemple : Cyrano de Bergerac), libertines ou favorables à la liberté de la femme, comme Madame Bovary ou encore les auteurs dont on pense qu’ils sont étudiés pour promouvoir la religion chrétienne (Chrétien de Troyes) »  (citations extraites du rapport de M. Obin).

La pédagogie passionne M. Ravet : « Certains savoirs et savoir-faire peuvent commencer à s’acquérir de manière autonome, dès lors qu’on parvient à motiver l’élève, à l’engager de manière vivante dans les apprentissages. Nous ne sommes pas très loin de l’idée de la classe inversée, dont on parle tant aujourd’hui avec la montée de l’usage des Mooc, les cours massifs en ligne : la leçon est en quelque sorte apprise avant le cours, lequel permet de vérifier la solidité des acquisitions et de revenir spécifiquement sur ce qui n’a pas été compris » (page 147). NDLR : c’est moi qui ai souligné certains passages de l’extrait du livre pour signaler ma perplexité et même mon scepticisme devant ces méthodes « modernes », qui m’ont tout l’air de ressembler à une tentative de se passer des enseignants ou en tous cas d’en réduire le nombre. Tentative tout à fait en phase avec la RGPP lancée par M. Sarkozy, bien qu’originaire des États-Unis (ben voyons).

Ravet présente quelques-uns des projets proposés par ses enseignants « militants », volontaires et enthousiastes, et qu’il a soutenus et mis en musique. Il a sollicité souvent pour cela son réseau, que manifestement il avait su constituer et entretenir. Section rugby, comédie musicale, participation à des cérémonies et à des concours… On peut être perplexe devant certains des thèmes choisis, comme par exemple de demander aux élèves « de transcrire sous forme plastique ce qu’ils ressentent quand eux-mêmes font la traversée pour retourner au bled» ! « Ceux qui ne l’ont jamais effectuée sont invités à l’imaginer » (page 175). On est loin de Rousseau, Molière, Rostand et Flaubert, mais bon…

Vers la fin du livre, il nous confie qu’il a craqué. « Cessons de rêver. De courir après une utopie. De nous bercer de mots. Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est d’un soutien massif pour gérer au quotidien une situation de crise » (page 221).

« J’ai fini par partir. Par quitter ces collègues de quartiers populaires auxquels mes racines, mes convictions, mon parcours m’attachaient si intensément » (page 223).

Sa conclusion – son testament professionnel – tient en cinq convictions :

  • ce ne sont pas les moyens qui manquent, ce sont des enseignants et des personnels engagés, capable d’impulser des projets, qui soient autant des travailleurs sociaux que des enseignants (tiens, cela fait penser à la crise sanitaire et à l’hôpital…).
  • l’éducation n’est pas une science mais un art, qui suppose une interaction entre un professeur et son public. Il rêve d’une École nationale supérieure des arts de la pédagogie.
  • Il faut attribuer des primes à l’innovation (abondement des projets par le Ministère)
  • Les établissements doivent être plus autonomes, sans bien sûr être abandonnés à eux-mêmes.
  • Il faut en finir avec la loi du silence qui pèse sur l’impact du religieux dans certains établissements : « Depuis plus de dix ans, le fanatisme frappe à la porte de dizaines d’établissements » (page 233).

Au total, voilà donc un livre très intéressant, sans effet de manche, sans rancœur ni pessimisme, qu’il faut lire parce qu’il vient du cœur et qu’il fait des propositions.

Merci M. Ravet. Souhaitons pour vous et pour nous que la lumière (et le courage ?) jaillisse dans les cerveaux de ceux qui peuvent agir, et que la situation s’améliore vraiment ! Enfin…